En Iran et ailleurs, les arrestations de chanteur·ses et de danseur·ses montrent à quel point la musique peut être un puissant outil de résistance

, par The conversation , DE AMORIM Virginie (trad.), GHADERY Farnoush, MULA Vanessa (trad.)

Il est interdit aux Iraniennes de chanter et de danser en public. Malgré tout, beaucoup d’entre elles postent des vidéos sur les réseaux sociaux où elles dansent et chantent sur Roosarito (Ton Voile), la chanson du chanteur Mehdi Yarrahi. Cette vague de vidéos fait suite à l’arrestation de Yarrahi survenue le 28 août dernier. La République islamique d’Iran a jugé la chanson « illégale et contraire aux mœurs et aux coutumes de la communauté islamique ».

Roosarito est l’un des nombreux hymnes servant de bande-son au mouvement Femme, vie, liberté, qui a débuté le 16 septembre 2022, lorsque Jina Mahsa Aminia, une Kurde iranienne âgée de 22 ans, a été tuée par la police des mœurs. Amini avait été arrêtée pour n’avoir pas suffisamment couvert ses cheveux, en vertu des lois iraniennes sur le port obligatoire du voile. Depuis lors, le pays assiste à des vagues de manifestations régulières en faveur de la liberté et de l’égalité, et en particulier, mais pas uniquement, pour les droits des femmes.

Mes recherches sont orientées sur la façon dont la musique et la danse peuvent être des formes de résistance et de plaidoyer dans les luttes pour les droits humains, surtout dans les mouvements féministes.

Dans Roosarito, Yarrahi milite pour le port facultatif du voile pour les Iraniennes, et rappelle aux auditeur·ices que le peuple iranien « a perdu beaucoup d’êtres chers pour obtenir la démocratie et la liberté ». Quelques mois plus tôt, sa chanson Soroode Zan (Hymne de la femme) avait été jouée et chantée à travers tout le pays dans les manifestations.

La chanson de Shervin Hajipour intitulée Baraye (“Pour”) est peut-être celle qui englobe et décrit le mieux le mouvement Femme, Vie, Liberté. Hajipour a écrit Baraye à peine quelques jours après la mort d’Amini en rassemblant les tweets exprimant les espoirs des Iranien·nes “pour” un futur libéré de la violence et de l’oppression. Des artistes du monde entier ont interprété Baraye dans un torrent de soutien pour le peuple iranien.

Les réseaux sociaux ont débordé d’images de femmes chantant et dansant en Iran, dans un mouvement de défiance contre le régime et l’oppression qui le caractérise. La vidéo la plus connue, montrant un groupe de cinq jeunes femmes dansant en public sans hijab à Téhéran sur Calm Down, de Rema et Selena Gomez, a inspiré une tendance Tik Tok. Après l’arrestation de ces femmes, des Iranien·nes et des personnes d’autres nationalités ont commencé à reproduire la danse et à poster leurs vidéos en signe de solidarité.

"Women, Life, Freedom" protest in London - photo Garry Knight via flickr, CC0 1.0 (public domain)

Une tendance musicale mondiale

L’Iran n’est pas le seul pays où la musique est employée comme moyen de sensibilisation aux problèmes de justice sociale. Face aux efforts des talibans pour exclure les femmes de la vie publique afghane,deux sœurs anonymes, dissimulées par une burka pour leur protection, ont enregistré des chansons à leur domicile. En précisant que leurs voix « est celle de toutes les femmes qui ne peuvent pas s’exprimer et manifester », leurs chansons sur la douleur mais aussi sur l’espoir d’un changement, ont retenu l’attention du monde entier.

En 2019, la chanson du collectif féministe chilien LasTesis intitulée Un Violador en Tu Camino (Un violeur sur ton chemin), est devenue l’hymne de la lutte chilienne contre la violence étatique. De l’Inde et la Turquie en passant par les États-Unis et le Venezuela, des mouvements féministes ont utilisé la chanson de LasTesis dans leurs manifestations en faveur de l’égalité des genres.

Les mouvements féministes se caractérisent par un sens aigu de la communauté et de la collaboration. Forme d’art s’appuyant sur la collaboration et encourageant l’esprit communautaire, la musique peut s’avérer précieuse pour de tels mouvements. Les auditeur·ices sont invité·es à chanter à leur tour, à partager la musique et la danse avec leurs communautés et à créer leurs propres prestations. Le rôle important qu’elle joue dans de nombreuses cultures fait de la musique un moyen de communication efficace pour faire passer des messages puissants et fédérer en faveur d’une cause.

Les artistes ont aussi utilisé la musique pour attirer l’attention sur les causes de leurs communautés. La chanteuse péruvienne Renata Flores écrit, chante et rappe dans sa langue maternelle, le Quechua. Associant des genres musicaux modernes à de la musique et à des instruments traditionnels andins, elle attire l’attention sur l’exclusion des peuples et des cultures autochtones.

Américaine d’origine syrienne, Mona Haydar est devenue célèbre en 2017 avec sa chanson Hijabi. Haydar aborde à la fois l’islamophobie et les préjugés contre les femmes musulmanes au sein des sociétés occidentales et la misogynie à laquelle elles sont confrontées dans les communautés musulmanes.

La rappeuse pakistanaise Eva B est également devenue célèbre. Elle rappe en ourdou et en baloutchi, utilisant ses chansons pour défendre les droits des femmes et pour aborder des problèmes plus larges auxquels fait face sa communauté du quartier de Lyari, à Karachi.

La musique et le changement social

La musique est depuis longtemps un instrument de justice sociale. Du blues au hip-hop, des genres musicaux entiers sont nés à partir des expériences traversées par les américain·nes noir·es aux États-Unis. Internet et le streaming ont facilité la diffusion à une échelle mondiale de la musique d’un plus large éventail de mouvements sociaux.

L’ajout récent au Grammy Awards de la catégorie « meilleure chanson pour le changement social » montre que l’industrie musicale reconnaît, elle-aussi, l’importance de la musique dans le militantisme. Le tout premier prix de ce type a été décerné à Hajipour pour sa chanson Baraye.

Le pouvoir que possède la musique d’inspirer le changement social n’a pas échappé aux pouvoirs despotiques en place. Plusieurs exemples de persécutions infligées par l’Iran le montrent clairement : Yarrahi, Hajipour, les cinq femmes de la vidéo, Toomaj Salehi (un rappeur appréhendé en octobre 2022 pour son soutien aux manifestations et condamné à six ans de prison) et Saman Yasin (un rappeur iranien d’origine kurde condamné à mort en octobre 2022 pour avoir participé aux manifestations, aujourd’hui en attente d’un nouveau procès).

Beaucoup d’autres qui, de leur voix ou à travers leur art, ont manifesté leur soutien au mouvement Femme, Vie, Liberté ont été appréhendés, torturés ou pire encore. Plus récemment, le manifestant Javad Rouhi est mort en détention dans des circonstances suspectes, suite à la diffusion d’informations faisant état de graves sévices physiques et psychologiques infligés sur sa personne par les autorités. Rouhi avait été arrêté en septembre 2022 après avoir dansé et chanté dans la rue dans le cadre de manifestations.

En Afghanistan, les talibans ont non seulement interdit la pratique et l’écoute de la musique, mais ils ont aussi brûlé en juillet 2023 des instruments musicaux confisqués pour empêcher la « corruption » des citoyen·nes par le biais de la musique.

Ces tentatives de suppression des artistes et de toute performances musicales sont la preuve que le chant et la danse ont le pouvoir d’unir les gens dans une cause commune, et de diffuser un message qui résonne bien au-delà des communautés directement concernées.

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