Ces petites mains humaines, précaires et exploitées qui rendent IA et robots plus intelligents

, par Basta ! , BOUGEROL Emma

"Typing"
Image libre de droit CC BY-SA 2.0 Hillary via Flickr

Helena est étudiante à Pretoria, la capitale administrative de l’Afrique du Sud. Au début du mois de juillet, un geste un peu trop brusque lui fait renverser sa tasse de thé sur son ordinateur. Son outil d’apprentissage est irréparable. Elle doit en racheter un, mais n’a pas d’argent. Alors, sur son téléphone, elle cherche « un emploi en ligne qui ne lui prendra pas trop de temps », pour qu’elle puisse continuer de se concentrer sur son travail scolaire. Là, un sigle apparaît sur son écran : UHRS.

UHRS, pour « Universal Human Relevance System » (Système universel de pertinence humaine), est le nom d’une plateforme créée par Microsoft pour entraîner des intelligences artificielles (IA). Helena a choisi cette plateforme parmi d’autres, qui proposent toutes ce que l’on appelle du « micro-travail ». Dans une étude issue du groupe de recherche DiPLab, des chercheurs donnent une définition de ces tâches, définies comme « micro », car elles naissent de « la fragmentation des activités courtes, standardisées et simples, qui peuvent être réalisées en ligne et que des plateformes numériques spécialisées externalisent à des prestataires tiers, dénommés microtravailleurs ».

La plus connue de ces plateformes spécialisées est celle d’Amazon, Mechanical Turk – nommée en référence à ce faux automate du 18e siècle, présenté comme un automate joueur d’échecs, qui était en fait un homme déguisé en machine. Derrière l’image d’une machine à la puissance de calcul phénoménal et autonome, l’intelligence artificielle dépend en grande partie de « petites mains » bien humaines, lesquelles classent, génèrent et fournissent des milliers d’informations essentielles au bon fonctionnement de l’IA. À se demander qui est devenu le robot de qui...

Quelques centaines d’euros par mois

Le microtravail consiste en des activités répétitives, payées quelques dollars ou centimes de dollars, comme de l’annotation d’images, la transcription de sons ou l’évaluation de contenus. Il s’agit par exemple de classer des captures d’écran de vidéos « et décider si elles sont acceptables, gores ou nuisibles », raconte un travailleur du clic. Parfois, ils prêtent leur voix pour lire un texte, ou prennent des photos d’eux ou de ce qui les entoure pour alimenter l’intelligence robotisée - tout dépend des demandes des clients de ces plateformes, qui ont différents besoins pour entraîner leurs « machines ».

Les chercheurs Paola Tubaro, Antonio A. Casilli et Marion Coville, dans un article universitaire, divisent ces tâches en trois parties : « Les activités de microtravail (…) ne remplissent pas seulement une, mais un continuum de fonctions cruciales, réparties en trois pôles que nous appelons, respectivement, "préparation de l’IA", "vérification de l’IA" et "personnification de l’IA". »

Certaines plateformes de travail du clic sont spécialisées dans l’IA, d’autres le proposent comme une activité parmi d’autres. Souvent, leur rôle est de fournir aux entreprises des « bras virtuels » pour entraîner leur IA. Dans ce cas, on parle aussi de « crowdsourcing », où l’on externalise une partie des tâches à une masse de travailleurs anonymes et interchangeables.

La facilité apparente du job et la promesse de pouvoir travailler quand elle le voulait ont séduit Helena. « L’idée de gagner de l’argent m’enthousiasme, car j’ai vu d’autres personnes annoncer qu’elles pouvaient gagner des sommes importantes sur la plateforme, comme 400 dollars américains [par mois], complète Helena. Comme je suis nouvelle, j’essaie encore de me familiariser avec les ficelles du métier. »

Sur son téléphone, l’étudiante sud-africaine télécharge une application de microtravail. Très vite, elle rencontre des difficultés : « J’ai commencé il y a trois jours, témoigne-t-elle au milieu du mois de juillet. Mais, pour être très honnête, je suis complètement perdue. » Elle doit passer différents tests pour se « qualifier » et ainsi accéder aux tâches rémunérées. La jeune femme y passe plusieurs heures. Tout cela, sans aucune rémunération.

