Banques, sang et chocolat

, par Pambazuka , SHARIFE Khadija

 

Ce texte, publié originellement en anglais par Pambazuka, a été traduit par Carmen Louis, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Rudolf Elmer, lanceur d’alerte et ancien directeur général des opérations de la banque suisse Julius Baer aux îles Caïman, révèle les secrets du monde obscur des opérations bancaires offshore à Khadija Sharife. « L’île Maurice est considéré à bien des égards comme la Suisse de l’Afrique, affirme Elmer, mais il existe un autre pays en passe de devenir la « voie royale » pour la finance en Afrique : le Ghana ».

À un point de notre conversation téléphonique, la communication s’est interrompue. Beaucoup plus tard, Rudolf Elmer, l’un des lanceurs d’alerte les plus connus du monde et ancien directeur général des opérations de la banque privée suisse Julius Baer aux îles Caïman, m’a listé une série d’agences de renseignements qui pourraient avoir été impliqués.

Dans le pays natal d’Elmer, la Suisse, mettre à jour des secrets bancaires est considéré comme un crime. Elmer fut emprisonné, sa famille harcelée par des détectives privés, sa fille suivie à l’école par des hommes qui l’attendaient dans des parcs de stationnement, et sa femme presque poussée hors d’une autoroute [1].

« Ma femme était suivie. Ils lui offraient du chocolat d’une main, tout en la terrorisant avec l’autre. Ma secrétaire avait peur d’aller à la poste. Ils nous ont tellement pressés, mes proches et moi. Et j’ai découvert que la police, les médias, font tous partie de ce système de corruption », dit-il. « C’est comme la mafia, en plus respectable. »

Par l’intermédiaire de l’avocat d’Elmer, la banque suisse Julius Baer lui aurait offert une série de paiement (pour le faire taire, affirme t-il), après qu’il a été renvoyé en 2003 pour avoir essayé de changer le système de l’intérieur, en exigeant que les clients cessent leurs pratiques d’évasion fiscale. De son côté, Julius Baer maintenait son affirmation qu’il agissait par vengeance. Plus tard, pour protéger sa famille, et après avoir même envisagé le suicide (« C’est une chose à laquelle on pense quand sa vie est en train de s’effondrer, mais cela aurait été mauvais pour ma fille, elle avait besoin de moi. »), Elmer a tout révélé publiquement à travers le site internet Wikileaks.org, entre autres médias étrangers. Il a divulgué les noms des comptes des entreprises, des fonds d´investissement, d’actifs financiers et plus de mille trois cent (1300) individus avec lesquels il avait eu affaire entre 1997 et 2002.

« En tant que responsable de la conformité, on est en première ligne, on est assis sur un tonneau de poudre dont on ne sait pas quand il va sauter. », explique t-il. Parce qu’il a révélé le fonctionnement interne de Julius Baer, Elmer a des raisons d’avoir peur. Il connaît et a beaucoup entendu au sujet de comptables, de banquiers à Panama, aux îles Caïmans, et dans d’autres régions, qui ont disparu mystérieusement, ont été menacés, ou pire encore, qui se sont fait tuer, comme le banquier suisse Frederick Bise, qui a été brûlé et tué dans sa voiture.

« Les vrais vilains de l’affaire ne se trouvent pas aux îles Caïmans, où les gens sont très peu informés. Ils sont « onshore » dans les institutions financières, les firmes comptables comme KPMG et les banques ». Julius Baer n’est pas la seule banque que Elmer a pointé du doigt. Entre 2006 et 2008, il a mis au point les opérations offshore de l’une des plus importantes entités financières de l’Afrique, la Standard Bank. Celle-ci a transféré environ 1400 fonds et des centaines d’entreprises dans l’île Maurice afin de gérer et de préparer les comptes et les services de ces entreprises. « J’ai été formé à Jersey et dans l’île de Man avant d’être envoyé dans l’île Maurice. » affirme t-il. « Il y a une forte influence britannique : Les grandes banques telles que Barclays et HSBC ont implanté de nombreuses opérations et construit des bureaux sur plusieurs étages à Cyber City, au Sud de Port-Louis (la capitale). Il y a six ans, il n’y avait que cinq de ces bâtiments, aujourd’hui ils seraient environ 40 ».

