Migration et changements climatiques

Ivo Poletto

, par ALAI

 

Cet article a été publié initialement en espagnol dans le n° 460 (novembre 2010) de la revue América Latina en Movimiento, intitulé Migraciones : Hacia la ciudadanía universal. Il a été traduit par Adeline Franzetti, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Nous vivons des temps de défis : la Terre, avec son langage apparemment agressif, nous envoie des signaux de plus en plus clairs selon lesquels l’équilibre favorable à la vie construit depuis des millions d’années ne parvient plus à se maintenir ; et ces dernières années, nous avons la confirmation scientifique que ce déséquilibre a été provoqué et continue à être provoqué par l’action des êtres humains.

Prendre conscience de ce qui est en train d’arriver est douloureux, mais c’est aussi un motif d’espoir. Au final, c’est uniquement ainsi que la mise en œuvre d’actions pour changer ce qui produit des dommages à l’environnement devient possible. Et, qui plus est, les forces de résistance auront beau être très puissantes, c’est seulement de cette manière que se créeront les conditions des transformations structurelles nécessaires. Elles n’auront plus contre elles d’arguments idéologiques ; elles devront affronter la furie de la Terre et les cris de tous ceux qui sont affectés par les changements provoqués par le réchauffement climatique de la planète.

Rejeter la faute sur les pauvres est une injustice de plus

On a coutume de dire que le réchauffement a été provoqué par le type de rapports que l’être humain a développé avec la nature. Cette généralisation peut cependant être injuste, comme tant d’autres. En fait, face à des phénomènes qui se caractérisent de plus en plus comme des « événements extrêmes » (inondations, sécheresses, ouragans, vagues de chaleur et de froid intense, dégels, etc.), il vaut la peine de se demander : les personnes affectées dans leur majorité ont-elles quelque chose à voir avec les causes de ces phénomènes ? Il ne fait aucun doute que la plupart d’entre elles « paient les dettes des autres ». En d’autres termes, une fois de plus, les pauvres sont affectés par des événements provoqués par les modes de vie d’une minorité riche de l’humanité.

C’est ce qui est en train d’arriver aux millions de personnes qui se sentent forcées de migrer à cause des changements climatiques, comme le note Via Campesina dans un document récent : « Le changement climatique aiguise la crise migratoire. Les sécheresses, les tempêtes accompagnées de terribles inondations, la pollution de l’eau et la détérioration des sols, ainsi que d’autres impacts destructifs du désastre environnemental néolibéral sont en train de provoquer le déplacement de milliards de personnes, principalement des femmes et des paysans ruinés, depuis leurs communautés rurales jusqu’aux villes et aux pays du Nord, à la recherche désespérée de leur survie et de celle de leur famille. On compte que 50 millions de personnes ont été forcées à émigrer à cause des effets climatiques. Ces “réfugiés climatiques” sont venus grossir les rangs de plus de 200 millions d’êtres humains qui représentent aujourd’hui la pire crise migratoire qu’a dû affronter l’humanité, selon l’Organisation Internationale des Migrations (OIM). »

Identifier les responsables

Ainsi, il est indispensable d’établir la clarté sur les responsabilités révélées par les études de nombreux instituts de recherche, et spécialement sur la systématisation opéré par le travail collectif mondial du Panel Intergouvernemental sur le Changement Climatique de l’ONU (IPCC/GIEC). Dans le 4e rapport de février 2007, trois dates clés se détachent qui contribuent à donner une compréhension critique du processus de réchauffement climatique : 1750, 1950 et 1990. On constate le déséquilibre croissant entre émission et absorption des gaz à effet de serre. L’industrialisation, avec son besoin croissant d’énergie, a conduit à découvrir et à exploiter des ressources de plus en plus émettrices de dioxyde de carbone ; et, d’autre part, sa soif incontrôlable de matières premières a conduit à détruire les forêts et à prospecter dans les sanctuaires marins, ce qui a fait diminuer le nombre des êtres vivants capables d’absorber du dioxyde de carbone et de libérer de l’oxygène.

Ce processus est en progression constante depuis le début de la révolution industrielle mais s’est accéléré à partir de 1950 à cause des décennies de croissance économique qui trouve son origine dans la compétition entre les projets capitaliste et socialiste. Les deux systèmes ont montré qu’ils avaient en commun la croyance selon laquelle l’économie serait la base du développement, et que la Terre serait une source inépuisable de matières premières ; ils se sont donc battus pour prouver lequel d’entre eux était capable de produire plus en moins de temps, en cherchant pour cela l’application de nouvelles technologies et techniques sans en calculer les conséquences. Le résultat a été la génération d’une ère de bien-être matériel et social, au prix de l’existence de peuples maintenus dans des relations de soumission quasi-coloniale et de la dégradation de l’environnement général de la vie.