Pour espérer accéder à des clics rémunérés à peine quelques centimes, les travailleurs doivent s’entraîner puis passer un test. Chaque évaluation varie selon la nature du travail demandé. Si par exemple la tâche est de classer des aliments selon s’ils constituent ou non les ingrédients de telle recette (voir [cet] exemple), le test de qualification est similaire à la tâche à effectuer ensuite. À la différence que ce test ne sera pas payé.

Les mécanismes de validation sont souvent opaques. Sur les espaces de discussion entre travailleurs, certains s’arrachent les cheveux à essayer de comprendre les exigences : faut-il faire au plus vite, ou attendre quelques secondes avant de cliquer ? Pourquoi, malgré une grande précision des réponses, leur travail a-t-il été invalidé ? Difficile de trouver une réponse, puisque chaque client de la plateforme de microtravail décide de ses critères - et certains sont plus sévères que d’autres, soulignent les travailleurs du clic interrogés.

Une étude menée en France par les chercheurs du DiPLab montre que le revenu moyen des travailleurs du clic est d’une vingtaine d’euros par mois. « Le très grand nombre "d’occasionnels" fait baisser la moyenne à environ 21 € par mois, précisent les chercheurs, alors que parmi les "très actifs", certaines personnes arrivent à gagner jusqu’à 1500-2000 € par mois en microtravaillant à temps plein, ou presque ». L’étude précise que 22 % des personnes françaises interrogées vivent sous le seuil de pauvreté, et que la majorité sont des femmes.

Les personnes interviewées pour cet article, dont aucune n’est française, témoignent gagner quelques centaines dollars lors d’un « bon » mois. Saif est pakistanais, il travaille depuis plusieurs années sur ces plateformes de microtravail. Il raconte aider des gens à gagner un peu d’argent via cette activité : « Les taux de change du dollar sont plus élevés dans mon pays : 1 dollar US équivaut à 280 roupies en monnaie locale. Ainsi, même 150-200 et parfois 300 dollars leur suffisent. »

Quelques jours après son inscription, Helena n’arrive toujours pas à dégager de l’argent : « J’ai été qualifiée pour deux tâches, mais dès que j’ai été qualifiée, elles ont été supprimées de l’application, ce qui m’a un peu découragée. » Elle a rejoint un groupe Facebook de travailleurs du clic, œuvrant principalement pour UHRS, qui dépend de Microsoft et est accessible via des plateformes tierces, comme Appen ou Clickworker. Sur le fil de discussion, tous les jours, des dizaines de messages de microtravailleurs du monde entier traduisent les difficultés de leur activité.

Tâches « fastidieuses », charge mentale et perte de revenus

Ces travailleurs du clic utilisent leur téléphone ou leur ordinateur. Pour certains, c’est un complément de salaire, pour d’autres, c’est leur unique source de revenus. « C’était censé être une activité complémentaire, se rappelle Onah, Nigérian de 25 ans. Parce qu’il n’y a pas toujours des choses à faire. »

Mais, après une fracture et un arrêt de travail de plusieurs jours, le jeune homme s’est retrouvé à passer ses journées sur son téléphone. « Je travaille huit heures par jour, raconte-t-il. Si c’est une bonne journée, je peux gagner jusqu’à 10 dollars… Mon job habituel ne me paye pas autant ! » Quand il sera remis, il envisage de continuer le microtravail en parallèle de son emploi d’inspecteur contrôle qualité dans une usine.

