Spoliation et résistance en Inde et au Mexique

Criminalisation de la résistance : le cas de l’Inde et du Mexique

, par BASTIAN DUARTE Angela Ixkic, JAIRATH Vasundhara

La criminalisation de la résistance et de l’opposition n’est pas, en soi, un phénomène nouveau. Toutefois, il tend à se généraliser face à l’essor des mouvements sociaux, notamment dans les pays du Sud, qui refusent les mégaprojets de développement (portés par l’État ou le secteur privé) entraînant une spoliation à grande échelle des communautés. Alors qu’elle était l’apanage des systèmes de gouvernance très antidémocratiques, cette tendance à la criminalisation de la résistance a fini par s’imposer sournoisement comme la norme ; autrement dit, elle est devenue un élément systématique du régime de développement actuel. Régulièrement, les porte-paroles les plus éloquent.e.s d’un mouvement, les dirigeant.e.s des communautés et les militant.e.s sont inculpé.e.s lors de simulacres de procès, jeté.e.s en prison, arrêté.e.s encore et encore. Les manifestations sont violemment réprimées, les protestataires sont arrêté.e.s voire incarcéré.e.s pendant des jours, l’acte de manifester devient illégal. Dans cet article, nous allons nous pencher sur les racines, les mécanismes et les formes de cette répression des mouvements populaires et du musellement de l’opposition au modèle de développement hégémonique en Inde et au Mexique.

Les enjeux

Le modèle de développement actuel, en vigueur en Inde, au Mexique et dans d’autres pays, est un modèle gourmand en capitaux, très gourmand en terres, qui utilise des équipements fortement mécanisés nécessitant peu de main-d’œuvre, bouleverse en profondeur les écosystèmes, et repose sur les industries extractivistes et d’autres secteurs choyés par les marchés internationaux. C’est un modèle qui investit dans les infrastructures de transport (routes, autoroutes, voies rapides) ; l’extraction du charbon, de l’uranium, de la bauxite et du fer ; l’immobilier et le tourisme (y compris les projets « écotouristiques ») ; et les projets énergétiques (centrales hydroélectriques et thermiques, combustibles fossiles, fracturation hydraulique, énergie éolienne). Les terres forment le socle de tous ces projets, qui les transforment de diverses manières en creusant, en les submergeant, en les polluant, en les déboisant ou en construisant dessus.

Souvent, les mouvements qui luttent contre la spoliation luttent aussi pour la survie et l’existence des communautés rurales agraires, et des communautés urbaines ouvrières. Les terres qu’elles possèdent sont une ressource inestimable pour le modèle de développement hégémonique : sans terres, impossible d’extraire du charbon ou du fer ; impossible d’y construire une aciérie ou une autoroute. La concentration par la spoliation (Harvey, 2004) se poursuit désormais à un rythme effréné, et se retrouve indubitablement à la base même de la croissance et de la survie du capitalisme moderne. Ce que l’on appelle « développement » n’est en fait que de la poudre aux yeux conçue pour dissimuler la progression silencieuse du capitalisme. Sans terres, sans l’accumulation de terres, la croissance capitaliste devient impossible.

Les enjeux sont donc colossaux. La criminalisation de la résistance est l’une des nombreuses stratégies employées pour la museler et affaiblir (voire éliminer) les grands hérauts de l’opposition, qui représentent un obstacle insupportable au processus d’accumulation forcée que l’on observe à l’échelle mondiale. Cette criminalisation s’inscrit dans un contexte de violence et de menaces diverses : diffamation, détention illégale, harcèlement des proches, intimidations voire meurtre. Elle s’inscrit dans un climat de forte répression et de peur, dans lequel les communautés touchées continuent malgré tout de se dresser contre les injustices.

Les mécanismes de la criminalisation

Entre 2015 et 2017, au Mexique, dix-sept avis officiels, ordonnances et lois ont été adoptés aux niveaux fédéral et régional afin de réglementer les manifestations. Chacun de ces instruments administratifs et juridiques facilite le recours par l’État à la répression, lorsque les manifestations ne respectent pas certains critères donnés. Ces lois visent à restreindre l’espace dans lequel les manifestations sont « permises » (en précisant les rues, parcs et espaces publics autorisés), à obliger les manifestants à informer au préalable les autorités (qui peuvent ainsi sanctionner les manifestations spontanées), et à permettre aux autorités de faire appel à la police pour maintenir « l’ordre public ». Les manifestations sont soit autorisées, soit illégales ; les manifestations illégales peuvent être dissoutes, y compris à l’aide d’armes « non létales » [1]. Au Mexique, la récente Ley de Seguridad Interior (« Loi sur la sécurité intérieure », 2017) permet à la police et aux forces armées de l’État d’intervenir et d’agir sans restrictions, en sachant qu’elles seront à l’abri de toutes poursuites [2]. La mise en œuvre de ces nouveaux règlements de criminalisation de la résistance et des manifestations s’inscrit dans un contexte d’impunité et de corruption, qui étouffe les agressions subies par les militant.e.s.

