La main-d’œuvre agricole

, par Africa is a Country , DIENG Rama Salla, MULA Vanessa (trad.)

Pour mieux résister à l’accumulation néocoloniale moderne, il nous faut revenir sur l’histoire de l’accaparement des terres en Afrique.

Au nord du Sénégal, une femme et un enfant récoltent des tomates.

Les accaparements de terres et les investissements agricoles modernes ont fortement attiré l’attention. Les transformations du régime foncier, de la production agricole, ainsi que de la reproduction sociale faisant suite aux ruées vers les terres ont fait l’objet d’une riche littérature. La question de la main d’œuvre, et de ses implications dans la transformation structurelle et dans l’avenir du secteur agraire est centrale.

L’extraversion, les exportations et la question de la main d’œuvre

En Sénégambie, les besoins multiples en matière de vivres, de terre et de capital sont historiquement liés à la recherche d’une nouvelle main d’œuvre ainsi que de nouvelles cultures marchandes (coton, puis arachide, suivi par les fruits frais et les légumes) sur les marchés européens émergents. Certaines de ces transformations ont été largement documentées par l’économiste égyptien Samir Amin, l’historien sénégalais Boubacar Barry et l’historien étatsunien Sven Beckert. En 1819, la France et les dirigeants du royaume de Waalo (au nord du Sénégal) signèrent le traité de Ndiaw, lequel autorisait la France à installer trois structures agricoles destinées à l’exportation dans le nord du Sénégal. Ce projet de colonisation agricole échoua principalement à cause de l’opposition des habitant·es du royaume de Waalo (les Waalo-Waalo) et de l’incapacité des dirigeants coloniaux français à contrôler les concessions territoriales dont ils se croyaient, par le seul fait du traité, légitimement et définitivement propriétaires. Les chefs waalo, qui géraient la terre au nom de leur communauté, ne voyaient pas les choses de la même façon. Cette divergence d’interprétation sur la gestion de la terre devint une source de conflits répétés.

S’ajouta le problème du manque de main d’œuvre — les Waalo-Waalo refusèrent le travail forcé, préférant s’occuper des cultures vivrières plutôt que des cultures d’exportation. Ce refus entraîna le retour de la traite clandestine des esclaves et des violences en découlant. L’insécurité créée par les voisins du Waalo ainsi que la résistance du capital marchand participèrent à l’échec. Ces faits sont essentiels pour comprendre comment diverses dynamiques historiques se sont installées, conduisant la région de la vallée du fleuve Sénégal (historiquement le Waalo) à devenir le théâtre de la ruée vers les terres qui a commencé en 2007/2008, en particulier pour la production de fruits frais et de légumes destinés à l’exportation.

Étudier cette histoire si riche permet de mieux comprendre les relations d’exploitation et de résistance contemporaine à l’extractivisme de la part d’un certain nombre de communautés de la région. C’est un rappel de la violence de l’accumulation primitive, une violence qui a toujours cours. L’historien tanzanien Issa Shivji l’exprime bien :

Le premier contact de l’Afrique avec l’Europe n’a pas été commercial, c’est-à-dire un échange de produits, mais plutôt un pillage unilatéral de ressources humaines. L’esclavage des Africains n’était ni un commerce, ni un mode de production. Il s’agissait simplement du pillage d’un peuple à l’échelle d’un continent, perpétré par les armes durant quatre siècles.

Malgré la tentative ultérieure de développer de nouvelles cultures en 1826 à Saint-Louis, le capital marchant l’a finalement emporté, face à l’échec de l’agriculture. Par conséquent, comme Catherine Boone l’indique, les dirigeants postcoloniaux « héritèrent après 1960 d’un pays organisé par et pour le capital marchand ». De la même façon, Koddenbrock, Kvangraven et Sylla décrivent comment le capital marchand a par la suite établi des structures d’extraction coloniales et postcoloniales.

Au-delà des processus d’acquisition de terres, il faut prêter attention à la façon dont la terre se transforme en capital ainsi qu’à la façon dont les ouvriers agricoles sont inclus, exclus, ou plutôt défavorablement intégrés dans ces réseaux agroalimentaires. Ruth Hall, dans son essai de 2011 sur l’accaparement des terres en Afrique australe, fournit par exemple une typologie utile des transformations agricoles, de l’agriculture vivrière à une agriculture basée sur des impératifs capitalistes. En dehors des modèles basés sur le déplacement des producteurs primaires et l’établissement de grands domaines agricoles tournés vers l’exportation, Hall insiste sur les systèmes de « commercialisation in situ » et de « production agricole contractuelle » dans lesquels de petits producteurs de produits de base et d’autres utilisateurs agricoles sont intégrés à la chaîne de valeur commerciale. Cela nous invite d’autant plus à nous affranchir de l’eurocentrisme et du nationalisme méthodologique dans nos analyses de l’origine du capitalisme et des processus d’exploitation.

Les héritages du capitalisme colonial racial et patriarcal

En 1961, un an après la célébration de l’indépendance de 17 pays d’Afrique dont le Sénégal , le philosophe français Frantz Fanon publia Les Damnés de la Terre. Il écrit :

Le système colonial en effet s’intéressait à certaines richesses, à certaines ressources, précisément celles qui alimentaient ses industries. Aussi la jeune nation indépendante se voit-elle obligée de continuer les circuits économiques mis en place par le régime colonial. Elle peut, bien sûr, exporter vers d’autres pays, vers d’autres zones monétaires mais la base de ses exportations n’est pas fondamentalement modifiée. […] Il faudrait peut-être tout recommencer, changer la nature des exportations et non pas seulement leur destination […] Or, pour ce faire il faut autre chose que l’investissement
humain […] Si les conditions de travail ne sont pas modifiées il faudra des siècles pour humaniser ce monde rendu animal par les forces impérialistes

Les pays africains ont développé certaines cultures uniquement pour répondre aux besoins des métropoles européennes. Au Sénégal par exemple, la demande croissante de graines oléagineuses, en état de pénurie sur les marchés européens, a été un facteur décisif dans la décision du pays de produire de l’huile végétale avant l’indépendance. L’introduction d’arachide par les Français pour répondre aux besoins de l’économie coloniale a influencé la spécialisation du Sénégal dans cette culture d’exportation spéculative, et accru la différenciation sociale rurale avec l’expansion du commerce et des cultures marchandes.