« La Standard Bank of Africa a une filiale offshore à Jersey qui contrôle les opérations de l’île de Man et celles de l’île Maurice. Dans cette filiale, seules les affaires offshores sont traitées. », continue Elmer. « Il y avait des clients africains, russes, anglais et d’autres nationalités qui détenaient des entités offshore aussi bien que des comptes individuels. Chaque grande banque a des filiales offshore. C’est ce que j’appelle de la ‘prostitution’, puisque ces entreprises exercent des activités interdites aux banques ordinaires. Ils ont créé des registres comptables spécifiques pour les personnes politiquement exposées (PPE) dont ils gèrent les comptes. Il est vraiment étrange que des gens bien connus aient de tels comptes à l’étranger, pour des raisons diverses, en particulier pour le secret que ces banques garantissent. »

Elmer explique en détail comment les personnes politiquement exposées sont protégées. Parmi les instructions typiques remises à la banque par ces clients définissant les moyens de communiquer avec eux, certaines contiennent des phrases du genre : « Information très sensible, ne pas le contacter. Une ligne de fax seulement. N’envoyez aucune correspondance à cette adresse. Ne pas poster de document sans consentement préalable. Prière de mentionner le mot de passe ‘xxxx’ à chaque contact. N’envoyez aucune correspondance par xxx. Doit avoir un mot de passe de « Nom/Prénom » avant d’appeler pour toute discussion. Prière de prendre contact avec « Nom/Prénom » avant de lui envoyer aucune correspondance par courrier électronique. Aucune correspondance avec le bénéficiaire principal. etc. » [2]

Les activités bancaires pour le mois d’octobre 2007 de certains PPE ont été révélés à titre d’exemple. On trouve parmi ces PPE un ancien poids lourds du gouvernement russe ; le vice-président de la Commission de politique fiscale russe, ainsi que les membres de sa famille ; l’actuel Premier ministre d’une des plus grande économie et PDG d’un important groupe d’entreprises ; l’assistant de ce dernier ; plusieurs membres des familles royales du Golfe ; et d’autres personnes ayant des amitiés politiques. En lisant les relevés, il est clair qu’au-delà de tous les services légaux et financiers que peut fournir la banque à ces politiciens, le maintien du secret, plus même que toute forme d’évasion fiscale, s’avère être le service primordial requis.

Prenons le cas d’un certain Jordano-Américain, décrit comme un ami de longue date et associé d’Ahmed Chalabi, membre du Conseil américano-irakien ayant des liens étroits avec le Pentagone. Ce PPE particulier, fondateur de plusieurs entreprises, notamment dans les secteurs de l’informatique, de la finance, des technologies et de la sécurité rapprochée, « a gagné des contrats lucratifs de reconstruction de l’Irak en échange de pots-de-vin à Chalabi … », selon les termes mêmes du document. « Cette compagnie emploie les membres de la milice privée de Chalabi pour garder le pétrole, et le neveu de Chalabi est le conseiller légal de la firme. »

Ce même PPE, révèle encore le document, « a des liens avec plusieurs entreprises, soutenues ou possédées par Winston Partner », firme d’investissement privée de Marvin Bush, frère de l’ex-président George W. Bush. La compagnie de ce PPE a été enregistrée dans la juridiction secrète des îles Vierges britannique, son siège est à Dubaï, elle a des branches à Londres et dans plusieurs plaques tournantes, elle cite « l’extraction gazière, minière et pétrolière et le développement d’infrastructures » comme ses activités principales. En 2003, par exemple, cette compagnie se vit octroyer un contrat en Irak pour former les Forces de protection pétrolière, l’OPF (sigle anglais qui signifie : Oil Protection Forces) pour le compte du Ministère des ressources pétrolières. Le secret est apparemment très demandé, puisque la femme de ce politicien ainsi que son avocat sont répertoriés et connectés à plusieurs de ces mêmes entités.

En tant qu’entité offshore typique, la branche mauricienne de la Standard Bank n’offre pas seulement les services habituels tels que : « directeurs adjoints, secrétaires et actionnaires nominaux », mais s’occupe aussi de « la correspondance de l’entreprise et de missions au jour le jour ». En outre, bien que le taux d’imposition légal pour les entreprises soit de 15%, la Standard Bank racole les entreprises en promettant que ce taux peut être réduit à zéro, en optant pour la Global Business Licence de catégorie 2 (GBL2) ». Sinon, « la société peut aussi revendiquer des crédits d’impôts sur revenus considérés comme extérieurs, par l´intermédiaire de la Global Business Licence de catégorie 1 (GBL1), à hauteur de 80% du taux imputable par l’île Maurice sur une source des revenus étrangères, avec pour résultat un taux d’imposition effectif de 3%. » Naturellement, les hauts fonctionnaires de la Standard Bank « sont autorisés à agir en tant qu’administrateurs de la société (selon le GBL2) ».