Le processus générateur de déséquilibre a commencé dans les années 1990. La chute du pôle socialiste a libéré les capitalistes qui aspiraient à une totale liberté d’initiative sur toute la planète. Ils ont mis en œuvre des politiques de retrait de l’État, de dérégulation des lois nationales, de privatisation des entreprises et des services. Ils ont donné une dimension mondiale au marché, commandé par le capital financier spéculatif, déstructurant les marchés locaux et finançant l’endettement qui entretient une interdépendance toujours plus grande entre pays importateurs et exportateurs. Le résultat a été une croissance exceptionnelle de l’utilisation de sources d’énergie fossile couplée à une réduction drastique des forêts et des algues marines, ce qui a contribué à ce que les dernières décennies soient les responsables de la majeure partie des 0.9°C d’augmentation de la température moyenne de la Terre. La quasi-totalité des années les plus chaudes font partie de cette période.

Cette brève lecture critique des 260 dernières années nous aide à comprendre qu’il y a différentes responsabilités dans le réchauffement qui provoque les changements climatiques sur la Terre. Les personnes, les groupes économiques, les intellectuels, les politiques et les pays qui ont imposé ce système comme le meilleur et comme l’unique système, sont les plus grands responsables des agressions et des déséquilibres qu’il a provoqués. Ceux qui se sont laissés impliquer dans le consumérisme, qui répondait à l’objectif lucratif des capitalistes, ont aussi leur part de responsabilité. Mais la majorité de l’humanité a été victime de ce processus, de même que la Terre.

Dureté de cœur

Les personnes, les groupes économiques, les gouvernants et les pays qui ont agi ainsi ne peuvent brandir l’excuse de ne pas avoir su ce que leurs actions pouvaient provoquer. Nombreux ont été les prophètes, les savants et les activistes critiques qui ont tout fait pour les avertir ; eux, pourtant, ont préféré écouter les faux prophètes, les économistes et autres idéologues, qui, serviles, promouvaient leur « capacité à générer du progrès ».

Pour ne donner qu’un seul exemple, il vaut la peine de se souvenir des peuples indigènes, des peuples de la forêt – qui au Brésil incluent les récolteurs de caoutchouc, les populations ripariennes, les communautés noires quilombolas, les casseuses de noix babaçu - et les paysans… En écoutant leur voix, qui aujourd’hui s’exprime jusque dans les espaces politiques internationaux, spécialement à travers le gouvernement d’Evo Morales, dans sa lutte pour les droits de la Mère-Terre – la Pachamama –, rappelons-nous quelques mots de la lettre du cacique Seatle, du peuple Sioux, au Président des États-Unis d’Amérique du Nord en 1854, en réponse à une demande de vente des terres de son peuple :