Parmi ces initiatives, citons le décret de l’État de Puebla (Centre du Mexique) sur le recours à la force légitime par les agents de police (2014), la loi réglementant les réunions et manifestations dans les lieux publics (2014) de l’État de Jalisco (Ouest du Mexique) ou encore la loi sur la mobilité (2014) de la ville de Mexico. On retrouve de telles mesures en Inde, où chaque ville définit un lieu où les manifestations sont « permises », où l’accord des postes de police locaux est requis pour manifester, et où l’utilisation des matraques, gaz lacrymogènes et canons à eau contre des manifestations généralement pacifiques est de plus en plus fréquente. D’un mouvement à l’autre, on constate que des manifestant.e.s meurent sous les balles de la police.

En Inde, certaines lois sont utilisées à l’envi pour incarcérer les militant.e.s. Plusieurs d’entre elles vont à l’encontre du principe de justice naturelle et sont formulées de sorte à faciliter les arrestations arbitraires, l’inculpation pour des motifs fallacieux et pour entraver la remise en liberté sous caution. C’est le cas de l’Unlawful Activities (Prevention) Act 1967 (« Loi de 1967 sur la prévention des activités illicites », UAPA), qui est régulièrement brandie contre les membres des organisations politiques de gauche, progressistes et radicales : il suffit parfois d’invoquer une affinité avec les Maoïstes [3] ou la possession d’écrits maoïstes (y compris les livres de Mao) pour sanctionner quelqu’un. Cette loi est l’une des nombreuses lois de sécurité nationale autorisant l’arrestation sur simple soupçon. Nul besoin qu’une personne commette un délit pour l’arrêter au titre de l’UAPA : l’intention (réelle ou supposée) de commettre une « activité antinationale » (un terme bien vague) suffit [4]. Nul ne sait comment les forces de l’ordre parviennent à déterminer une telle intention. Dans le même registre, on trouve aussi la National Security Act 1980 (« Loi de 1980 sur la sécurité nationale ») et la Jammu & Kashmir Public Safety Act 1978 (« Loi de 1978 sur la sécurité publique dans le Jammu-et-Cachemire »). Ces deux lois, associées à un arsenal de lois de contre-terrorisme adoptées récemment, légalisent la détention préventive, une mesure permettant d’arrêter quelqu’un sur simple soupçon, ou avant qu’un délit soit effectivement commis. On se retrouve ainsi dans un système judiciaire qui justifie les arrestations sur la foi des actions, mais aussi des convictions et des intentions. Toujours en Inde, les mesures anti-sédition consacrées dans l’article 124A du code pénal indien sont un autre instrument utilisé pour réduire au silence les détracteurs et détractrices du gouvernement. En outre, certaines lois favorisent l’impunité, comme l’Armed Forces (Special Powers) Act 1958 (« Loi de 1958 sur les pouvoirs spéciaux des forces armées »), qui accorde des prérogatives excessives à l’armée et en institutionnalisent l’immunité ; armée qui a alors tendance à avoir la gâchette facile chaque fois que la loi est appliquée. Cette loi a été invoquée à de nombreuses reprises dans les régions très militarisées du Nord-Est et du Cachemire, à la fois pour réprimer les manifestations contre l’Inde et pour cibler les mouvements sociaux anti-délogement, en taxant tous les manifestant.e.s de militant.e.s armé.e.s de l’ombre, ou de sympatisant.e.s de leur cause, justifiant ainsi le recours à la violence à leur encontre. Cet ensemble fatal de lois et de directives associant les poids lourds que sont le capitalisme, le pouvoir étatique et le droit, représente un défi colossal pour les mouvements populaires dans leur lutte contre les puissances dominantes.

De qui ont-ils peur ?

Pour mieux comprendre la dynamique des conflits abordés dans ce dossier, il suffit de se pencher sur la situation des porte-paroles des mouvements qui ont été pris.e.s pour cible et incarcéré.e.s pendant de longues durées. On remarque que la loi persécute un groupe hétérogène composé notamment de paysan.ne.s, d’agriculteurs et d’agricultrices, d’indigènes, d’Adivasis [5], de personnes tribales ou non-indigènes, d’avocat.e.s, de journalistes, de membres d’organisations de la société, d’étudiant.e.s et d’universitaires.

Les cas de persécution ne manquent pas mais, faute de place, nous n’en citerons que deux parmi les plus représentatifs. L’un des combats anti-spoliation les plus emblématiques d’Amérique latine, et à plus forte raison du Mexique, est le mouvement anti-barrage mené par le Consejo de Ejidos y Comunidades Opositores a la Presa La Parota (« Conseil des ejidos [propriétés communales] et communautés opposé.e.s au barrage de la Parota », CECOP), dans l’État méridional du Guerrero. L’un de ses chefs de file est Marco Antonio Suástegi Muñoz, fondateur et membre du CECOP et détracteur virulent de l’État, la répression policière, la corruption et des groupes d’intérêt au sein des communautés dans lesquelles le CECOP est actif. En 2014, dans un contexte où les agressions armées perpétrées par des groupes paramilitaires non-étatiques, l’armée et la police deviennent monnaie courante, Marco Antonio est arrêté sous de fausses accusations d’homicide et placé pendant quatorze mois dans une prison à haute sécurité. Libéré en 2015 et bien qu’affaibli, Marco Antonio reprend ses fonctions au sein du CECOP mais est à nouveau accusé d’homicide et arrêté en janvier 2018 ; quelques minutes avant son arrestation, l’armée et la police menaient une opération conjointe contre des membres du CECOP qui s’est soldée par la mort de trois personnes. Tandis que se poursuit la lutte contre le projet public de centrale hydroélectrique (dans un État où l’électricité est excédentaire), le gouvernement renforce ses outils répressifs pour intimider et museler les opposant.e.s. À la date de cet article, Marco Antonio est toujours en prison.

