Le droit à l’enracinement, une nécessité de notre époque

Carlos Juliá

, par ALAI

 

Cet article a été publié initialement en espagnol dans le n° 460 (novembre 2010) de la revue América Latina en Movimiento, intitulé Migraciones : Hacia la ciudadanía universal. Il a été traduit par Houria Lyoubi, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

L’expulsion des travailleurs ruraux et leur concentration dans les zones périphériques des grandes villes argentines sont la conséquence de plusieurs phénomènes :
 Une demande croissante de main-d’œuvre dans les ateliers et usines qui ont ouvert suite à l’implantation de succursales d’entreprises étrangères, d’abord européennes puis nord-américaines.
 Un récent développement industriel national qui s’étend grâce à la politique de substitution aux importations qui a été mise en place durant les guerres mondiales, mais également grâce à un certain nombre de mesures d’impulsion de l’industrie nationale à travers des politiques de crédits souples et la promotion de nouvelles activités industrielles par la Banque nationale de développement.
 Des avancées sociales arrachées par les travailleurs industriels.

Autrefois, la meilleure qualité de vie ne s’obtenait que dans les grandes villes où l’on trouvait des lieux d’assistance et de soin, ainsi que pour la formation et l’éducation des enfants. C’étaient autant d’incitations pour les travailleurs ruraux à rejoindre les zones industrielles des trois principales villes d’Argentine. À Buenos Aires, Rosario et Córdoba, se sont implantés non seulement les grandes industries, mais aussi les fournisseurs des composants industriels et des éléments de montage et d’assemblage de produits finis. Autant d’éléments fondamentaux et stratégiques pour l’obtention de résultats positifs dans le rapport investissement/bénéfices.

Aujourd’hui, l’importance des équipementiers automobiles nationaux et/ou étrangères, en termes d’actionnariat majoritaire, dans la fabrication du véhicule automobile final est reconnue. Les usines terminales fonctionnent selon les principes du toyotisme, comme des lieux d’assemblage de composants dans leur majorité non fabriqués par la marque. Ce sont de grands centres industriels avec relativement peu de travailleurs et un important développement robotique, qui leur permet de lancer en peu de temps un nouveau modèle en modifiant simplement les paramètres dans les systèmes qui ordonnent et programment les véhicules. Tout ce travail est effectué par des bras en acier, alors qu’autrefois, la rapidité de la ligne de montage était déterminée par la capacité du travailleur, avec l’expérience et l’habileté nécessaires pour réaliser une tâche comme l’ajustement d’un bouton en un temps record. Aujourd’hui, le temps de production est imposé par les possibilités de programmation, en relation directe avec la robotique.

Pour nous qui lisions, avec passion, il y a de cela cinquante ou soixante ans, les actualités, les histoires et les romans dont les protagonistes étaient l’automobile et tout ce qui est en rapport avec l’industrie automobile, il est difficile de comprendre la profonde transformation qui s’est s’opérer par la suite. À l’époque, nous savions que les véhicules les mieux finis étaient ceux qui sortaient de la chaine de fabrication le mercredi, le mercredi étant le jour où les équipes étaient au complet. Le personnel avait en effet pour habitude de s’absenter les lundi et vendredi, et il fallait donc improviser et solliciter des travailleurs qui n’étaient pas habituer à effectuer certaines tâches ou à en réaliser d’autres en plus des leurs dans le but de couvrir la chaîne, le poste d’un collègue qui était soit à l’infirmerie soit en repos après les excès du weekend ou après avoir anticipé un jour férié. De fait, sortaient sur le marché des véhicules auxquels il manquait souvent quelques vis, boulons, accessoires ou qui arrivaient sans les ajustements nécessaires et avec très peu de contrôle de qualité ; avec nombre d’accidents à la clé.

Selon certaines « rumeurs » d’usine, les cadres se réservaient les véhicules dont la date de sortie de l’usine correspondait à la moitié de la semaine ouvrée. Mais passons aux choses sérieuses ! Les choses ne se passent plus ainsi. Les robots ne boivent pas d’alcool, ne sont pas absents, ne sont pas de sortie tous les weekends et en cas de panne informatique, l’ordinateur est réparé ou remplacé si besoin, mais la chaîne de travail ne peut être suspendue. Les robots n’ont pas de vie, pas d’amours, pas de cœur et encore moins d’âme. Et ce n’est presque pas le cas non plus de ceux qui les exploitent, les grands groupes propriétaires de l’industrie automobile, qui, étant ainsi devenus indépendants des êtres humains, peuvent non seulement exploiter et remplacer les travailleurs à volonté, mais aussi les pays où ils implantent leurs usines. C’est ainsi qu’ils arrivent à faire pression sur les gouvernements : si ceux-ci ne leurs accordent pas de plus grands avantages fiscaux, ils les menacent d’interrompre la fabrication de certains modèles et de ne pas lancer de nouvelles lignes de productions. Des menaces aux conséquences sociales redoutées par les gouvernements nationaux, autant par les « bons » gouvernements que par les gouvernements « moyennement intéressés » par le bonheur du peuple. Ces derniers sont plutôt préoccupés par les conséquences politiques et sociales et les répercutions sur leurs administrations.

