En Équateur, la guerre judiciaire continue malgré le Coronavirus

, par NACLA , SCHÜTZHOFER Timm Benjamin

Alors que le Covid-19 déchire l’Équateur, le président Moreno politise la justice pour fortifier ses mesures d’austérité.

Vu de la rue García Moreno à Quito, capitale de l’Équateur. Photo : Cayambe (CC BY-SA 3.0)

Le 7 Avril, portant un masque et des lunettes de protection contre le Coronavirus, un juge équatorien a condamné l’ancien président Rafael Correa à 8 ans de prison avec l’interdiction pour lui de travailler dans le secteur public pendant 25 ans. Le tribunal a jugé Correa et 19 autres personnes, coupables d’avoir accepté 8 millions de dollars de pot-de-vin pour financer leurs campagnes électorales entre 2012 et 2016. Mais les critiques disent qu’il s’agit de nouveau d’un cas d’intimidation légale ou de « guerre judiciaire » afin de discréditer les leaders de la gauche, faisant suite à un déroulement de l’affaire similaire à celles contre Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil et Cristina Fernandez de Kirchner en Argentine.

L’aboutissement de cette campagne, que Correa et ses allié·es ont dénoncée comme étant une persécution politique, survient alors que l’effroyable situation à Guayaquil - bouclée à cause du Covid-19- place l’Équateur sous les projecteurs de la scène internationale. Parmi les scènes de cadavres dans les rues, de familles endeuillées, un système de santé en déclin, et des autorités incapables de réagir, la mortalité dans la province Guayas est passée de 3 000 à 11 000 cas en six semaines. La réponse chaotique au Covid-19 a alimenté les critiques envers le président Lenín Moreno –élu à gauche mais gouvernant à droite- et sa politique d’austérité, incluant des coupes budgétaires dans la santé publique. Ancien allié de Correa, il a eu recours à la politisation de la justice et à la militarisation pour faire taire ses ancien·nes allié·es et dissident·es.

Le procès est un tournant important pour les élites équatoriennes au pouvoir, qui croient que le meilleur moyen de garder le contrôle est d’éliminer les alternatives. En réponse à cette conviction, Correa a tweeté : « Et bien, c’est ce qu’ils cherchaient à faire : manipuler la justice pour obtenir ce qu’ils n’auraient jamais réussi à avoir par les urnes. » Correa, aujourd’hui installé en Belgique, clame son innocence.

Un nouveau coup dur pour la justice équatorienne

Le parquet accusait Correa et Glas d’être à la tête d’une structure hiérarchique de corruption. Finalement, ils ont été reconnus coupables d’avoir incité à la corruption. Ils n’avaient pas la possibilité formelle de réfuter cette incitation présumée. L’affaire a impliqué de nombreuses irrégularités et violations de droits des accusés, mais ces « erreurs » ont été acceptées dû à une supposée contrainte de temps. Pour empêcher Correa de se présenter à la vice-présidence ou comme député, le jugement à dû être rendu par un tribunal de seconde instance. Celui-ci n’a pas convoqué l’ancien vice-président de Correa entre 2007 et 2013, Lenín Moreno.

Aux côtés de Glas, incarcéré depuis 2017 pour corruption lors d’un procès tout aussi douteux, les plus célèbres collaborateur·rices convoqué·es étaient l’ancienne ministre des travaux publiques Maria de los Angeles Duarte et l’ancien secrétaire juridique Alexis Mera. En plus d’une peine de prison et de 25 ans d’interdiction d’exercice politique, la peine inclus l’obligation d’installer une plaque commémorative au palais présidentiel afin d’y présenter des excuses publiques, ainsi que 300 heures d’enseignement à l’éthique. L’ancienne conseillère du président, Pamela Martinez et son assistante Laura Terán, ont, quant à elles, reçu des peines moins lourdes car elles ont collaboré dans les poursuites judiciaires.

