« Les cartes, tout comme la technologie, ne sont jamais neutres »

, par Sursiendo , CARCHEREUX Agnès (trad.)

María Álvarez Malvido est mexicaine et a étudié l’anthropologie sociale à l’Université autonome du Mexique. Elle se dit amoureuse des histoires, et c’est pour cela que le journalisme l’a toujours attirée. C’est aussi ce qui l’a amenée à se rapprocher, depuis le début de sa carrière, des actions de communication des radios communautaires.

Elle a travaillé cinq ans dans l’organisation Redes AC et a également participé au développement de Colmena, un logiciel open source lancé lors de la pandémie pour soutenir les rédactions des médias locaux et communautaires.

« Ma collaboration avec les radios locales s’est transformée naturellement vers les réseaux communautaires et je suis vite entrée dans le monde de l’autonomie technologique et du logiciel libre », nous raconte María de l’autre côté de l’écran, lors de notre visioconférence. Elle précise : « mon profil n’est pas technique, mais j’ai assez de notions pour pouvoir en discuter ».

Depuis un an, María fait partie de Digital Democracy. Elle y réalise des missions dans les domaines de la communication et du support produit, cette dernière tâche étant davantage liée à l’accompagnement des utilisateur·rices. L’un des principaux outils développés par l’organisation est Mapeo, un outil numérique qui permet de documenter, faire le suivi et cartographier différents types de données, utilisé principalement dans des actions de défense du territoire.

Il s’agit d’une plateforme permettant aux personnes qui résident sur un territoire, qui s’en occupent et qui le défendent de faire un suivi et de documenter les menaces ainsi que les impacts visibles ou particularités identifiées. C’est un outil personnalisable, adaptable à chaque territoire, qui cherche à répondre aux différents besoins des personnes et des communautés utilisatrices.

« Les cartes, tout comme la technologie, ne sont jamais neutres », nous dit María. « Elles ont été utilisées historiquement dans les processus de colonisation, de spoliation territoriale, d’extractivisme. Mais elles ont aussi été utilisées – et peuvent encore l’être – par différentes communautés et peuples autochtones pour d’autres raisons, n’est-ce-pas ? Et cela commence par la connaissance de leur propre territoire. »

– Si tu devais donner une personnalité à Mapeo, comment tu le décrirais ?

C’est un projet à la fois local, et à la fois très dispersé du fait de la diversité des territoires où il est utilisé, mais les menaces et les situations auxquelles il faut faire face sont similaires. Je dirais aussi qu’il est très sensible et a un instinct de protection. Il porte une grande attention aux détails, et répond à des problématiques spécifiques dans des contextes locaux, et par conséquent ce processus induit beaucoup d’attention et d’écoute, tant pour celleux qui l’utilisent que pour cellux qui le développent.

– Comment s’est passé le processus de développement ?

Le processus a débuté bien longtemps avant de s’appeler Mapeo. Il est parti de différentes collaborations de l’équipe Digital Democracy avec plusieurs mouvements de défense du territoire dans la région latinoaméricaine de l’Amazonie, principalement pour lutter contre la présence de compagnies pétrolières et d’autres types de spoliation. Les peuples autochtones demandaient des outils de cartographie pour définir et documenter eux-mêmes les territoires, à partir de leur propre mode d’habitation et d’apaprtenance à ces territoires.

Même si le GPS existait déjà à cette époque, il fallait beaucoup de connaissances et d’expérience technique pour utiliser les appareils. C’est alors qu’a surgi le besoin d’un outil accessible en termes de connaissances techniques, mais qui prenne aussi en compte des contextes particuliers, par exemple les lieux où il n’y a pas d’accès à Internet et où d’autres langues sont parlées.

C’est ainsi que Mapeo a été développé, il y a environ sept ans. Il s’agit d’une plateforme pour laquelle les utilisateur·rices n’ont pas besoin d’un accès à Internet : il fonctionne en peer to peer, c’est-à-dire que les données sont actualisées à partir de la rencontre entre les personnes qui font le suivi des activités sur le territoire. L’outil est aussi très intuitif.