« L’île Maurice est considéré à bien des égards comme la Suisse de l’Afrique, pas vrai ? On ne croit pas si bien dire. », déclare Elmer.

Mais il existe aussi une autre nation en lice pour devenir la passerelle financière privilégiée de l’Afrique : le Ghana…

Bien que ce pays soit considéré comme le parangon de stabilité politique de l’Afrique de l’Ouest après une succession de cinq élections démocratiques, suite à un protocole d’entente établi avec la Barclays Bank (l’un des leaders de la « gestion de fortunes » établi dans plusieurs juridictions secrètes comme les îles Caïman, la Suisse et l’île Maurice), le gouvernement ghanéen a agressivement restructuré la capitale, Accra, pour en faire centre offshore, par l’intermédiaire du Centre international de services financiers l’IFSC (International Financial Services Centre).

« La filiale offshore de la Barclays Bank, la première du genre établie au Ghana, et de fait la première de toute l’Afrique subsaharienne, continue d’offrir un service bancaire international aux clients privés et aux entreprises non-résidents. », se vante la Barclays, architecte de l’IFSC [3]. Et bien sûr, un agent de la Barclays basé dans une juridiction secrète africaine m’a avoué : « Nous avons un accord de confidentialité envers nos clients, aucune autre institution ne peut accéder aux informations les concernant. »

La Banque du Ghana, bien consciente des conséquences de cette nouvelle forme d’« offre de corruption » dans un continent subissant une évasion fiscale de $200-400 milliards de dollars US chaque année, a néanmoins affirmé dans un rapport que « l’IFSC doit fonctionner avec un minimum de régulation », mais que les opérations de l’IFSC « ont des implications pour les travaux de la Banque centrale en termes de la bonne gouvernance, car elles peuvent réduire la transparence et permettre de mettre à profit des structures complexes de propriété ».

Préoccupé par l’impact de cette nouvelle filiale offshore au Ghana, Jeffrey Owens, chef du Centre fiscal de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), a déclaré : « La dernière chose dont l’Afrique ait besoin est d’un paradis fiscal au beau milieu du continent. » [4]] Mais le Ghana est peut-être sur le point de devenir, parallèlement, la prochaine victime de la « demande de corruption », facilitant les pertes de revenus via un consortium d’entreprises pétrolières.

En effet, en juin 2007, un consortium d’entreprises pétrolières, incluant Tullow Oil du Royaume-Uni et Kosmos Energy des États-Unis, ont découvert un gisement dans le champ pétrolifère offshore Jubilee au Ghana, dont les réserves exploitables seraient estimées à 800 millions de barils et pourraient même atteindre jusqu’à un milliard de barils supplémentaires. Considéré comme l’une des plus importantes découvertes offshore de la décennie sur le continent africain, ce pétrole va propulser le Ghana du statut de pays importateur de pétrole à hauteur de 1,3 milliard de dollar US par an à celui de cinquième pays producteur de pétrole d’Afrique. Un volume estimé à 5,5 milliards de mètres cube de pétrole serait fourni gratuitement à la société pétrolière d’État, la Ghana National Petroleum Corporation.

La Jubilee Ghana système MV 21 BV, une société ad hoc [5] regroupant plusieurs entreprises énergétiques, est enregistré aux Pays-Bas, l’un des principaux paradis fiscaux mondiaux grâce à certains vides législatifs favorables à certaines activités des entreprises. Ce consortium possède la Kwame Nkrumah MV 21, un système flottant de production, de stockage et de déchargement (FPSO ou Floating Production Storage and Offloading) qui sera utilisé pour exploiter le gisement pétrolier offshore du Ghana durant la première phase de développement.

Elmer explique que les objectifs du fonds commun de créances (SPV pour special purpose vehicle) de Jubilee Ghana sont multiples : protéger les informations secrètes, mais aussi permettre des assouplissements d’ordre juridique, fiscal et réglementaire. Dans ce cas, continue-t-il, « il y a de fortes suspicions que le SPV facturera certains services aux entreprises, réduisant ainsi leur bénéfice net, et donc leur bénéfice imposable. Une autre option sera d’effectuer certaines transactions sur les marchés monétaires ou de dérivés, avec également pour effet de réduire le revenu imposable au Ghana. »

L’utilisation des instruments légaux et financiers opaques autorisés par les Pays-Bas facilitera probablement les fuites de revenus, diminuant d’autant le revenu pétrolier anticipé par le Ghana, qui s’attend à ce que près de 800 millions de dollars US soient injectés dans l’économie ghanéenne entre 2011 et 2029 (passant de US$20 par personne en 2011 à US$75 dollar par personne en 2017, si les revenues étaient directement redistribués aux citoyens). Cette juridiction, qui accueille plus 20 000 « entreprises boîtes à lettres » (dont 43% sont filiales d’entités basées dans des juridictions secrètes comme les îles Caïman, les îles Vierges britannique, les Antilles néerlandaises et Chypre [6]), s’est spécialisée dans la fonction de « sauf-conduit » pour divers flux financiers, dont « des dividendes, des royalties et paiements d’intérêts », grâce aux institutions financières spéciales, les SFI (special financial institutions).