L’affaire a commencé avec une enquête publiée en ligne en mai 2019 affirmant que Correa et Glas auraient remporté la victoire électorale grâce à des pots-de-vin provenant de la compagnie de construction brésilienne Odebrecht ainsi que d’autres multinationales. La publication était le prototype parfait pour en faire un spectacle médiatique. Elle affirmait que des responsables politiques, avec en tête Correa, organisaient un système clandestin afin de recevoir des pots-de-vin en échange de contrats publics. Le système finançait les campagnes électorales du parti en place Alianza PAÍS, dont bénéficiaient en partie les accusés, selon le rapport. La procureure générale Diana Salazar a rapidement lancé une enquête officielle, tout en passant outre les preuves de l’implication de Moreno dans l’affaire de corruption des INA Papers affirmant que le président aurait des liens avec des sociétés-écran offshores.

Salazar a apporté de bien maigres preuves. Un transfert de 6000 dollars vers le compte bancaire privé de Rafael Correa a été utilisé comme preuve qu’il était bien à la tête de ce supposé réseau de corruption. La somme, cependant, était un emprunt provenant d’un fond de solidarité parmi l’équipe du bureau du président que Correa a remboursé en totalité en versements mensuels de 500 dollars, selon les dires de l’ancien président. C’est un carnet de note dans lequel l’ancienne conseillère du président Pamela Martinez aurait prétendument inscrit tous les paiements illicites qui a constitué la preuve principale. Étonnement, il est apparu que ce carnet a été rédigé en 2018 – des années après le déroulement des supposés actes de corruption. Encore plus surprenant, la quatrième de couverture était endommagée de manière à ne pas pouvoir confirmer la date de production indiquée sur le code barre. Le tribunal n’a pas autorisé d’expertise quant à la date réelle d’écriture du carnet. Dans son témoignage, Laura Terán, l’assistante de Martinez, décrit un organigramme présentant le gouvernement de Correa comme une organisation mafieuse. Ni Martinez, ni Terán n’ont répondu aux questions des autres co-accusés, qui n’ont pu recroiser les témoignages. Au mieux, les témoignages de Martinez et Terán indiquaient une violation des règles de finance des partis, pas de corruption.

Pendant ce temps, les qualifications de l’experte légale de la procureure, Alexandra Mantilla, ont largement été remises en cause. Accusée d’avoir falsifié son CV, elle a été durement critiquée du fait de n’avoir pas interrogé l’authenticité des carnets de note de 2018. Des documents ayant fuité, qui détaillent des accords secrets entre le tribunal et l’accusation, ont par la suite discrédité le procès.

Coronavirus, crise, et retour à l’ingouvernabilité.

La réponse inadéquate de l’Équateur au Covid-19 est la conséquence de politiques néolibérales et de la destruction de structures de gouvernance viables, laissant le pays mal préparé. Apparemment, des stratèges du gouvernement ont vu dans la crise une opportunité pour Otto Sonnenholzner – troisième vice-président de Moreno depuis sa prise de fonction et potentiel candidataux élections de février 2021- de se démarquer. Sonnenholzner a été à la tête du Comité National des Opérations d’Urgence (COE), alors que Moreno a été absent pendant la majeure partie de la crise.

Le gouvernement Moreno a réduit les dépenses de santé publique depuis 2017, un retour de bâton sévère par rapport au vaste développement du système de santé publique pendant les 10 ans où Correa a été au pouvoir. Les investissements ont été particulièrement touchés en chutant de 306 millions en 2017 à 201 millions en 2018 et 110 millions en 2019. Selon une estimation, 3680 employé·es du secteur de la santé publique ont été licencié·es en 2019 seulement, et 2500 à 3500 personnels de santé ont perdu leur emploi lors des vacances de carnaval selon des syndicalistes. L’Équateur a également rompu de manière unilatérale son accord de coopération sanitaire avec Cuba l’année dernière, renvoyant 400 docteur·es cubain·es. Désormais, la crise s’est aggravée avec le fort pourcentage de travailleur·ses de santé infecté·es par le Covid-19.

