Des milliers de femmes stérilisées de force sous Fujimori (1996-2001)

Ce vendredi, j’ai participé à une réunion de l’association des femmes stérilisées de force dans la deuxième moitié des années 1990, sous la présidence autoritaire d’Alberto Fujimori. Depuis le début des années 2000 où ces crimes ont été révélés au grand jour, ces femmes s’organisent pour que justice soit faite. Aujourd’hui 5 septembre, journée internationale des femmes autochtones, je vous raconte un peu ce drame collectif et l’organisation pour la résistance.

Les stérilisations forcées qui ont été appliquée au Pérou entre 1996 et 2001 s’inscrivent dans le Plan National de Santé Reproductive et de Planification Familiale. Lorsqu’il l’annonçait face aux représentant·es de l’ONU et aux principales ONG féministes internationales, Fujimori était largement applaudi. Cela devait permettre aux femmes de contrôler leurs corps et d’avoir le nombre d’enfants qu’elles choisissaient, car la stérilisation n’était (officiellement) que l’une des méthodes proposées dans le cadre de ce programme.

Cependant, dans la réalité, ce programme a été principalement appliqué à des femmes pauvres, rurales, analphabètes, quechua ou aymaraphone (ou d’une langue amazonienne), et surtout, des quotas de stérilisations à appliquer ont été imposées au personnel médical. Des objectifs quantitatifs visaient à ce que 100% de femmes qui sortaient d’une grossesse repartiraient avec une méthode contraceptive, et la priorité a été accordée à la contraception définitive par ligaments des trompes.

Extrait des manuels distribués au personnel médical.
"Le personnel nommé devra capter 02 patientes par mois pour une contraception chirurgicale définitive (AQV). Le personnel focalisé devra capter 03 patientes pour une contraception chirurgicale définitive (AQV). Le personnel CLAS devra capter 03 patientes pour une contraception chirurgicale définitive (AQV)."

Ainsi, de nombreuses femmes racontent qu’elles étaient allées à l’hôpital local pour recevoir l’acte de naissance de leur enfant, ou bien pour faire le suivi médical obligatoire, et que c’est ainsi qu’on les a forcé à se faire stériliser. Soit par des pressions diverses : « tu as trop d’enfants, comment tu vas les élever, avec quelles ressources économiques » ou encore « si tu refuses, on ne s’occupera plus de toi à l’hôpital ». Soit par des mensonges : « si tu ne te fais pas opérer, l’État arrêtera de te donner tes aides sociales » ou bien « tu devras payer des impôts pour chaque enfant de plus que tu auras ». Soit par autorisation de leur mari, sans leur consentement personnel. Soit directement de force : lorsque la rumeur a commencé à courir de ce qui était fait aux femmes, elles refusaient directement. Il a été alors assez commun de les enfermer dans une salle de l’hôpital, de les faire dormir avec des anesthésiants pour animaux, et de les opérer à même le sol. Des campagnes ont été organisées, faisant le tour des communautés paysannes isolées, et des infirmières sont allées jusqu’à faire du porte à porte pour trouver des femmes à stériliser. Dans la région de Chumbivilcas, où je me trouve, on a vu un seul docteur pratiquer 80 stérilisations en une seule journée. Tout cela, avec le soutien logistique de l’Armée, la seule institution étatique capable de déployer les moyens nécessaires pour stériliser presque 300.000 femmes en seulement 5 ans.

Extrait de journal.
"Ils continuent à obliger [le personnel médical à] capter des patientes pour réaliser des ligatures de trompes".