La Banque centrale hollandaise, pas totalement satisfaite de cette situation, a défini ces institutions comme « des filiales de sociétés mères étrangères, utilisées pour faire passer des capitaux dans notre pays, ce qui n’a vraiment rien à voir avec l’économie hollandaise » [7]. Cependant, les statistiques sont criantes. Dans un rapport publié en 2006 et intitulé « The Netherlands : A Tax Haven ? (« Les Pays Bas, un paradis fiscal ? »), le Centre for Research on Multinational Corporations, lui-même basé en Hollande, déclare : « Les transactions brutes des institutions financières spéciales (SFI) aux Pays-Bas s’élèvent à 3 600 milliards d’euros, soit plus de huit fois le PNB néerlandais. La plupart des SFI sont gérées par l’un des 132 bureaux fiduciaires spécialisés. Toutefois, la majorité des transactions des SFI peut être attribué à un petit groupe d’entreprises multinationales, qui contrôle à peu près 100 à 125 institutions financières, avec des bureaux propres. » Ces bureaux, qui représentent environ 80% des SFI, donnent de la « substance » aux activités de blanchiment de profits issus (par exemple) de pays en développement, en permettant de justifier l’existence d’une activité économique disposant d’une adresse et d’une équipe de direction dans le pays. Comme dans les Antilles néerlandais, la loi n’exige pas la publication des informations relatives aux fonds financiers, ni des comptes d’entreprise, ni des propriétaires bénéficiaires [8].

Mais les Pays-Bas - classés par le Center for Global Development de Washington comme le 3e pays donateur au monde [9] - nie cette réalité avec véhémence. En 2009, par exemple, l’Ambassade néerlandaise à Washington a agi rapidement pour faire supprimer un passage d’une note d’informations de la Maison Blanche sur les paradis fiscaux, passage qui révélait que ce pays offrait l’une des juridictions favorites des entreprises : « Près du tiers des bénéfices à l’étranger déclarés par les entreprises américaines en 2003 provenait de trois petits pays offrant un moindre taux de taxation : les Bermudes, les Pays Bas, et l’Irlande. »

Ironiquement, en dépit du fait que les manipulations comptables des entreprises représentent 60% des évasions fiscales dont sont victimes les pays en développement riches en ressourcesm particulièrement ceux de l’Afrique de l’Ouest riches en pétrole et en minéraux, le Ghana cherche à devenir la Hollande de l’Afrique. « Dans le cadre de l’IFSC, la Barclays Bank a reçu le premier permis d’exploitation d’une banque offshore dans la sous-région. » [10] Au total, 13 billions de dollars US de fortune privée sont cachés aujourd’hui par les fraudeurs dans les juridictions secrètes. S’ils étaient imposés à un taux modeste de 7,5%, ces fonds produiraient un rendement de $865 milliards de dollars US chaque année.

Le gouvernement ghanéen est impatient de réaliser les prédictions de la Banque mondiale, à savoir sortir du statut de membre à faible revenu, comme le Tchad, grâce à l’augmentation de son PIB. Mais ni le gouvernement, ni la Ghana National Petroleum Corporation, dirigée par Nana Boakye Asafu-Adjaye, ancien responsable dans le pays de la société pétrolière Limited Vanco Ghana, ne semblent avoir de problème avec l’arrangement actuel, à six mois du commencement de l’exploitation.

Quel paradoxe ! Alors même que le Ghana se prépare à perdre des revenus pour le développement au profit de paradis fiscaux comme les Pays-Bas et de multinationales, il marche à grand pas vers le statut de Pays-Bas de l’Afrique.

« Connaissez-vous The Firm de John Grisham ? C’est pareil, sauf que cela ne concerne pas seulement un groupe d’avocats, mais l’ensemble du système politique. », avertit Elmer, avant que notre conversation ne touche à sa fin.

Cet article est paru d’abord dans The Thinker (Volume 18/2010). Khadija Sharife est journaliste, chercheuse au Center for Civil Society (CCS) en Afrique du Sud, et contributrice au Tax Justice Network.