Dans quelle société souhaitez-vous vivre ?

, par SACSIS , FAROUK Fazila

Cet article a été traduit de l’anglais vers le français par Sandra Pointel, et relu par Pierre Bourgeois, traducteurs bénévoles pour Ritimo. Retrouvez l’article original ici : What Kind of Society Do You Want to Live In ?

Les inégalités sont difficiles à éviter ici dans le pays le plus inégalitaire du monde, mais c’est exactement ce que font les intellos d’Afrique du Sud depuis longtemps. Certes, il y a beaucoup de distractions croustillantes. Du politicien polygame plongé dans des scandales de corruption, à l’affichage vulgaire des richesses des bénéficiaires de l’émancipation économique des Noirs, nombreux sont les sujets qui entretiennent des signes de tête désapprobateurs envers les classes les plus aisées de la société sud-africaine.

Pourtant, alors que l’Afrique du Sud passe l’importante étape de ses 20 ans de démocratie, le cruel reflet de notre réalité a coupé court à toute illusion de réussite. Le masque de la nation arc-en-ciel a été arraché dévoilant ainsi un pays divisé et traumatisé. Il existe peu de signes indiquant une progression des Noirs, qui restent profondément blessés par les incessantes difficultés dues à leur pauvreté. Alors que les Blancs continuent de bénéficier d’un niveau de vie extraordinairement élevé.

Pire, le fossé racial dissimulé pendant deux décennies a été exposé au grand jour pour révéler une population en conflit. Nous venons juste de sortir d’une élection où les Blancs ont voté en bloc pour un parti qui a ses racines dans la politique blanche de l’Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid. Pour leur part, les Noirs ont voté de façon prédominante pour le parti en faveur de leur émancipation, malgré l’incapacité de celui-ci à apporter de véritables changements à leurs vies.

Alors que nous entrons dans l’ère post-Mandela avec la terrible vérité des divisions cruelles de l’Afrique du Sud exposée aux yeux du monde, et que nous envisageons l’avenir, pleins d’ angoisses, la question que nous devons nous poser est la suivante : dans quelle société souhaitons-nous vivre ?

Les gens ont raison de dire qu’il est urgent de créer des emplois pour tous ces chômeurs noirs Mais avant de nous précipiter pour augmenter notre collection de balayeurs de rue, de foreurs de pierre, de serveurs de hamburgers, de pompistes, de garçons jardiniers et de filles de cuisine, examinons tout d’abord le genre de société que nous sommes en train de construire.

La vie de la communauté noire n’a jamais eu beaucoup de valeur dans la hiérarchie raciale et économique d’Afrique du Sud. D’autres ont déjà indiqué que l’industrie minière du pays, largement exposée suite au massacre de Marikana, ne s’est pas donnée la peine de transformer ses pratiques et son système de travail migrant datant de l’époque de l’apartheid, et ce en raison d’un racisme et d’une cupidité persistante. Pourquoi subir le coût de la modernisation et de la mécanisation quand il existe un puits sans fond d’hommes noirs pauvres que l’on peut exploiter et jeter ?

Bien sûr, les patrons du secteur minier justifient leurs pratiques par la création d’emplois. Mais alors que l’industrie se présente comme contribuant de façon significative à notre nation, elle nuit en fait grandement à notre société.

Ha Joon Chang, un économiste du développement de l’Université de Cambridge, explique parfaitement ce paradoxe . Pour paraphraser Chang, les défenseurs du libéralisme soutiennent que cela n’a aucune importance si nous produisons des microprocesseurs ou des frites tant que l’on gagne suffisamment d’argent. Bien sûr, cela semble une proposition solide pour les investisseurs et les hauts responsables. Mais dans la durée, indique Chang, ce que produit une nation définit fondamentalement sa position dans l’économie mondiale et son niveau de vie à long-terme.

L’équivalent des emplois liés à la production de frites de Chang sont les emplois dans l’industrie extractive en Afrique du Sud.

Le fait que notre gouvernement facilite la création de ces emplois à faibles qualifications et à bas salaires le libère apparemment de toute obligation de réflexion pour développer une économie de pointe durable, construite sur l’énergie et la collaboration d’une nation composée de personnes hautement qualifiées, créatives et dotées d’un esprit d’entreprise.

