Développement ou autonomie ?

Le Train Maya, dilemme de la gauche latino-américaine

, par ROJAS Rafael

Le débat sur le mégaprojet du Train Maya, conduit par le gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, ressemble fort à la résurgence d’un problème latino-américain insoluble. L’Amérique latine doit-elle s’engager sur la voie du développement capitaliste ou au contraire miser sur une approche attentive aux conditions environnementales et sociales de ce que l’on appelle « progrès » ?

Lors d’une manifestation écologiste, une pancarte dit : "Je ne veux pas de raffinerie, je ne veux pas de Train Maya, je veux une planète pour y vivre". Crédit photo : Francisco Colín Varela (CC BY 2.0)

Le débat sur le mégaprojet du Train maya, une initiative phare du gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador, destinée à développer le réseau ferroviaire à travers la péninsule du Yucatán, ressemble fort à la résurgence d’un problème latino-américain insoluble. Il s’agit d’un « train moderne, touristique et culturel » qui, selon López Obrador, devrait permettre de relier les principaux sites archéologiques mayas dans cinq États du sud-est du Mexique, mais qui transportera également des marchandises. Il devrait aussi renforcer des destinations touristiques comme Cancún, Tulum, Calakmul, Palenque et Chichen Itzá.

Comme cela s’est déjà produit avec d’autres gouvernements de gauche, ceux de Luiz Inácio Lula da Silva et Dilma Rousseff au Brésil, Hugo Chávez au Venezuela et Evo Morales en Bolivie, une initiative clairement développementiste se heurte aux différentes communautés indigènes, cette fois-ci dans les États du Chiapas, du Quintana Roo, du Campeche et du Yucatán, qui ont déposé des recours contre les travaux auprès des juges locaux pour atteinte aux droits de l’environnement et de la santé.

Le colonialisme et le sous-développement ont constitué deux des principaux sujets de préoccupation de la gauche intellectuelle traditionnelle du XXe siècle en Amérique latine. Les penseurs et les leaders de deux premières décennies du siècle précédent, tels que José Carlos Mariátegui, Víctor Raúl Haya de la Torre et José Vasconcelos, affirmaient que la dépendance économique des nations latino-américaines prolongeait par d’autres biais la condition coloniale qu’elles avaient combattu pendant les guerres d’indépendance et les réformes libérales du XIXe siècle.

En dehors des courants minoritaires indigénistes et socialistes, comme celui dirigé par Mariátegui, qui mettaient l’accent sur la dimension communautaire, le communisme latino-américain des années 1930 et 1940 souscrivait aux thèses staliniennes ou, plus spécifiquement, browderistes (du nom du chef du parti communiste étasunien, Earl Browder), affirmant que pour que triomphent les révolutions prolétariennes en Amérique latine, il était nécessaire que le capitalisme se développe. Les stratégies des Frentes amplios, suivies par les partis communistes subordonnés à l’Internationale communiste, avant la guerre froide, et mentionnées dans les écrits de Victorio Codovilla, Blas Roca ou Vicente Lombardo Toledano, impliquent une adhésion aux projets de modernisation de l’État-nation.

C’est avec la guerre froide que les concepts de « sous-développement » et de « développement » se sont diffusés dans la culture politique latino-américaine. Les économistes de la génération qui a fondé la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal), Raúl Prebisch, Hernán Santa Cruz, Celso Furtado, Víctor Urquidi, ont plaidé pour des mécanismes d’industrialisation nationale, de substitution des importations et d’expansion du marché intérieur pour combler le fossé qui les séparaient des pays développés. Les penseurs de la « théorie de la dépendance », comme Enzo Faletto, Theotônio dos Santos, André Gunder Frank, Vania Bambirra et Ruy Mauro Marini, dès les années 1960 et 1970, ont proposé des approches plus radicales et adhéré aux différents socialismes de la Nouvelle gauche.

Même si la Nouvelle gauche de la guerre froide questionne à différents points de vue le gradualisme politique et la planification économique des partis communistes traditionnels, elle ne remet pas réellement en cause le paradigme du développement. Les versions plus radicales, comme les guérillas guévaristes, à en juger par la propre théorie socialiste de Che Guevara, pensaient, elles aussi, le développement économique en termes technologiques, depuis une perspective modernisatrice. Il n’y a pas de traces d’indigénisme dans la pensée de Che Guevara et, malgré sa grande admiration pour Mariátegui, son idée de la réforme agraire et de l’industrialisation nationale étaient plus proches des thèses du Cepal et des dépendantistes.

Dans une lettre envoyée à Fidel Castro en mars 1965, avant de rejoindre la jungle bolivienne, Guevara critiquait le modèle de la planification soviétique parce que la nouvelle politique économique léniniste encourageait le capitalisme, mais il proposait une industrialisation accélérée et une assimilation de la technologie occidentale pour permettre à Cuba de sortir en quelques années du sous-développement : « Nous n’aurons pas d’Empire State, mais nous pourrons nous inspirer des gratte-ciel nord-américains, nous n’aurons pas de General Motors, mais nous pourrons nous inspirer de son organisation ».

