Violence, corruption, et fausses promesses : La Conservation et le peuple Baka au Cameroun

, par IWGIA , CLARKE Catherine, HOYTE Simon

Passer du temps avec les Baka, comme nous l’avons fait tous les deux pendant 7 ans, est une leçon d’humilité. Ce groupe de plus de 40 000 personnes, que l’on retrouve au sein des forêts du Cameroun, dans la République démocratique du Congo et au Gabon, pratique la chasse et la cueillette comme moyen de subsistance traditionnel. Tout au long de leur histoire dans le bassin du Congo, ils ont accumulé et transmis de vastes connaissances sur l’écologie, mais aussi des mécanismes culturels complexes d’égalitarisme, de partage et de convivialité de la nature humaine.

Malgré, ou à cause de ce riche patrimoine culturel, la tribu Baka, et des chasseurs-cueilleurs du monde entier ont systématiquement été catalogués comme « primitif·ves » et « non éduqué·es » par des populations agricoles avoisinantes, des gouvernements et certains acteurs internationaux. En Afrique, parce que leur habileté leur a permis de vivre en n’ayant recours qu’à une alimentation non domestiquée, la façon de vivre des chasseurs-cueilleurs est souvent qualifiée de « plus proche de celle des animaux que de celle des hommes » (Woodburn 1997:353). Pendant longtemps, nous avons été directement témoins du racisme et des abus physiques commis contre les Baka au Cameroun, souvent décrits comme « faibles » ou comparés à « des chimpanzés » par des représentants du gouvernement et par les villageois alentour. 

Un chef Baka fait un feu dans la réserve écologique du Dja, au Sud-est du Cameroun. Crédit photo : Alejpalacio (CC BY-SA 4.0)

La forêt pour la faune et la flore, mais pas pour les humains

Expulsés de leurs forêts par le gouvernement colonial français de l’époque en 1960, ainsi que par le gouvernement indépendant suivant, et poussés par la Banque Mondiale à laisser la place aux concessions forestières et aux parcs nationaux, les Baka ont connu des violences constantes, dont par exemple le travail forcé de la part de leurs nouveaux voisins sédentaires. Au Cameroun, les droits de propriété des peuples autochtones ne sont pas reconnus par le droit national, malgré le fait que la majorité du territoire national ait été occupé et géré par des peuples locaux et des communautés autochtones pendant des siècles. L’accès à la justice et à la représentation politique est, de fait, inexistant (Perram & Clarke 2018).

Dans ce contexte, l’influence de la conservation de la faune et de la flore a joué un rôle important. Poussées à la fois par des aspirations néolibérales et une détermination à secourir la mégafaune de la forêt grâce à la connaissance scientifique occidentale « supérieure », des organisations non gouvernementales (ONG) financées par des citoyen·nes épris·es de la cause animale, des institutions et des gouvernements ont déclaré des zones étendues de la forêt tropicale du Cameroun zones protégées pour la faune, ce qui a eu pour effet d’en priver l’accès précisément aux peuples qui ont préservé ces forêts pendant des milliers d’années (Clarke 2019). Le mode « conservation forteresse », profondément ancré dans le néocolonialisme, a créé des « réfugié·es de la conservation » par l’éviction forcée sur le bassin du Congo, en violation des droits humains internationaux.

Le dernier bastion mondial majeur des chasseur-cueilleurs se trouve dans les forêts d’Afrique centrale (Hewlett 2014), et parce que leurs identités, leurs structures sociales et la majorité de leurs besoins de base dépendent de la forêt, les restrictions de conservation les ont sévèrement touché. Que les actions viennent de ceux qui tentent de protéger la forêt ou de ceux qui la détruisent, le préjudice causé est souvent le même pour les Baka. (Lewis 2003). 

Cibles faciles : les écogardes et les Baka

Des gardes armés sont mis en place pour protéger les réserves naturelles des braconniers et des autres menaces. Les inquiétudes d’une telle militarisation de la conservation ne sont ni marginales ni rares ; de nombreux universitaires font état de ses effets néfastes depuis plusieurs années, certain·es considérant que la situation n’est rien de moins qu’une « guerre au nom de la conservation » (Duffy 2016). Le plus dérangeant est que ces écogardes, souvent mal équipés et contraint par la pression d’obtenir des résultats, ciblent les Baka sans limite au nom de la conservation. En tant qu’anthropologue, Jerome Lewis le décrit ainsi : « Incapables d’agir contre les puissants responsables du commerce illégal de la faune, les écogardes ont commencé à attaquer des cibles plus faciles : les chasseurs-cueilleurs et les villageois·es » (Lewis 2020). La conservation de la faune et de la flore, portée semble-t-il par une cause noble et non politique, cache manifestement quelques sombres secrets. 

Dans la forêt des Baka et de leurs cousin·es les Mbendjele, cette violence directe des écogardes dure depuis au moins 19 ans (Nguiffo 2003), accompagnée de quelques témoignages éprouvants : « Ils ont détruit notre monde", raconte Asimba, une femme Mbendjele de 35 ans. « Si nous essayons de chasser dans la forêt, ils nous frappent si fort. Ils nous tuent juste s’ils nous voient dans la forêt » (de Lewis 2016).

Les témoignages des Baka sont tout aussi bouleversants : « Si les gardes vous trouvent, ne serait-ce qu’avec juste une antilope, ils vous battent et vous obligent à vous déshabiller » (de Warren & Baker 2019). Comme leur mode de vie de chasseurs-cueilleurs le suggère, ce n’est pas (juste) pour s’amuser que les familles Baka chassent, pêchent, et cherchent de la nourriture. C’est leurs moyens de subsistance. La confiscation de la viande chassée au nom du droit d’usage (user rights) est tout simplement criminelle. Certains écogardes vont plus loin dans la violence, et confisquent aux Baka leur trésor le plus précieux – le miel sauvage – sans d’autre raison apparente que d’affirmer leur autorité (Duda, 2017).