En pensant à notre avenir, nous devons considérer si nous souhaitons que les Sud-Africains continuent de concurrencer les ouvriers à bas salaires des usines du Bangladesh, dans une économie d’échange qui ne différencie pas les choux des personnes, ou bien, si nous, en tant que Sud-Africains, nous envisageons de nous engager fermement à participer aux économies post-capitalistes hybrides qui se développent dans les pays avancés du Nord.

Ne vous leurrez pas, les Sud-Africains vont devoir commencer à penser à évoluer au-delà du capitalisme du libre échange si nous souhaitons continuer à jouer un rôle dans une économie globale interconnectée, technologiquement avancée et qui change rapidement.

Dans sa critique du capitalisme, le géographe marxiste David Harvey, soutient que les nouvelles technologies sont en fait en train de diminuer l’importance de la main-d’œuvre et dans la dynamique du capitalisme.

Pourtant, plutôt que de craindre cet avenir où les robots intelligents sont sur le point de devenir les «  burger flippers » de demain, nous devrions accueillir ce changement à bras ouverts. Nous devrions considérer cette étape comme nécessaire pour le périple de l’espèce humaine vers une forme de civilisation plus avancée.

Le professeur de Harvard, Roberto Unger, est un défenseur du changement structurel avec des idées radicales sur la façon de faire avancer nos sociétés et nos économies. Il appelle à « une économie de marché radicalement démocratisée […] dans laquelle aucun être humain ne sera condamné à effectuer un travail qui puisse être accompli par une machine ». Unger soutient que les civilisations éclairées sont des endroits où les plus grands atouts des personnes — leur motivation, leur vision et leur créativité — sont focalisés sur de nouvelles frontières d’apprentissage et d’innovation accompagnées de niveaux de collaboration plus élevés.

Cela peut paraître chimérique pour les défenseurs du régime économique actuel fondé sur la concurrence et l’exploitation. Mais Unger pourrait bien voir son désir de changement structurel et d’un nouveau régime économique démocratisé se réaliser grâce à Internet et aux technologies en évolution. Alors que le désormais célèbre économiste et auteur Thomas Piketty a popularisé son équation « r versus g » qui montre que le taux de retour sur le capital excède la croissance économique (faisant ressortir clairement le problème de nos économies de marché très financiarisées et inégalitaires), préparez-vous à en entendre davantage sur le « coût marginal nul » et un système économique alternatif dans lequel les personnes collaborent et partagent généreusement.

Jeremy Rifkin, le président de la Fondation sur les tendances économiques (Foundation on Economic Trends), explique que le coût marginal nul est le « déclencheur qui nous emmène du système capitaliste vers des mises en commun collaboratives (collaborative commons) ». Il a récemment présenté un exposé inspirant et optimiste à la Royal Society of Arts de Londres intitulé : Un monde au-delà des marchés , disponible sur Internet. Il aborde la question de l’émergence des mises en commun collaboratives — un endroit où la productivité est élevée, où les coûts sont bas voire nuls, et où les partages sont nombreux.

Dans les mises en commun collaboratives, nous dit Rifkin, il existe une nouvelle génération de jeunes, aidés par Internet, qui « produisent et collaborent latéralement, passant de la propriété à l’accès, des marchés aux réseaux, et d’un système capitaliste à un système collaboratif des biens communs ». Pensez au « couch surfing » où les gens offrent un logement gratuit à des étrangers par l’intermédiaire d’une plateforme de réseaux sociaux en ligne, ou le partage d’une voiture pour les gens qui désirent simplement avoir accès à une voiture sans nécessairement en posséder une.

Rifkin soutient que le coût marginal nul qui a transformé les industries de l’information et de la musique au cours des 15 dernières années va, en plus de démocratiser la communication, changer la structure même de l’économie mondiale parce que nous serons bientôt en mesure de produire non seulement de l’information à un coût marginal nul, mais aussi des énergies renouvelables et des modes de transport. Par exemple, la première voiture électronique imprimée en 3D et roulant à l’énergie solaire est déjà en circulation.

Qu’est-ce que cela signifie pour l’Afrique du Sud ?

