Médias libres : enjeux, défis et propositions

Décoloniser les médias et les technologies numériques

, par BRAVO Loreto

Les téléphones portables sont entrés dans nos vies sans crier gare. Les entreprises de télécommunications y ont vu d’immenses possibilités de profit et les opérateurs de médias ont fait leur travail pour les aider à nous convaincre de permettre à la technologie d’envahir chaque recoin de nos vies.

La fierté de pouvoir aller partout avec nos téléphones portables est tel que nous sacrifions volontiers notre vie privée et fermons les yeux face aux impacts négatifs, tant humains qu’environnementaux, de la technologie cellulaire et d’Internet. C’est l’exemple des minéraux rares comme le coltan [1] du Congo, utilisés pour fabriquer ces téléphones portables.

Un peu plus tard, on assiste à l’arrivée du World Wide Web et de toute une palette d’applications, développées et aujourd’hui cooptées par de grandes compagnies telles que Google, Apple, Facebook et Microsoft.

Si des technologies telles que l’Internet et la téléphonie cellulaire ont vu le jour, ce n’est que grâce à la connaissance préalable des circuits intégrés et des bases de données. Ces technologies étant le résultat de l’accumulation de connaissances humaines , cela fait d’elles des biens communs numériques dont l’accès devrait être reconnu comme un droit humain. Cependant, le duo marché / État [2] fait des profits et contrôle les matières premières qui conditionnent l’accès à ce droit humain. En d’autres termes, seuls ceux qui détiennent pouvoirs et richesses peuvent créer cette technologie à grande échelle. En acceptant ces termes du marché, nous livrons nos vies et de nos désirs à l’appareil administratif du capitalisme sauvage qui règne sur la planète.

C’est ainsi qu’au cours des 25 dernières années, 3,5 milliards de personnes se sont connectées, soit la moitié de la population mondiale. A présent, les entreprises de télécommunications et de technologie numérique essaient de connecter l’ autre moitié, peu importe s’ils et elles ont ou non accès aux services de base, tels que l’eau potable, la nourriture, l’éducation, la santé, le travail ou le logement.

Alors que les groupes de pouvoir économique et politique néolibéraux affûtent leurs stratégies de coercition [3], la majorité de la population mondiale se lève chaque matin en se demandant comment vivre au jour le jour, comment s’adapter aux nouvelles conditions climatiques et survivre aux politiques écocides du système capitaliste.

Le défi de survivre à des politiques déshumanisantes et dénigrantes est un sport de haut risque pratiqué pendant plus de cinq siècles en Amérique latine et dans les Caraïbes. Les plus fortes formes de résistance se situent dans les espaces de la vie quotidienne, comme la maison, la communauté et les groupes et les organisations collectives. Ces sont des espaces qui récupèrent les valeurs et les intérêts collectifs, où l’on remet en question activement le pouvoir politique et économique de l’État et des entreprises. Ici, la parole est le meilleur moyen pour réunir les gens. La communication orale possède une valeur d’émancipation incroyable. C’est en particulier par la parole que les femmes autochtones préservent leurs communautés et communiquent avec elles, car ce sont les femmes qui ont été et sont toujours responsables de la subsistance du ménage et de la communauté. En tant que gardiennes de l’oralité, ce sont elles qui transmettent la culture et les valeurs de génération en génération.

Ces territoires de subsistance-résistance représentent un terrain fertile pour les semences technologiques, en d’autres termes, ce sont les endroits où les premières expériences d’appropriation de technologie ont vu le jour. C’est ainsi qu’est née la radio communautaire en Bolivie dans les années 60, un modèle rapidement reproduit aux quatre coins du continent. A Oaxaca, au Mexique, le mouvement des radios communautaires a été l’un des premiers réseaux de téléphonie mobile autonome et communautaire. Aujourd’hui, seize communautés possèdent et gèrent leurs propres réseaux de téléphonie mobile et s’organisent collectivement par le biais d’une association-chapeau de télécommunication dénommée Telecomunicaciones Indígenas Comunitarias. A.C [4]. Ce modèle a été reproduit au Brésil, en Colombie et au Nicaragua.