En plein cœur de cette pandémie, la ministre de la santé Catalina Andramuño a démissionné, déclarant qu’aucune ressource budgétaire n’a été allouée pour combattre le virus. Sur CNN, la ministre de l’intérieur Maria Paola Roma était incapable de défendre les actions du gouvernement. La démission d’Andramuño eu lieu quelques jours avant que le gouvernement opère un remboursement de la dette controversé de 324 millions de dollars, alors que l’argent manquait pour faire face à l’urgence.

Entre temps, la maire de droite de Guayaquil, Cynthia Viteri, a ordonné aux employé·es municipales·aux, dont la police métropolitaine, de bloquer la piste de l’aéroport de Guayaquil afin d’empêcher KLM et Iberia d’atterrir –en dépit des autorisations fédérales- les obligeant ainsi à se diriger vers Quito. Les avions étaient censés ramener les touristes dans leurs pays d’origine. Le mépris éhonté de Viteri pour les lois nationales et internationales est la continuité logique de la traditionnelle stratégie de « Guayaquil d’abord ». Comme d’habitude, le régionalisme réémerge en temps de crise nationale. Le vieux discours qui rend le gouvernement national responsable des problèmes de la ville et qui présente Guayaquil comme un « modèle de réussite » n’est désormais plus tenable avec le Covid-19. Les problèmes d’inégalités sociales et de pauvreté suite à des décennies de gouvernements de droite dans la cité portuaire –exacerbés par des restrictions budgétaire nationales dans la santé publique- sont devenus visibles aux yeux de tous.

Les conflits autour des niveaux de compétence ne sont pas confinés à Guayaquil, et la gestion de ces conflits par le gouvernement national suit une logique oligarchique de pouvoir plutôt que celle d’un État de droit. Lorsque le maire de la petite ville de Baños de Agua Santa a refusé de recevoir la police d’une autre ville au taux d’infection plus élevé, la ministre de l’intérieur Maria Paola Romo a menacé de laisser la ville sans protection et passer outre les conséquences légales. Dans le cas de Guayaquil, Romo a déclaré que ce n’était pas le moment de pinailler.

Conséquences économiques et sociales

L’Équateur était au bord d’une crise économique bien avant la pandémie. L’économie stagnait à 0,2 % de croissance en 2019 et le FMI prévoyait une contraction de 0,5 % en 2020. Désormais, une chute de 6,5 % est attendue cette année. La pauvreté et l’inégalité s’étaient déjà accentuées sous l’égide de Moreno, avec des réductions de salaires et des licenciements dans le secteur public. Mais tout le monde n’a pas souffert de la politique de Moreno : les banques équatoriennes ont battu leurs records de profits en 2019.

La crise sanitaire vient approfondir une crise économique liée au controversé programme de Moreno de réajustement sponsorisé par le FMI. Le programme imposait des licenciements massifs dans le service public comme premier pas vers un État réduit au strict minimum. Ce qu’il reste est un faible squelette, incapable de gérer la crise efficacement. Moreno a ordonné un confinement à compter du 17 mars mais sans tenir compte de sa faisabilité dans une ville comme Guayaquil, où vivent de nombreux·ses travailleur·ses informel·les. Les licenciements dans le secteur formel ont aggravé la situation. Dans cette période où le marché du travail s’effondre, le gouvernement fait des négociations directes entre employeur·ses et salarié·es le centre de sa politique du travail, détruisant la protection des employé·es. Une alliance d’organisations de la société civile progressistes a affirmé que « les licenciements illégaux mettaient en péril la santé de toute la population et dégradaient les perspectives de redressement économique. » Les travailleur·ses licencié·es se voient obligé·es de chercher des sources de revenus informelles, rendant la distanciation sociale impossible à respecter.