Il est certain que ce nouveau système économique basé sur des relations humaines poussées et sur la collaboration exige des niveaux élevés de cohésion sociale. Ce qui devient apparent dans les exemples de Rifkin, c’est que les sociétés les plus égalitaires, telles que l’Allemagne et le Danemark, avec leur engagement parallèle dans les énergies renouvelables, sont celles qui prennent les devants dans la transition vers les mises en commun collaboratives. Plus de la moitié de la nouvelle électricité allemande provenant de sources renouvelables est déjà produite par des coopératives de consommateurs et de producteurs qui interagissent par le biais d’Internet.

À présent, 40 % de la population mondiale est connectée à Internet et l’avenir semble prometteur. Les effets du coût marginal nul sont destinés à atteindre tous les coins du monde tout comme l’a fait la révolution de l’information. Mais les Sud-Africains vont devoir considérer si notre participation dans cette future société mondiale sera inclusive.

Faire descendre les gens dans les puits des mines pour des salaires d’esclaves tout en s’attendant à ce qu’ils vivent dans des conditions des plus inhumaines, ne va pas créer les conditions nécessaires pour une nouvelle génération de Sud-Africains visionnaires, entrepreneurs et avides de technologie, qui seront capables de concurrencer — laissez-moi reformuler ça — qui seront capables de collaborer dans les économies hybrides du futur.

Les sociétés minières devraient mettre à exécution leur menace de mécaniser l’industrie : elles nous rendraient un immense service. Les hommes noirs pauvres méritent mieux que de passer leurs jours sous terre, avec leurs pieds moisissant dans des bottes en caoutchouc, à faire le travail que des machines pourraient effectuer.
Nos efforts devraient être dirigés vers l’investissement dans les compétences de nos populations afin qu’elles puissent elles aussi bénéficier du phénomène de coût marginal nul et des mises en communs collaboratives. Mais nous devrons faire davantage. Nous devrons également régler les violentes inégalités et les divisions sociales de l’Afrique du Sud. Comme le dit Unger : « Les transferts d’argent organisés par l’État ne forment pas une base adéquate de solidarité sociale […]. La seule base de solidarité sociale est la responsabilité directe de s’occuper des gens au-delà des limites de sa propre famille. »

Piketty nous a montré comment le capitalisme concentre la richesse vers le haut et accroît les inégalités au sein des sociétés, alors que les richesses héritées deviennent plus importantes dans la détermination du destin de chacun. Ici en Afrique du Sud, 20 ans de démocratie n’ont pas modifié le statu quo. Les richesses sont toujours concentrées parmi les Blancs qui s’en sont le mieux tirés dans cette économie post-apartheid.

Dans le Mail & Guardian l’année dernière, Justin Visagie, le directeur de la recherche économique du gouvernement provincial du Cap-Oriental, rapportait que le nombre de Blancs appartenant à la classe moyenne était passé de 4,1 millions à 3 millions de personnes. Selon Visagie, « Le nombre de Blancs de la classe moyenne a diminué principalement à cause de l’émigration, mais aussi du fait d’une progression des salaires vers la catégorie de la classe supérieure ».

Il est devenu extrêmement démodé de parler de racisme en Afrique du Sud post-apartheid, et il est clair que le fossé des richesses s’est autant accentué que celui entre Blancs et Noirs. Les pensées de Paul Krugman sur le sujet de la race, des classes et de la redistribution aux États-Unis confirme cette assertion.

Dans un entretien récent où il parlait de la pertinence du livre de Piketty pour les États-Unis, on a demandé à Krugman pourquoi la redistribution est un mot à ce point « nocif » dans le système politique nord-américain. Il a répondu que, « L’idée de race est toujours cachée derrière pratiquement tous les aspects de la vie nord-américaine, et pour plusieurs personnes la redistribution signifie prendre l’argent de personnes comme moi et le donner à des personnes qui ne me ressemblent pas ».

De la même façon, le pouvoir continue à résister au changement, ici en Afrique du Sud.

L’avenir peut être plus clément et la loi de la jungle — la survie du plus fort — n’a pas à s’appliquer à l’Afrique du Sud. Dans quelle société souhaitez-vous vivre ?