Fanon comprenait déjà la place centrale de la main d’œuvre dans l’aliénation et la soumission des économies africaines postcoloniales à une division internationale du travail et de la production alimentaire qui n’a jamais été pensée en faveur de leur propre évolution et de celle de leurs peuples. Il appelait ces pays à repenser leurs priorités pour redéfinir le sens de l’indépendance et de la souveraineté pour eux même et par eux-mêmes : Que devraient-ils produire ? Au bénéfice de qui ? Pourquoi ? Il avait compris que des arguments basés sur un avantage historique « comparatif » souvent inventé étaient indéfendables — car condamnant les pays du Sud à faire passer la production de denrées alimentaires destinée aux autres, la plupart du temps les pays du Nord, avant la leur.

« Des industries sans cheminées » [1] et des avenirs agricoles souverains

L’horticulture d’exportation a été présentée comme une voie d’accès prometteuse à l’industrialisation pour l’Afrique, dans un contexte de croissance sans emploi. Elle est devenue l’un des trois secteurs d’exportation les plus avantageux du Sénégal. A côté d’autres services commercialisables comme le tourisme, le transport et l’informatique, l’horticulture d’exportation, en particulier dans le secteur des fruits et légumes frais ainsi que dans la chaîne de valeur de l’agroalimentaire, est désormais perçue comme une alternative à l’industrie en Afrique. L’horticulture d’exportation est prônée pour la transformation structurelle qu’elle serait capable d’apporter aux économies africaines sans passer par l’usine (l’industrie traditionnelle lourde par excellence). Par exemple, les exportations horticoles sénégalaises vers l’Europe ont connu une hausse spectaculaire au cours des dix dernières années — de 7 767 319 kg en 2000, 29 910 997 kg en 2009, à 105 982 906 kg en 2019 selon les données de l’agence d’investissement gouvernemental sénégalais.

Mais qu’est-ce que l’industrialisation si elle représente un frein à un avenir souverain ? Samir Amin a compris le problème et appelé à un détachement, pas comme une autarcie, mais comme un refus du pays de soumettre sa stratégie nationale de développement à l’impératif de mondialisation et d’accumulation à une échelle mondiale. Only People Make Their Own History (2019), un recueil des dix essais d’Amin les plus convaincants publié après sa mort, comporte un rappel notable des contradictions agraires du capitalisme et de la violence mortelle des dynamiques persistantes de l’accumulation primitive :

Une grande partie de la gauche a toujours adhéré à l’affirmation que le capitalisme a effectivement résolu la question agraire dans ses centres développés (...). Ce qui a toujours été éludé, c’était que le capitalisme a résolu les difficultés des centres en provoquant un énorme problème agricole dans les périphéries, qu’il ne peut résoudre que par le génocide de la moitié de l’espèce humaine.

En tant qu’intellectuelle féministe africaine, Oyèrónké Oyěwùmí nous rappelle que la colonisation consistait autant à « asservir les corps et les esprits » qu’à asservir les pays en tant qu’entités physiques. C’est pourquoi il faut replacer l’accaparement des terres ainsi que la production alimentaire dans leur contexte historique afin de comprendre comment les processus d’accumulation d’hier et les réponses politiques apportées se sont consolidés pour influencer, au moins en partie, la façon dont les communautés répondent aux transactions agraires d’aujourd’hui. Sans cette nécessaire contextualisation de l’accaparement des terres, impossible de démêler les schémas d’accumulation, d’établir la généalogie du capitalisme racial, et de documenter la résistance au-delà de la dépossession. Cela perpétuerait également le mythe qui veut que l’accumulation ne vise que la terre, et pas la main d’œuvre, et il deviendrait impossible de déterminer quoi produire et pour qui.

L’étude du cas qui a eu lieu il y a plus de 200 ans au Waalo illustre le caractère central du facteur travail pendant les ruées vers les terres et comment cela a exacerbé la différenciation sociale et la mobilité. Cela a aussi transformé la cartographie de la production alimentaire, avec une dépendance croissante envers les réseaux de travailleur·ses du social pour la reproduction sociale capitaliste dans les pays du Sud.

Étudier les dynamiques de capitalisation de la terre et de la main d’œuvre dans les réseaux agroalimentaires africains et mondiaux contemporains à la lumière de cette riche histoire, nous permet de comprendre les interactions et les divisions de l’accumulation au niveau mondial, ses conséquences locales, ainsi que certaines promesses et mécontentements du/vis-à-vis du développement postcolonial.

Voir l’article original en anglais sur le site de Africa is a Country

Notes

[1NdT : fait référence à l’industrie lourde traditionnelle plutôt polluante et coûteuse (l’expression anglaise évoque les cheminées). Les images illustrant ce type d’industrie montrent souvent d’épaisses fumées de cheminée.

Commentaires

Rama Salla Dieng, citoyenne sénégalaise, est maîtresse de conférences en développement international et en études africaines à l’université d’Édimbourg, au Royaume-Uni.

Cet article, initialement paru le 19 décembre 2022 sur le site d’Africa is a country (CC BY 4.0), a été traduit vers le français par Vanessa Mula, traductrice bénévole pour ritimo.

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