D’autres mesures proposées par Moreno auront un effet plus positif, comme un arrêt des cessations de contrats locatifs et un gel des paiements pour les services de base. D’autres mesures sont symboliques. Moreno a réduit les salaires des parlementaires, ministres, et du président de 50 % afin de libérer des ressources pour lutter contre la pandémie. Les employé·es du public qui gagnent plus de 1000 dollars par mois –plus de deux fois le salaire minimum- devront payer une contribution spéciale de 10 %, qui deviendra une réduction permanente de salaire l’année suivante. Cependant les travailleur·ses de la santé, de l’éducation et les forces de sécurité en sont exempté·es. Basées sur un tarif progressif, les contributions sont collectées pour les salaires de 500 $ ou plus. D’autre part, les entreprises ne seront taxées que d’un prélèvement spécial de 5 % si elles ont fait un profit d’un million de dollars ou plus en 2018.

Bien que les contributions des salarié·es devraient être progressives, tout indique que le principal fardeau sera porté par les classes moyennes. Non seulement les mesures sont déséquilibrées, mais elles réduisent aussi le pouvoir d’achat des citoyen·nes et exacerberont très probablement la récession. Les contributions devraient être destinées à financer un « Compte National d’Assistance Humanitaire ». En claire contradiction avec la Constitution, des doyen·nes seront désigné·es pour gérer les fonds. Moreno a renoncé à sa responsabilité politique dans la gestion de cette tragédie nationale.

Le gouvernement de Moreno a délibérément restreint sa marge de manœuvre fiscale pour répondre à l’urgence du coronavirus. Comme Andrés Arauz le souligne, Moreno a éliminé le système monétaire électronique de la Banque Centrale, qui serait plus qu’utile pour fournir du soutien financier ; il a interdit les prêts de la Banque Centrale à la trésorerie ; et il a priorisé les paiements ponctuels de prêts aux paiements ponctuels des salaires. Une petite économie dollarisée fait face à des risques économiques et des problèmes hors de tout contrôle du gouvernement. Mais, comme Arauz le fait remarquer, il y est possible de « couvrir les obligations face au peuple Équatorien, aux fonctionnaires, aux gouvernements locaux, aux fournisseurs, et aux travailleur·ses d’entreprises publiques. » Pour cela, le gouvernement devra surmonter les dogmes néolibéraux.

Gagner par défaut

La côte de popularité de Moreno est très basse, s’effondrant à 15% l’année dernière, selon certaines enquêtes. Avant le mandat de Correa, l’Équateur était connu pour démettre de leurs fonctions les présidents impopulaires. Mais ni les protestations massives anti-austérité d’octobre 2019, ni l’inaptitude du gouvernement à gérer la crise en cours –deux coups durs pour les projets de développement des élites équatoriennes basés sur les entreprises- n’ont entraîné la chute de Moreno. On ne peut comprendre ce fait sans prendre en compte son rôle de président transitoire. Le but de Moreno est d’assurer le retour au pouvoir des élites politico-économiques traditionnelles.

Aujourd’hui, la restauration du conservatisme est incertaine. Tout d’abord, l’incapacité de Moreno à gérer la pandémie a entraîné des morts évitables et a provoqué de nombreuses souffrances. Cela a probablement aussi détruit les aspirations présidentielles du vice-président Sonnenholzner. La situation atroce à Guayaquil a rendu improbable un troisième mandat présidentiel de l’ancien maire conservateur, Jaime Nebot, qui a longtemps été à la tête de la ville. Après la crise du coronavirus, sa rhétorique qui présente la cité portuaire comme un « modèle de réussite » à suivre va tomber à plat.

La crise ouvre-t-elle un voie vers une alternative progressiste ? Les conflits au sein de la gauche rendent une grande alliance peu probable. Mais surtout, les droits démocratiques ne sont pas respectés en Équateur. Le tribunal des auditeurs essaye, en ce moment, de sortir le parti socialiste Fuerza Compromiso de Correa –qui s’est scindé suite au virage à droite de Moreno dès son investiture- du registre des partis. Ainsi une campagne médiatique en cours et des persécutions politiques n’ont pas empêché ce slogan de gagner en popularité dans les rues et sur les réseaux sociaux : Avec Correa, c’était mieux ! L’incapacité à enterrer Correa politiquement a rendu la décision du tribunal d’autant plus urgente, en particulier à l’approche des élections présidentielles de l’année prochaine.

Lire l’article original en anglais sur le site de NACLA