Photo Omer Bozkurt via flickr - CC-BY-2.0

– Peux-tu nous décrire le processus de travail avec les utilisateur·rices ? A quels défis devez-vous faire face ?

Je viens tout juste de débuter une année de changements importants, dont je peux vous parler. Le projet Mapeo a vu le jour dans un contexte très local, en collaboration avec des organisations qui étaient nos partenaires depuis un certain temps, et avec un accompagnement très étroit. Le projet a aussi débuté avec peu de budget et une base très simple en termes de programmation.

Ces derniers temps, cette base n’était plus suffisante pour répondre à toutes les sollicitations des personnes qui utilisent l’outil aujourd’hui. Les utilisateur·rices qui font le suivi, les membres des communautés avec qui nous travaillons et qui utilisent la plateforme, ont beaucoup à dire sur ce qui leur est utile ou ce qui pourrait leur servir.

Nous avons documenté tout ce processus lors de discussions et d’ateliers, et il existe aussi un canal de communication constant, tant au niveau du support technique que des conversations de fond sur ce qui se passe dans les territoires. Et à ce sujet, des besoins très clairs ont été identifiés ces dernières années, notamment une plus grande sécurité ou bien le fait de pouvoir stocker non seulement des photos mais aussi des fichiers audio et vidéo.

Comme la structure sur laquelle était construite Mapeo ne répondait plus à toutes ces demandes, nous avons entamé un processus de refonte du backend, pour pouvoir avancer sur une base plus solide.

Le processus de transformation qui a eu lieu au cours de l’année qui vient de s’écouler, a demandé beaucoup de réflexion, de conversations et aussi une grande concentration de l’équipe technique chargée du développement et de l’équipe de support produit pour réfléchir à l’accompagnement de tous ces changements.

Même si la plateforme peut toujours proposer des nouvelles fonctionnalités et des améliorations, il ne faut pas perdre de vue certaines caractéristiques essentielles du produit, comme son accessibilité, le fait qu’elle ne contienne que peu de boutons, son caractère très intuitif et son fonctionnement sur des portables très vieux qui disposent de peu de capacité.

Par conséquent, je crois que l’un des prochains défis sera de savoir comment équilibrer les améliorations qui sont demandées depuis les territoires, en gardant à l’esprit le principe de base de l’accessibilité, tant en termes techniques que d’utilisation. Un autre défi est de prendre en charge le besoin sans cesse croissant de documenter les menaces ou changements sur un territoire, avec la capacité de notre petite équipe. Le destin de Mapeo dépend du rythme des personnes utilisatrices et de la possibilité de rester en conversation permanente avec elles.

- Pourrais-tu nous raconter une expérience d’utilisation de Mapeo ?

Il y a un cas qui illustre très bien le fait que la plateforme peut cartographier les menaces, mais aussi la vie qui se déroule sur le territoire. C’est le cas du peuple waorani d’Équateur qui l’a emporté sur le gouvernement de ce pays contre l’entrée sur son territoire de compagnies pétrolières, qui invoquaient l’excuse que là, il n’y avait rien.

Le peuple waorani a utilisé la plateforme Mapeo pour présenter ses propres cartes et il a démontré tout ce qui, au contraire, existait bien sur le territoire, et tous les dangers encourus avec les permis que le gouvernement était en train de fournir aux compagnies pétrolières. Il a finalement réussi à interdire toute possibilité de développement de projets d’extraction sur leurs terres.

Cette utilisation par la population de ses propres cartes pour communiquer aussi vers l’extérieur sur ce qui existe dans les territoires a été très pertinente. Elle a généré d’autres actions dans d’autres communautés qui ont utilisé Mapeo pour leur propre usage. C’est une plateforme qui peut aussi permettre de documenter non seulement les éléments matériels, mais aussi ce qui est lié aux langues autochtones ou à la mémoire des communautés.