Lorsque les constructeurs obtiennent ce qu’ils veulent, ils annoncent qu’ils fabriqueront dans le pays tel ou tel modèle pour une période de deux ou trois ans, ce qui suppose un investissement de quelques millions de dollars destinés surtout à l’achat de machines, d’outils qu’ils importent depuis les maisons mères ; des investissements somme toute relatifs, ou du moins de très court terme, puisqu’ils sont d’une part détaxés et d’autre part rapidement renvoyés dans leur pays d’origine. Bien qu’en réalité, il ne s’agisse pas vraiment d’un investissement de capital étranger, il se retrouve couvert par les traités bilatéraux de protection des investissements et bénéficie du même traitement qu’un investissement effectué par une entreprise nationale. En outre, ils annoncent que cela aura pour effet la création d’un nombre donné d’emplois fixes directs et indirects, ce qui est en fait incertain ou du moins relativement flou puisque les travailleurs embauchés sont en général ceux-là mêmes qui arrêtent de travailler sur les chaînes de production d’autres modèles qui commencent à être interrompues. Ceux qui travaillaient sur le montage de la vieille camionnette développée en 2006 par exemple sont employés à la fabrication du modèle qui sortira en 2011 grâce à des cours d’adaptation à ce nouveau prototype. La fabrication de modèles précédents tend évidemment à être arrêtée.

Technicisation et chômage

Les ouvriers et les syndicats acquiescent à ces politiques entrepreneuriales afin de ne pas perdre de postes de travail ni engendrer plus de chômage. D’autre part, il y a une certaine logique juridique à cette acceptation, car pour l’ouvrier cela ne suppose ni mission différente ni lieu de travail différent, ce qui pourrait être interprété comme un licenciement déguisé, mais est plutôt une adaptation à l’évolution des technologies. Cependant, les avancées technologiques sont présentées comme amenant de nouveaux postes de travail, de nouveaux investissements, de la croissance et améliorant la confiance des entreprises envers le pays. On aurait dit exactement les mêmes choses s’il avait été décidé que le nouveau modèle serait assemblé au Brésil, au Mexique, en Espagne, en Afrique du Sud, en Equateur ou en Colombie. Avec le toyotisme, les uniques gagnants sont les industries automobiles. Afin de comprendre à quel point l’industrie automobile fonctionne selon le toyotisme, il suffit de prendre en compte le fait qu’aujourd’hui, quelle que soit la marque parmi les leaders sur le marché, on produit le double de véhicules avec seulement la moitié des ouvriers qui étaient employés dans le secteur dans les années 80. Autrefois, dix milles ouvriers étaient nécessaires pour produire cinq mille autos ; aujourd’hui avec cinq mille ouvriers on fabrique dix mille autos, et ils prévoient d’augmenter encore plus ce chiffre, avec pour objectif de voir sortir dix autos pour chaque ouvrier sur la chaîne de montage.

À ce stade du récit, le lecteur est en droit de se demander ce que tout cela a à voir avec le droit à l’enracinement. A première vue, rien. Mais… En réalité, tout est lié. Commençons par rappeler les causes des déplacements de population depuis les zones rurales jusqu’à la ville. Ensuite, reprenons le exemple qui soit : l’industrie automobile. Le travail s’est concentré dans les zones industrielles autour des grandes villes du Sud, avec accès aux ports, aux chemins de fer, aux grands aéroports et aux autoroutes pour le transport terrestre. En plus des infrastructures, les grands complexes industriels, à travers des investissements financiers spéculatifs, se transformèrent en grands groupes aux investissements diversifiés dans différents domaines. Des groupes qui transfèrent leurs investissements de l’industrie métallurgique à l’alimentation, à la chimie ou à la construction en peu de temps, changeant à peine de dirigeants et en sous-traitant en grande partie leurs productions. De cette manière, d’une part ils réduisent les risques et évitent les pertes, et d’autre part, ils gagnent davantage de facilité pour esquiver les lois fiscales et les lois du travail, et dégagent ainsi de plus grands bénéfices, tout cela en versant à travail égal de moins bons salaires, moins d’impôts et moins de contributions sociales. En clair, les ressources revenant normalement à l’État et aux travailleurs viennent en fait gonfler les bénéfices de l’entreprise. L’exemple le plus frappant est celui de l’Argentine, avec la baisse des contributions patronales des années 1990, qui a constitué concrètement un transfert de plusieurs millions au détriment des caisses de l’État et de la sécurité sociale des travailleurs, et au bénéfice de la rentabilité et de l’accumulation de capital du secteur entrepreneurial. On estime que depuis la mise en œuvre de cette mesure, les employeurs ont cessé de reverser à l’État et ont accumulé pour leur propre bénéfice une somme évaluée globalement à plus de 90 000 millions de pesos.