Il faut souligner que les années 1990 restent marquées au Pérou par l’affrontement entre les forces militaires nationales et ce qu’il reste du Sentier Lumineux, mouvement maoïste qui a pris les armes pour entreprendre la « guerre populaire » en 1980 afin de remplacer le vieil état bourgeois par la révolution du peuple. Bien que le chef de fil de ce mouvement, Abimael Guzman, ait été capturé en 1992 et que le mouvement soient depuis lors en décadence, l’Armée reste férocement ancrée dans la logique « contre-subversive ». C’est dans ce cadre qu’est formulé le « Plan Vert », un plan militaire destiné à vaincre une bonne fois pour toute le mouvement terroriste dans les zones rurales du Pérou, et qui nomme explicitement la stérilisation des femmes autochtones comme un but à atteindre pour « tuer le terroriste dans l’utérus ». Car toute personne issue de ce peuple qui se révolte est un terroriste potentiel : du racisme colonial pur et dur.

Les conséquences ont été désastreuses. Une femme m’a raconté s’être réveillée après être dans une semi-comma pendant plusieurs jours, et s’être vue mise à la porte de l’hôpital sans plus de considération postopératoire. Elle a du marcher deux jours pour rejoindre sa communauté à pied – parcours au cours duquel la cicatrice s’est réouverte. De nombreuses femmes sont mortes des conséquences postopératoires. Les douleurs de bas ventre et de ceintures ne se sont, pour la plupart, jamais atténuées. Vingt ans plus tard, leur situation reste désastreuse. Infections urinaires chroniques, hémorragies régulières, maux de tête et de ventre, tout cela les empêche de réaliser les tâches et travaux de survie quotidienne dans les communautés : ramasser et couper du bois, porter de lourds sceaux d’eau, marcher des heures pour emmener le bétail au champ, se pencher toute la matinée pour planter des graines au moment des semailles ou des récoltes… Leur stabilité économique a été largement fragilisée, d’autant que de nombreux maris les ont abandonné sous prétexte que leur infertilité (« volontaire ») serait un symptôme d’infidélité, ou bien de leur « inutilité » aux travaux de l’économie rurale. De plus, le prix des traitements à l’hôpital sont hors d’atteinte, générant des dépenses exorbitantes pour elles, en plus des mauvais traitements de la part du personnel médical qui leur explique qu’elles exagèrent, qu’elles n’ont rien du tout, qu’elles ne sont que fénéantes.

C’est pour faire face à la stigmatisation sociale et exiger justice que ces femmes se sont organisées depuis le début des années 2000. D’abord dans la province d’Anta, à côté de Cusco, puis également à Chumbivilcas. L’organisation de femmes Toribia Flores de Cutipa, aujourd’hui dirigée par Inés Condori, est fondée en 2004. Au début, elle regroupe 109 femmes affectées ; aujourd’hui elles sont presque 400. Elles exigent indemnisation et réparation pour les dommages subis par le Programme National de Santé Reproductive et de Planification Familiale, ainsi que des opportunités d’emplois et des pensions dignes pour les plus âgées afin de pouvoir payer leurs traitements médicaux. Mais de plus, elles exigent que soient sanctionnés les principaux responsables : Alberto Fujimori, sa main droite Vladimir Montesino, et les différents ministres de la santé de l’époque.

De fait, ce cas n’a de cesse d’être réouvert et réarchivé. La pression sociale, notamment de la part d’ONG et de collectifs féministes divers, ne faiblit pas. Et ce, d’autant plus que la fille d’Alberto Fujimori, Keiko Fujimori, a été candidate (sans succès, heureusement) aux trois dernières élections nationales, manquant à 40.000 voix près d’accéder au Palais Présidentiel. Mais par ailleurs, la mafia fujimoriste enquistée dans les instances de l’État grâce à des années de régime extrême corrompu et autoritaire, n’a de cesse de faire réarchivé le cas. Ollanta Humala (2011-2016) a, au cours des derniers mois de son mandat, mis en place un Registre Unique de victimes de stérilisations forcées. Cependant, depuis, ni la recherche de justice ni de réparation n’a avancé, notamment du fait du retour en force politique du fujimorisme au Congrès de la République, et de l’instabilité politique chronique qui secoue le pays.

La recherche de justice sera encore longue – et comme l’affirme un dicton célèbre en Amérique latine : "la justice qui tarde a arriver, n’est pas juste du tout."