L’expérience de la radio communautaire et de la téléphonie mobile autonome en Amérique latine et dans les Caraïbes est le résultat du travail collectif de personnes partageant des objectifs et des valeurs en commun pour s’approprier les technologies de communication et de créer un bien commun [5] dans le but de construire un mode de vie différent de celui qu’impose le marché-État. C’est bien de cela qu’il s’agit, dans le fond, quand on parle de décoloniser les médias et les technologies.

Il ne s’agit pas seulement d’utiliser les médias et les technologies en tant que simples outils, mais bien de se les réapproprier dans le but de créer un espace d’interactions à partir duquel on puisse repenser notre système actuel et construire un autre monde. Parmi les principaux défis de la communication communautaire, il y a la création d’un espace dans lequel les dynamiques de pouvoir qui existent dans les médias commerciaux ne sont pas reproduites. Dans ces espaces communautaires, la technologie est une ressource commune au service du buen vivir [6] comme on l’appelle en Équateur et en Bolivie, ou de la comunalidad [7]comme on l’appelle dans le sud-est du Mexique.

Décoloniser la communication et les technologies, c’est rompre avec les paradigmes imposés par ce régime mercenaire. Les réseaux de communication et de technologie communautaire sont la preuve que la capacité de fournir des services de téléphonie mobile n’est pas l’apanage de grandes entreprises de télécommunication ; et qu’il est possible de penser les choses différemment – la communication serait alors un droit humain, et la technologie une ressource permettant de renforcer l’autonomie de la communauté. Par conséquent, la décolonisation des médias est un projet politique, technologique, économique et social.

La décolonisation des médias et des technologies numériques implique de mettre en place différents processus au sein des communautés :

Il faut démystifier l’idée selon laquelle la technologie est un domaine exclusivement masculin, celui des spécialistes et des ingénieurs. Nous avons tou.te.s une certaine connaissance de la technologie parce que nous l’utilisons au quotidien. Pour contrecarrer la façon abrupte dont la téléphonie cellulaire et Internet sont entrés dans nos vies, il est nécessaire de créer une pédagogie non scolaire de réflexion critique sur la technologie et sur le rôle qu’elle joue dans nos vies, en particulier avec les enfants et les jeunes.

Puisque les technologies numériques et leurs progrès sont le résultat d’inventions antérieures aujourd’hui considérées comme l’héritage de l’humanité, il devient nécessaire de garantir la durabilité de ce processus de production de connaissances. Les licences gratuites sont une solution possible. La plupart des appareils, programmes (logiciels) et applications sont développés par des sociétés dont l’objectif principal est de faire de l’argent, c’est pourquoi ils utilisent des licences propriétaires. Les licences libres permettent aux gens d’utiliser la technologie, de la copier, de l’étudier, de la modifier et de diffuser les changements apportés afin de continuer à contribuer au développement collaboratif pour le bien commun. Les licences privées, au contraire, ne recherche que le contrôle et le profit. Pour les médias communautaires et autonomes, il est essentiel de créer des liens avec le mouvement du logiciel libre le plus proche, et d’engager un dialogue sur l’éthique et les libertés afin de susciter la collaboration. De nos jours, de plus en plus de radios communautaires et de communicateurs utilisent des logiciels libres. Un exemple est le réseau de radios communautaires et de logiciels libres Community Radio and Software Libre Network [8] dont les processus collaboratifs ont été essentiels dans le développement de la première distribution 100% gratuite et latino-américaine de GNU / Linux pour les stations de radio communautaire, appelé EterTICs [9].

Vecteezy ! Liberaturadio

Le processus de décolonisation du langage (mot, son, image, corps) pour générer d’autres récits et significations. Les femmes en ont assez d’être réifiées dans les médias commerciaux, complices de la banalisation de la violence machiste. Les peuples autochtones rejettent la marchandisation et l’exotisation actuelle de leurs cultures pendant que l’ethnocide est tu. Les populations immigrantes sont plus que des statistiques, elles incarnent des histoires de vie, elles incarnent les cultures des diasporas. Le programme du collectif NoísRadio [10], Radio Piropo [11], nous a démontré que le paysage sonore d’une femme qui marche dans les rues de Cali, en Colombie, est très différent de celui d’un homme qui marche dans les mêmes rues [12] [13]. Ce projet prouve qu’il est possible de créer d’autres récits pour parler de la violence de genre. Pour renverser l’impact de la colonisation sur notre corps, il faut créer d’autres récits et contester les significations et les compréhensions conventionnelles.