– L’équipe est majoritairement en télétravail. Avez-vous des réunions en présentiel ?

Au mois de mai, nous avons organisé une rencontre dans l’Amazonie équatorienne. Nous voulions vraiment réunir toutes les personnes avec lesquelles nous travaillons sur les différents territoires, et construire un espace pour qu’elles puissent aussi s’y retrouver entre elles.

Et ce fut réellement une rencontre. C’était l’essentiel : raconter des histoires, écouter les histoires des autres, et pas seulement sur les outils techniques mais aussi sur ce qui se passe dans leurs territoires, et sur la façon dont les outils les aident.

Nous avons été près de 50 personnes à y participer. Ça a été incroyable ! Il y avait des défenseur·ses des territoires de onze pays, et notamment d’Amazonie brésilienne, du Pérou, d’Équateur mais aussi de Nouvelle-Zélande.

Ces personnes venaient de plein d’endroits différents, et la question de la langue a été un défi. Ça a été très enrichissant : des lieux d’origine si différents mais avec des défis si similaires, notamment de nouvelles formes de colonisation, d’extractivisme et de spoliation qui fonctionnent de la même manière.

Lors de la rencontre, certain·es ont plutôt utilisé Mapeo, mais d’autres ont utilisé Terrastories. C’est une autre plateforme qui est aussi liée à la protection, mais plutôt des histoires au sujet des territoires. Et en parallèle, un processus de recherche sur l’expérience d’utilisation a été mené. L’équipe technique y a établi des conversations dynamiques avec des questions pour analyser si l’outil répondait aux besoins des individus dans des contextes différents.

Cet échange a donc été très enrichissant. De plus, l’équipe de développement était là ! Je crois qu’il s’agit là d’un autre défi que nous essayons constamment de relever : celui de mettre en relation celleux que nous accompagnons depuis leurs communautés et celleux qui sont chargé·es du développement. Car l’approche du travail doit être plus holistique.

- Quels liens y a-t-il entre anthropologie et technologie ?

Je crois que les deux se rejoignent dans leur dimension politique. Dans le questionnement et les modes d’observation. J’ai l’impression aussi que lorsqu’on ne comprend pas la technique, l’anthropologie permet d’utiliser des métaphores pour l’expliquer. Ainsi, chacun·e est capable de discuter de la vie quotidienne sans avoir forcément de bagage technique. On peut apporter son grain de sable pour repenser ce qui est présenté comme une technologie.

L’expérience en tant qu’utilisatrice de la plateforme m’apporte aussi beaucoup, et je vois bien qu’en se posant des questions et en utilisant toutes nos autres connaissances, on peut avoir un impact, étudier et repenser la technologie par d’autres biais.

Il faut aussi prendre conscience qu’on dit « technologie » de manière générale, alors qu’en réalité cela veut presque toujours dire technologies numériques. Mais il existe de nombreuses autres technologies, et elles ont été utilisées en grande partie pour raconter des histoires. Les technologies numériques ne font pas exception, elles servent aussi à raconter des histoires et il est possible de le faire en ses propres termes. Je réfléchis donc à comment apporter ma pierre à l’édifice, si ce n’est à partir de connaissances techniques, du moins à partir de ce qui est le plus important pour nous.

L’anthropologie m’a conduite à me poser de nombreuses questions que j’affectionne particulièrement : la façon dont on peut percevoir les caractéristiques d’un territoire tout en venant d’un autre endroit, en ayant un autre corps, en parlant d’autres langues, en ayant vécu des expériences différentes. Et aussi je crois que l’anthropologie a joué un rôle dans tout ce que j’ai fait, notamment l’amour que je porte aux histoires et la diversité dans la manière de les raconter ainsi que la diversité des territoires qu’elles décrivent.

Lire l’article original en espagnol sur sursiendo.org