En Inde, l’affaire Akhil Gogoi est un cas emblématique de persécution d’un des plus virulents contempteurs de la politique foncière et de développement de l’État, et de son agenda nationaliste, fasciste et xénophobe. Akhil Gogoi, leader de l’énorme Farmers’ Liberation Struggle Committee (« Comité de lutte pour la libération des paysan.ne.s », KMSS), dans l’État d’Assam (Nord-Est), est arrêté en octobre 2016 pendant 78 jours sur la base de dossiers datant de 2011, 2012 et 2013. Ces dossiers étaient liés au mouvement d’opposition au projet hydroélectrique de la Subansiri inférieure, à la frontière entre l’Assam et l’Arunachal Pradesh, qui empêche la construction du barrage depuis 2011. Le KMSS mène également un combat contre l’expulsion d’agriculteurs et d’agricultrices fondée sur des motifs xénophobes, au nom de leur « empiètement » sur des terres boisées dans plusieurs districts de l’État, dont ceux de Kaziranga, Sipajhar et Mayang. En septembre 2017, Gogoi est à nouveau arrêté puis accusé de sédition en vertu de la National Security Act (« Loi sur la sécurité nationale »), pour avoir eu des propos incendiaires lors d’un rassemblement d’opposition à un amendement xénophobe de la Citizenship Act (« Loi sur la citoyenneté »), qui proposait d’octroyer la nationalité indienne aux réfugiés sur la base de leur religion. L’ordre de détention est annulé en décembre 2017 par la Haute cour de Guwahati. Bien qu’Akhil Gogoi soit actuellement en liberté provisoire, tous les chefs d’accusation n’ont pas été abandonnés. Il pourrait encore être arrêté s’il apparaissait comme une menace sérieuse pour le gouvernement, qui invoquerait à nouveau les dossiers du passé et l’accuserait d’avoir participé à une prétendue « pègre ».

Conclusion

Les enjeux liés à ces conflits sont considérables : d’un côté, des communautés paysannes, agricoles et ouvrières qui luttent pour leur survie et pour leur dignité ; de l’autre, les capitaux privés et les pouvoirs publics qui ont soif de terres. Malgré le déséquilibre (et c’est peu dire) dans la balance des pouvoirs, le combat fait rage. Le fait que le capital et l’État déchaînent leurs forces pour museler l’opposition témoigne de l’importance du message que portent les voix de la résistance. Il est impératif que nous écoutions ces voix, que nous soyons solidaires avec les voix qui s’opposent aux puissants et qui réaffirment le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; à décider de leur propre avenir.

Notes

[1Une étude intitulée Estados latinoamericanos frente a la protesta social (« Les États d’Amérique latine face à la contestation sociale »), réalisée par le Centro de Estudios Legales y Sociales (« Centre d’études sociales et juridiques »), basé en Argentine, analyse la concomitance entre politiques publiques, criminalisation des militant.e.s et répression par l’État au Mexique, en Argentine, au Brésil, en Colombie, au Chili, au Paraguay, au Pérou et au Venezuela. L’étude est disponible à l’adresse http://www.cels.org.ar/protestasocial_AL/

[2Pour en savoir plus sur cette loi, voir Duarte & Beltrán dans ce dossier : « Les groupes armés au Mexique : des acteurs-clés de la spoliation ».

[3Le Parti communiste d’Inde (maoïste) est une organisation politique souterraine armée, née en 2004 de la fusion entre deux organisations insurrectionnelles : le Parti communiste d’Inde (marxiste-léniniste) et le Centre communiste maoïste. Ce mouvement est surtout actif dans la ceinture centrale de l’Inde.

[4Pour avoir un bon aperçu de ce qu’est l’UAPA, de son fonctionnement et de ses implications, voir la vidéo « Unlawful Activities Prevention Act : Video Dossier » réalisée par Media Collective. Disponible à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=q08lC1xfrds

[5Les communautés de l’Inde, à l’exception du Nord-Est du pays, qui sont classées comme Tribus répertoriées par l’État fédéral indien. C’est une catégorie politique, qui rassemble ce que l’on pourrait qualifier de peuples indigènes d’Inde (dans le Nord-Est, le terme « adivasi » désigne une communauté ethnique spécifique).

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Référence

  • Harvey, David. (2004). ‘The ‘New’ Imperialism : Accumulation by dispossession’, Socialist Register 40 : pp. 63-87.

Traduit de l’anglais vers le français par Adrien Gauthier