Une après-midi avec Meliton Rivera

Mardi 12 juillet, dans le cadre de mon enquête pour établir les impacts spécifiques et différenciés de la pollution environnementale entre les hommes et les femmes, je suis allée rendre visite à Meliton Rivera et à sa famille, qui vivent dans un disctrict rural de la province de Jauja, à une heure et quelque de La Oroya.

Meliton fait partie du groupe de personnes qui ont bénéficié des "medidas cautelarias", c’est-à-dire des mesures de protections édictées par la Commission Interaméricaine des Droits Humains, du fait du taux de contamination au plomb, à l’arsenic et au cadmium présents dans son organisme. Ces mesures visaient à lui assurer, ainsi qu’aux autres personnes incluses dans ces mesures, un accès à des soins médicaux adaptés — ce qu’il n’a jamais reçu (d’où le fait de porter le cas devant la Cour Interaméricaine). De plus, lorsqu’en 2009 la fonderie métallurgique ferme parce que l’entreprise Doe Run Peru se déclare en faillite financière (suite à la crise de 2008 mais également dû aux "pressions" politiques et sociales liées à l’ampleur de la pollution), le dynamisme économique de La Oroya s’effondre. (C’est d’ailleurs le grand danger de ce genre d’activités industrielles-extractives, qui reconfigurent toute l’économie autour de leurs opérations afin de s’assurer une certaine docilité de la population qui, dépendante à presque 100% de ces activités, a le plus grand mal à se mobiliser pour revendiquer des droits). En 2016, Meliton et sa famille partent de La Oroya car leur situation économique n’est plus viable.

Ils s’installent donc dans le district de Marco, province de Jauja, près de la région natale de Meliton. Et si je puis me permettre, un petit paradis sur terre.

Meliton me reçoit dans sa maison, où il vit avec sa femme, Angélica, et ses quatre fils, Denzer (24 ans), Einer (23 ans), Erick (17 ans) et Nickolson (15 ans). Nous discutons avec Meliton dans le patio, et il me raconte un peu son histoire de vie, et surtout ce qui a trait à son expérience à La Oroya et à la pollution environnemntale. Il est arrivé à 7 ans dans cette ville métallurgique, pour vivre avec sa grande sœur et son conjoint, afin d’avoir accès à un meilleur niveau éducatif. Il commence rapidement à travailler à différents petits boulots, et se spécialise rapidement dans la boulangerie. Il aide son frère pendant de longues années, et travaille par intermittence dans la fonderie. Il vit à environ 500m du complexe métallurgique. Il me raconte se souvenir avec nostalgie du temps où la fonderie appartenait à l’entreprise étatique CentroMin Peru : les travailleurs bénéficiaient de logements mis à disposition par l’entreprise ; leur nourriture (viande, lait, fruits, pain — tous les produits les plus chers) et le kérosène pour se chauffer (à 3750m d’altitude...) étaient également subventionnés, et les travailleurs revendaient parfois les coupons de ravitaillement. En ce sens, c’est toute la ville de La Oroya, travailleurs de la métallurgie et commerçant·es, qui bénéficiaient de cette politique d’entreprise. Or, lors des réformes néolibérales des années 1990 et la privatisation de toutes les entreprises d’Etat, l’arrivée de l’entreprise états-unienne Doe Run Peru a marqué un coup dur aux plus pauvres, sous deux aspects.

D’une part, plus de bon de ravitaillement pour la nourriture qui permettait de compenser les effets de la pollution environnementale. En effet, le plomb cause des anémies sévères, qui ne sont compensées que par une bonne alimentation. D’où le fait qu’aujourd’hui, à La Oroya, celleux qui souffrent le plus des effets de la pollution sont les plus pauvres, qui n’ont pas accès aux vitamines, alimentations et médicaments pour limiter les effets sur leur santé. D’autre part, alors que CentroMin traitait les minéraux "purs" provenant de Cerro de Pasco, Doe Run a commencé à diversifier ses activités métallurgiques, et à importer des concentrés de métaux lourds des pays voisins (qui, selon Meliton, interdisent le traitement de ce genre de concentrés, trop polluants) et à les traiter à La Oroya. De fait, les années 1990 sous les deux mandats d’Alberto Fujimori se sont également caractérisés par l’introduction de normes environnementales particulièrement flexibles et peu rigoureuses.

Meliton raconte avoir de façon permanente de la flemme dans les poumons, qui l’empêchait de respirer. Les travaux plus physiques, porter des choses lourdes (le genre de travail des personnes peu éduquées/qualifiées) lui devenaient impossible à la longue, affectant sérieusement ses revenus. Angélica avait constamment des problèmes d’estomac, vomissant tout ce qu’elle essayait d’ingurgiter. Les maux de tête permanents, les douleurs de rein, les infections dans les yeux et le système respiratoire, la fatigue chronique, l’irritabilité et la dépression : voici le quotidien de la famille pendant des décennies. Leurs enfants sont nés bien trop petit et trop léger, avec des problèmes d’apprentissage à l’école, et des saignements au nez ou aux oreilles de façon inattendue. Tout l’argent gagné par la famille s’en allait dans les médicaments. Jusqu’à aujourd’hui, ces effets (bien que moindres) se font sentir et pèsent sur leur quotidien, 5 ans après leur départ de La Oroya.