« Nous ne sommes pas les maîtres de la fraîcheur de l’air ni du contenu de l’eau qui court. Vous devriez savoir que chaque particule de cette terre est sacrée pour mon peuple. Chaque feuille qui brille sur la plante, chaque plage sablonneuse, chaque brume dans la pénombre de la forêt, chaque trou dans le feuillage et chaque vol ou bourdonnement d’insecte sont sacrés dans la mémoire et l’expérience de mon peuple. Nous savons que l’homme blanc ne comprend pas notre manière d’être. Peu lui importe d’avoir un morceau de terre ou un autre parce qu’il est un étranger qui arrive au milieu de la nuit pour emporter ce qui l’intéresse. La terre n’est pas sa sœur mais son ennemie. Après l’avoir conquise, il l’abandonne et poursuit son chemin. Il laisse derrière lui les tombes de ses parents sans y accorder d’importance. Il dépouille la terre de ses enfants sans y accorder d’importance. Il oublie la tombe de ses ancêtres et les droits de ses descendants. Il traite sa mère la terre et son frère le ciel comme s’ils étaient des choses que l’on pouvait acheter, piller ou vendre, comme s’il s’agissait de moutons ou de contes de verre. Son insatiable voracité finira par dévorer la terre et laissera derrière elle seulement un désert. Je ne le comprends pas. Notre manière d’être est différente de la vôtre. La vie dans vos villes fait mal aux yeux de l’homme rouge. Mais peut-être est-ce ainsi parce que l’homme rouge est un sauvage et ne comprend pas les choses. Nous les Indiens, nous préférons le doux son du vent qui caresse le visage du lac et l’odeur même du vent purifié par la pluie de midi ou parfumé par l’odeur des pins. L’air est quelque chose de précieux pour l’homme à la peau rouge, parce que toutes les choses partagent le même air : l’animal, l’arbre et l’homme. L’homme blanc semble ne pas sentir l’air qu’il respire : pareil que celui qui passe plusieurs jours à agoniser, il est devenu insensible à la puanteur. Si tous les animaux disparaissaient, l’homme mourrait d’une grande solitude d’esprit. Parce que tout ce qui arrive aux animaux est supposé arriver bientôt aussi à l’homme. Toutes les choses sont reliées entre elles. Tout ce qui affecte la terre affecte les fils de la terre. Nous savons quelque chose que l’homme blanc saura un jour : que notre Dieu est son Dieu. Aujourd’hui l’homme blanc pense qu’il est maître de nos terres, mais il ne pourra pas l’être. Le Dieu de tous est Dieu de l’Humanité et Sa compassion est la même pour la peau rouge que pour la beau blanche. Cette terre est précieuse pour Lui et lui faire du mal revient à montrer son mépris au Créateur. Les hommes blancs disparaîtront peut-être avant les autres tribus. Après que le dernier homme rouge sera parti et que son souvenir ne cessera d’être l’ombre d’un nuage flottant sur les prairies, l’âme de mon peuple continuera à vivre dans ces forêts et ces plages parce que nous les avons aimées comme un nouveau-né aime le battement de cœur de sa mère. Si nous te vendons notre terre, aime-la comme nous l’aimions, protège-la comme nous la protégions. N’oublie jamais comment était cette terre quand tu en as pris possession. Et avec toute ta force, ton pouvoir et ton cœur, conserve-la pour tes fils et tes filles et aime-la comme Dieu nous aime tous. Nous savons une seule chose : notre Dieu est le même Dieu. Cette terre est sacrée pour lui. Même l’homme blanc ne peut pas échapper à notre destin commun à tous. Quand le dernier arbre sera coupé, quand le dernier fleuve sera pollué, quand le dernier poisson sera pêché, alors là, nous verrons que l’argent ne se mange pas. »

Les droits des migrants liés aux droits de la Terre

Ainsi, en pensant à ce qu’il faut faire comme « migrants climatiques » ou en leur faveur, nous avons besoin d’être clairs sur les droits bafoués et niés, et d’autre part, sur les droits qui doivent être conquis et garantis. Mentionnons certains parmi les plus notables :

1) En tant que membres de peuples historiquement exploités et pillés, lutter pour le paiement des dettes écologiques, pour l’annulation de dettes financières injustes, illégales, immorales, ce qui pourrait être source d’opportunités de travail, de revenu et de bien vivre dans nos pays et territoires sans avoir besoin de partir vers d’autres terres.

2) Étant affectés par l’élévation des niveaux des mers causée par le réchauffement de la planète, défendre le droit à migrer et vivre dans la liberté et la dignité humaine dans les territoires des pays responsables ; mais avant ce droit, cependant, ces peuples ont le droit d’exiger des transformations profondes dans les politiques et pouvoirs mondiaux qui favorisent une économie qui blesse la Terre, en mobilisant l’humanité pour défendre le droit de vivre sur ses îles et dans les territoires continentaux de ses peuples.

3) Dans tous les cas, défendre l’idée que, davantage que le capital, chaque personne a le droit d’aller et venir sur toute la planète, combattre les privilèges concédés au capital, spécialement ces dernières années dominées par l’idéologie néolibérale mondialisée de la libre entreprise, pour que la richesse générée sur la planète, au lieu de continuer à être concentrée de manière absurde dans les grandes entreprises multinationales, soit destinée à appuyer des initiatives sur les lieux et territoires où chaque peuple vit.

4) Enfin, les migrants et les migrantes climatiques, tout comme les migrants volontaires, ont le droit à la citoyenneté universelle et à modifier les relations économiques basées sur la propriété privée de la terre et des biens naturels, sur le capital, sur les technologies, sur le travail salarié, et par extension sur le chômage qui sert de mécanisme pour baisser les salaires. Ces relations économiques sont, à la fois, source d’exploitation et de génération de gaz à effet de serre et à l’origine du manque de territoires pour les peuples et d’opportunités dignes de vie. Il est fondamental que les migrant-e-s connaissent les causes et les responsables du réchauffement pour que nous soyons une force citoyenne active en faveur des changements urgents qui doivent se faire pour sauver la vie sur la Terre.

Ivo Poletto est member du Fórum Mudanças Climáticas e Justiça Social (FMCJS).