Renverser les mouvements migratoires

Autrefois, avec de grandes usines aux dizaines de milliers d’employés sous contrat, avec des lois sociales et des salaires assurés, le risque était plus grand et les gains étaient réduits. Le néolibéralisme a rendu possible la destruction de cet état de bien-être social.

Aujourd’hui, en périphérie des grandes villes, il y a de véritables « armées de réserves » qui attendent de pouvoir obtenir un emploi, même précaire, non officiel, sous-traité et rémunéré 30% de ce qu’un travailleur sous contrat gagnerait à tâche égale.

Le retour à l’enracinement est le long et unique chemin que nous devons prendre afin de retrouver non seulement la dignité du travailleur, ses droits pleins, son droit à se réaliser, mais aussi son bonheur, ce que le Dr. Floreal Ferrara, grand maître et camarade, qui fut à deux reprises fut ministre de la Santé de la province de Buenos Aires, considère comme la définition même de santé.

C’est la raison pour laquelle, il est fondamental de persévérer, de s’obstiner à répéter les raisons pour lesquelles nous devons retourner à nos origines culturelles, à nos terres natales, à renverser les mouvements migratoires vers les périphéries des grandes villes, des mouvements provoqués par les différentes raisons énumérées dans cet article, et qui sont une réalité que nous devons aujourd’hui remettre en cause.

Les régimes dictatoriaux les expulsaient de leurs baraquements, de leurs campements en faisant usage de la force, les faisaient disparaître ou les cachaient. Les gouvernements démocratiques qui leur ont succédé, sans faire preuve de réelle volonté nouvelle de leur donner des conditions de vie dignes, leur offraient seulement des aides ponctuelles, généralement en période électorale, sans essayer de trouver de réelles solutions de fond à leurs problèmes. Des problèmes qui sont de réels drames existentiels. Ils ont toujours été considérés par le premier type e régimes comme des sujets à peine humains, sans droit à l’existence. Les autres régimes, autoproclamés démocratiques, mais plus proches des droites, de ces mêmes droites qui les ont appauvris, les ont considérés comme des citoyens de seconde voire de troisième zone. En Argentine aujourd’hui, comme dans le reste de l’Amérique du Sud, nous commençons à peine à respecter leurs droits, les respecter pour ce qu’ils sont, des êtres humains, des citoyens dignes.

Nous ne devons pas oublier que la majorité des migrations sont la conséquence de la paupérisation des peuples, de la faim, du manque de travail et de la pénurie de ressources vitales, à quoi s’ajoute le phénomène récent des déplacements forcés causés par le réchauffement global qui obligent des personnes, des familles, des communautés entières à partir loin de leur terre natale à la recherche de moyens de subsistance.

Migrer est bien plus que se déplacer d’une terre vers une autre à la recherche de nouvelles opportunités de travail, à la recherche d’une vie meilleure. Il s’agit surtout d’abandonner l’endroit qui nous a vu naître, la terre où sont enterrés nos ancêtres, mais aussi notre culture, nos coutumes, toutes les connaissances et savoirs acquis au cours d’une vie. On laisse aussi derrière soi toutes nos rues, nos paysages et êtres aimés qui souffrent du déracinement autant que ceux qui partent. De tout cela, il nous est possible d’emporter seulement des souvenirs et de la nostalgie. Tout ceci, avec le temps qui passe, devient flou et est effacé par de nouvelles habitudes et de nouveaux souvenirs. Qu’elles soient culturelles, morales ou spirituelles, le seul espoir de récupérer toutes ces richesses perdues par celui qui s’est vu obligé de migrer pour des raisons qui ne sont pas de sa volonté est de pouvoir retourner vers sa terre natale dans des conditions dignes.

Pour toutes les raisons que nous avons ici exposées et pour bien d’autres encore, nous soutenons depuis un certain temps à travers « Le cri des exclus » en Argentine, l’importance primordiale du Droit à l’enracinement pour nos peuples. Le but est également de pouvoir identifier clairement les causes des mouvements migratoires afin d’apporter des solutions aux problèmes liés à la migration. Comme l’affirme Alberto Acosta, « le droit à la migration est louable mais il est toujours préférable de se stabiliser chez soi ». En ce sens, la Déclaration Finale de l’Assemblée des Mouvements Sociaux du IVe Forum Social Mondial des Migrations affirme que : « Nous défendons le droit à l’enracinement comme résultant du respect des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux, nous défendons la libre circulation des hommes et le droit au retour, le droit de migrer ou de ne pas migrer et le droit de ne pas être déplacé et enfin le droit à la Paix. »

C’est de nous seulement que dépend la volonté d’être libre ou esclave.

Carlos Juliá est coordinateur du « Cri des exclu-e-s » (Grito de los/las Excluidos/as) pour l’Argentine-Cône Sud