Après un déjeuner préparé par Angélica (une délicieuse truite frite avec des pommes de terre natives, du riz et une salade), Meliton me propose d’aller nous balader. Il me dit qu’il y a des ruines archéologiques qui surplombent le village : de là, on voit jusqu’à la ville, et de l’autre côté des montagnes. Laissant Angélica à la maison (ses problèmes de santé ne lui permettent pas de marcher bien longtemps), Meliton, Erick, Nickson et moi nous mettons en route.

Première randonnée en altitude, depuis un an. J’avoue que j’ai un peu souffert sur la fin. Mais le fait de mâcher des feuilles de coca et de boire régulièrement de l’eau font l’affaire. Le paysage est absolument spectaculaire : nous sommes entourés de cactus, de fleur de Cantuta (ces fleurs rouge qui font l’emblème des Andes), de murets en pierre. Au dessus de nos têtes, le soleil brille (brûle), le ciel d’un bleu azur intense s’étend à l’infini, les colibris volètent autour de nous. Je n’exagère même pas.

Alors que nous marchons, Meliton continue de me raconter sa vie : son père "très machiste" qui a abandonné sa mère pour une autre femme, et que de ce fait il n’a jamais appris l’agriculture (tâche assignée aux hommes, pendant que les femmes s’occupent du bétail) ; les dures journées de marche, où sa mère portait des "costales" (gros sacs en plastique tressé, pesant jusqu’à 50kg) pour aller au marché ; ses années d’étude qui lui ont permis d’acquérir une discipline de vie et une ouverture d’esprit qui lui ont sauvé la vie ; sa rencontre avec Angélica, leurs premières années ensemble et la naissance de leur premier enfant, avec toutes les responsabilités que cela implique... Le travail avec le groupe de personnes affectées par les métaux lourds et la pollution, et ce commentaire d’une amie qui disait : "à cause des bars et des boîtes de nuit, nos maris disparaissent, et notre argent avec eux". Et Meliton de répondre, "c’est fou comme on accuse toujours les facteurs extérieurs, et jamais les hommes et les maris machistes. Les femmes, parce qu’elles dépendent économiquement des maris, ne les accusent jamais, eux". J’avais envie de pleurer. Plus de Meliton Rivera dans ce monde, s’il vous plaît.

Meliton me raconte que ces hommes se trompent. Que eux, ne savent pas ce que c’est qu’être "un vrai homme". Alors je lui demande : "c’est quoi alors pour toi un vrai homme ?" C’est celui qui remplit ses obligations, qui se préoccupent de sa famille, qui partage 50-50 toutes les tâches de la maison. Parce que si tu es égoïste, après ta femme n’est pas contente, et elle cherche un autre mari, avec plus d’argent, plus de temps pour elle, et c’est là que les problèmes commencent. Si tu vis tranquillement, honnêtement, il n’y a pas de raison qu’il y ait des problèmes. C’est ça être un vrai homme, mais les autres se trompent, ils se croient "plus homme" quand ils boivent et qu’ils traînent avec les filles des bars. Mais ces filles là aussi elle partent, tu vois ? Elles en ont pour l’argent, et c’est clair dès le départ. C’est pour ça que moi, je ne traîne pas beaucoup avec les autres hommes dans les bars, je suis plutôt à la maison, je lave le linge sale de ma femme, ce genre de chose. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’hommes qui exploitent et qui après abandonnent leurs femmes. C’est le machisme, dans notre pays c’est encore bien fort. Mon papa, pour commencer, c’était un machiste. Mais c’est pas juste, il faut que ça s’arrête, c’est pour ça que moi j’ai éduqué mes quatre garçons différemment.
...Plus de Meliton Rivera dans ce monde, s’il vous plaît.

On arrive en haut de la colline (et moi à bout de souffle). Il me montre ces "chulpas", des édifices funéraires pré-inca, des petites tours rondes en pierre que le temps n’a pas réussi à vaincre. Et on se prend en photo devant, comme les bons touristes que nous sommes.

Et puis il est l’heure de redescendre. Le soleil commence à descendre vers l’horizon, le pasteur avec son troupeau nous a déjà mis en garde contre le fait de se faire attraper par la nuit dans les hauteurs. Et puis j’ai un bus à prendre, à quelle heure passe le dernier bus pour La Oroya ? 18h, ça va, je devrais avoir le temps. Mais il faut attendre le bus sur la place du village pour rentrer à La Oroya, et puis prendre une moto-taxi jusqu’à la statue de la Vierge en bas de la ville, et attendre qu’une autre bus passe. Les transports publics, dans les régions rurales du Pérou, c’est toujours un peu incertain. D’ailleurs, j’ai dû payer un double billet pour que le chauffeur ne perde pas de l’argent pour ce trajet et qu’il accepte de nous ramener à La Oroya. Cela faisait presque une heure que j’attendais des passagers pour remplir la voiture et pouvoir partir, et personne ne se présentait.

La pleine lune, elle, était magnifique, régnant sur les pics escarpés des Andes.