Jusqu’à la chute du mur de Berlin et la disparition du bloc soviétique, dans la plupart des familles politiques de la gauche latino-américaine (varguistes et péronistes, communistes et socialistes-démocrates, révolutionnaires nationalistes et apristes, guévaristes et fidélistes) prédomine le modèle du développement industriel. Les premières alternatives sérieuses sont sans doute apparues dans le cadre de la théologie de la libération, soutenue par une partie du mouvement catholique après le concile de Vatican II . Cependant, l’approche marxiste-léniniste de certains de ces théologiens a renforcé l’angle modernisateur de la gauche.

Ce n’est que dans les années 1990, avec les mouvements de lutte contre le néolibéralisme qui se sont propagés dans la région, qu’a vraiment surgi un mouvement communautaire remettant en cause le concept de développement. Le rôle de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le soulèvement au Chiapas en 1994 ont été décisifs dans la reconfiguration doctrinale d’une partie de la gauche. C’est à partir de ce moment-là que l’indigénisme et l’écologisme se sont unis pour défendre une cause qui plaçait l’autonomie des communautés avant le développement économique.

En dehors d’un certain intérêt manifesté par le nouveau constitutionalisme latino-américain, en particulier en Bolivie et en Équateur, l’idéal communautaire ne s’est pas enraciné dans les politiques des derniers gouvernements de gauche. Le développementisme a fini par s’imposer, comme le montrent les conflits liés au parc national Isiboro-Sécure en Bolivie, aux projets extractivistes des ressources énergétiques du gouvernement de Rafael Correa ou au pharaonique canal interocéanique au Nicaragua, attribué au multimillionnaire communiste chinois, Wang Jing.

Les frictions autour du Train Maya vont dans le même sens. La suspension du tronçon de Palenque à Escárcega, par une juge d’un district de l’État du Chiapas en juin cette année, a apporté une réponse favorable aux exigences écologiques de la communauté indigène ch’ol. La juge a ordonné au gouvernement de López Obrador et aux entreprises impliquées d’interrompre les travaux. Les membres de la communauté ch’ol, qui vivent à Palenque, Ocosingo et Salto del Agua, ont invoqué les « dommages sanitaires », en pleine pandémie de coronavirus, du mégaprojet mis en ְœuvre par des sociétés chinoises, portugaises et mexicaines.

Le directeur général du Fond national pour le développement du tourisme (Fonatur), Rogelio Jiménez Pons, a donc déclaré que suite aux demandes des communautés, les travaux se limiteraient à de l’entretien. On s’attend à ce que cet organisme conteste officiellement l’ordre de la juge chiapanèque. L’urgence sanitaire a prolongé la suspension des travaux mais lors de la reprise, le gouvernement mexicain devra négocier avec les communautés.

Depuis l’annonce de ce projet emblématique du sextennat de López Obrador, le dialogue du gouvernement avec les communautés a été mouvementé. Une consultation mise en place par le gouvernement dans la région maya a été dénoncée par le bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme dans la ville de Mexico, qui affirme que le processus n’a pas respecté les normes internationales. Peu de temps après, l’Assemblée des défenseurs du territoire maya, Múuch Xíinbal, a porté plainte auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme.

La contre-offensive du gouvernement de López Obrador a consisté à rechercher une caution au sein de ces mêmes communautés. Au début du mois de juillet, le journal La Jornada affirmait que 64 peuples mayas, des ethnies tzeltales et choles de Calakmul, dans l’État de Campeche, soutenaient la construction du train. Le gouvernement a également favorisé la création d’un Comité Prodefensa del Tren Maya qui, pour lutter contre les communautés dissidentes, a déposé plainte pour violations des droits humains contre certains peuples indigènes de la région.

Le conflit s’est intensifié suite aux accusations proférées par López Obrador et le porte-parole de la présidence, Jesús Ramírez Cuevas, à l’encontre des organisations non gouvernementales, des associations de la société civile et des médias qui dénoncent les dommages écologiques et les violations des droits humains qu’implique le mégaprojet. Ces derniers se sont défendus en exigeant des excuses publiques de la part du gouvernement et en lui demandant d’apporter des preuves sur les supposées sources de financement étrangères qui alimenteraient la lutte contre le Train maya. La démission de l’écologiste reconnu Víctor Toledo du ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles a été interprété comme un nouveau signal de l’opposition au projet ferroviaire au sein même du gouvernement.

Au milieu des spéculations concernant le nouveau souffle qu’apporterait le Train maya au développement social après la décrue de la pandémie, une lutte s’opère dans laquelle les opposants s’arrogent le monopole des droits humains. Pour les organisations communautaires, il s’agit d’associer la protection des ressources naturelles à celle des us et coutumes des peuples. Pour les chantres du développement, il est question d’un mécanisme de contrôle politique qui permettrait de consolider le processus de modernisation de la gauche hégémonique.

Lire l’article original en espagnol sur le site de Nueva Sociedad