Décoloniser le spectre radioélectrique est un moyen d’amplifier les voix qui doivent être entendues. Décoloniser le spectre radioélectrique signifie comprendre qu’il s’agit d’un espace et d’une ressource, d’un atout commun construit socialement. En d’autres termes, il n’existe que dans la mesure où nous le créons. Par conséquent, en tant que citoyen.ne.s, nous devons savoir comment les États gèrent ce bien commun et veiller à ce qu’il y ait un spectre disponible pour l’utilisation sociale et à but non lucratif. Une législation en ce sens permettrait d’encourager et de renforcer les réseaux Internet et téléphoniques communautaires. Dans le processus actuel d’abandon du système analogique et de migration vers la radio et la télévision numériques, il est fondamental que nos pays choisissent un standard technologique ouvert, comme celui qui est promu au Brésil avec Digital Radio Mondial [14].

Décoloniser le contenu signifie que nous devons apprendre à voir au-delà de ce que le marché propose. Cela veut dire s’aventurer dans la grande production indépendante de contenu musical qui existe à l’échelle mondiale. Cela veut dire soutenir le journalisme qui respecte les sources, le journalisme qui a accès aux données ouvertes, et qui est protégé par les lois. Cela veut dire mettre sur pied un type de journalisme qui construit l’information avec son public et qui parle des questions de genre et d’ethnicité, un journalisme qui cherche à démocratiser le monde numérique [15].

Décoloniser l’infrastructure soulève des questions telles que : comment nos téléphones portables ou nos ordinateurs sont-ils connectés à Internet ? Qui possède votre téléphone portable, vous ou une entreprise ? Qui contrôle l’accès au réseau fibre optique du pays et gère ces réseaux ? Où sont hébergés les services, les plateformes et nos données sur Internet ? Quelle quantité d’énergie est nécessaire pour maintenir un centre de données et comment est-elle obtenue ? Quel est l’impact environnemental de cette consommation d’énergie ? Oui, notre planète est en train de s’épuiser ! Les communautés numériques et territoriales sont en train de décoloniser Internet en créant des infrastructures autonomes telles que le réseau Guifi.net [16] en Catalogne.

Décoloniser les médias, notamment les plateformes numériques, implique également d’être conscient.e.s de la surveillance de masse menée à bien par les gouvernements, grâce à des accords de collaboration avec les entreprises qui développent ces technologies. Si vous êtes de ceux ou celles qui ont toujours un téléphone portable dans leur poche, sachez que vos mouvements sont enregistrés dans les bases de données de l’opérateur qui vous fournit le service téléphonique ; et si vous avez également accès à Internet depuis votre téléphone portable, les informations que vous entrez via des applications populaires telles que WhatsApp ou Facebook sont vendues à d’autres entreprises. Heureusement, il existe un mouvement d’autodéfense numérique qui fournit des outils pour protéger vos données privées, comme, par exemple, Security in a Box [17].

Mais à quoi sert de décoloniser nos appareils et nos esprits si nous ne décolonisons pas nos relations sociales ? C’est un des défis les plus importants du processus de décolonisation. Il faut beaucoup de travail pour créer une prise de conscience et ne pas reproduire les dynamiques de pouvoir au sein de nos médias alternatifs, populaires et communautaires. Nous devons créer les conditions appropriées pour que les femmes, les filles et les garçons, les jeunes, les transgenres, les personnes âgées et les personnes handicapées trouvent un espace dans nos médias, puissent faire entendre davantage leur voix et être des agents de changement au sein de la communauté.

Chacun de ces processus implique de se libérer du monde artificiel et de dépendance du capitalisme sauvage gouverne nos vies. En tant qu’êtres humains, nous devons retirer ces technologies des mains du capital et les récupérer. Nous devons sauver notre planète et trouver le moyen de redresser le cap. Il nous faut revendiquer notre propre rôle dans cette histoire... et en faire quelque de bien plus héroïque.