Tous ces faits continuent aujourd’hui ; pourtant de plus en plus de preuves montrent que la création de réserves intégrales en Afrique centrale viole les droits humains sans pour autant protéger efficacement la biodiversité menacée (Pyhälä 2016).

Le cas du WWF

En 2016, ces allégations de violation des droits humains ont fini par être révélées au public international. Armé d’une douzaine de témoignages directs ainsi que d’un travail approfondi réalisé par des ONG comme Forest Peoples Programme (FPP) et par d’autres anthropologues, l’organisation britannique de défense des droits autochtones Survival International a déposé une plainte officielle contre le Fonds mondial pour la nature (WWF) auprès de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Les parcs du Cameroun concernés par les violences contre les Baka sont gérés par le WWF, qui, par des soutiens financiers et techniques, finance et entraîne les écogardes controversés. Survival s’est finalement retiré de la médiation à l’OCDE et a abandonné sa plainte en 2017.

Depuis, une vague d’allégations contre WWF a surgi de médias grand public, axée cette fois sur la République du Congo et sur la République démocratique du Congo, avec la Rainforest Foundation UK et Survival International détaillant l’éviction forcée des Baka et d’autres groupes de chasseurs-cueilleurs, ainsi que le règne de terreur des écogardes. En violation manifeste de sa propre politique, WWF continue de soutenir la création de zones de conservation situées sur des terres autochtones sans leur consentement préalable véritable, libre et éclairé, comme pour la zone Messok Dja en cours d’étude dans la République du Congo récemment évaluée par la FPP. 

WWF subit ainsi une pression grandissante. Très récemment, une enquête du Programme des Nations Unies pour le développement a rassemblé des preuves solides de violence contre les Baka au Congo (Vidal 2020). L’IWGIA (Groupement international du travail pour les affaires autochtones), la FPP et d’autres ont directement écrit au directeur général du WWF International, et le groupe mondial d’activistes Extinction Rebellion a amplifié la cause.

Quant au Cameroun, une enquête très critique menée par BuzzFeed News en 2019 a confirmé que la situation perdure (Warren & Baker 2019). Choc et colère s’en sont suivis dans le monde. Des célébrités ambassadeurs de l’œuvre caritative ont démissionné, d’importants donateurs se sont retirés et des membres du public ont exprimé leur indignation, exigeant des réponses. « WWF va vraiment penser à faire quelque chose qu’à partir du moment où elle comprendra que s’ils ne change pas de stratégie, ils pourraient perdre d’importants soutiens financiers » menace un député allemand (Mc Veigh 2019). 

Au niveau international, WWF est indubitablement consciente des problèmes, et s’est montrée prête, sur le principe, à en discuter. Toutefois, l’urgence nécessite des actions concrètes.

Au niveau national, au Cameroun, le gouvernement et le WWF ont conclu un accord de libre accès (protocole d’accord MOU) avec les communautés Baka, les autorisant à pratiquer de nouveau leurs activités traditionnelles à l’intérieur des parcs. Cependant, une enquête de la FPP a pointé du doigt plusieurs défauts sérieux, et montré comment les abus commis par les écogardes ont en outre créé chez les communautés une crainte de sortir des zones protégées pour utiliser leurs techniques de subsistance traditionnelles ou de se livrer à leurs pratiques culturelles. Paradoxalement, la conservation sélective a eu également comme effet pervers d’inciter les communautés à utiliser les ressources de façon non durable.

La conservation par les Baka

Tant que les « puissants responsables » eux-même ne seront pas arrêtés, y compris les fonctionnaires corrompus, la stigmatisation des Baka continuera. Cela ne peut se produire de manière réaliste sans que le paradigme lui-même soit radicalement transformé, permettant aux autochtones et aux communautés locales de gérer les choses à leur manière authentique. Dans les endroits du monde où cela a été fait, les peuples autochtones se sont montrés au moins aussi efficaces voir plus que les conservateurs, sans atteinte à leurs droits (Fa 2020).

Le concept qui consiste à exclure la connaissance locale et à protéger sans discernement des îlots de « nature » dans un pays rongé par la corruption était voué à l’échec dès le début. Les conceptions de partage des Baka doivent maintenant prendre le pas : « Quand tout le monde pourra profiter de la forêt de la bonne façon, ce sera bénéfique pour tout le monde ».


Nous pouvons remercier Simon Hoyte & Catherine Clarke pour cet article.

Simon Hoyte prépare une thèse en anthropologie environnementale dans le groupe de recherche Extreme Citizen Science de l’University College de Londres. Il a travaillé et vécu au contact des Baka et d’autres communautés de la forêt au Cameroun pendant 4 ans, étudiant les conceptions locales sur le rapport à la forêt et mettant en place des projets de science citoyenne basés sur les valeurs et les connaissances indigènes. Vous pouvez suivre Simon sur Twitter @SimonHoyte

Catherine Clarke a une formation en anthropologie et est à la tête du Forest Peoples Programme du Cameroun. Dans ce cadre, elle travaille avec les indigènes Baka et les communautés Bagyeli, mais aussi avec des associations partenaires en les soutenant dans leur développement de stratégies politiques et légales destinées à protéger leurs terre.

Voir l’article original en anglais sur le site de Iwgia