Malgré l’apparente facilité des tâches, elles sont définies par nombre des travailleurs du clic comme « fastidieuses ». Elles sont répétitives, avec des « consignes très (trop) souvent succinctes », décrivent les chercheurs du DiPLab. Cela entraîne chez les travailleurs une « perte de temps » et une « charge cognitive », puisque le respect des consignes conditionne leur paiement. Chaque clic est évalué, chronométré, et les raisons du refus d’une rémunération sont parfois opaques.

« On dirait qu’UHRS voulait me bannir aujourd’hui, se désespère une travailleuse sur un groupe Facebook. J’ai été temporairement suspendue sur les cinq « hit apps » [pour « human intelligence task », nom donné aux tâches identiques pour un même client] sur lesquelles j’ai travaillé, malgré un taux d’exactitude de plus de 85 % et une vitesse prudente. » Certains commentaires avancent des explications : « C’est plus risqué de travailler les week-ends », écrit un membre. « Les consignes ne sont pas assez claires et elles cachent certains détails afin d’éliminer le plus possible de personnes », nous témoigne Ebuka, un autre jeune Nigérian, très actif sur ce fil Facebook. Sur ce groupe, les publications de personnes qui ont vu leur compte suspendu du jour au lendemain sans explications sont quotidiennes.

« Parfois, je reste éveillé jusqu’à 5 heures du matin »

Tsiri habite à Madagascar. « Je travaille dans un service de contrôle, raconte-t-il. Je gagne moyennement par rapport au pays, un peu en dessous d’un salaire de cadre supérieur. » Alors, il y a un an et demi, il s’est tourné vers le microtravail pour gagner un peu plus d’argent et réaliser des projets personnels.

« Mais ça s’est détérioré en termes de gains depuis quelque temps », concède-t-il. Il n’arrive pas à se qualifier pour beaucoup de tâches, et parvient surtout à faire de « l’évaluation des moteurs de recherche et de l’évaluation des résultats de recherche sur des vidéos ». Malgré son expérience, il reste toujours sur ce fil : « Le plus difficile, c’est de ne pas se faire bloquer. »

En plus de l’accès aux tâches, les travailleurs du clic sont en concurrence les uns avec les autres. Pour une même tâche affichée à, par exemple, « 100 hits » payés 0,05$ l’unité, la répartition se joue « au clic le plus rapide », raconte Ebuka, à Lagos (Nigeria). Il passe ses journées les yeux rivés sur l’écran pour être sûr de ne pas louper une seule tâche. « Parfois, je reste éveillé jusqu’à 5 heures du matin, raconte le jeune homme. Quand il y a de l’électricité, je travaille depuis mon ordinateur. Mais une fois qu’il est éteint, je passe sur mon téléphone. » Sa première semaine de travail, il a gagné 21 dollars. « Ce qui est en dessous de mes attentes, souligne-t-il. Mais le salaire minimum dans le pays est inférieur à 50 dollars. »

Il ajoute, agacé : « La valeur de notre monnaie ne cesse de se déprécier, mais le salaire n’augmente pas. Ce n’est pas que je ne voulais pas d’un job normal, mais il y a 5 ans un dollar valait 400 nairas [la monnaie nigériane], et il en vaut aujourd’hui 900. » Il souhaite désormais partir étudier au Canada, mais sa demande de visa lui a été refusée à plusieurs reprises. Alors, il continue de passer ses journées devant l’écran pour quelques clics, et à mettre de l’argent de côté. Il raconte parfois passer 20 heures par jour devant son écran. « Quand je sens qu’il n’y aura plus rien, je vais me coucher. »

Il est difficile pour ces travailleurs du clic de savoir à l’avance les revenus qu’ils percevront. Sur les forums de discussion en ligne, beaucoup demandent pourquoi ils n’ont plus de tâches accessibles. Ebuka répond souvent à ces postes par un laconique « cela dépend d’où tu vis… ». Certains montrent des relevés d’une semaine à zéro dollar, faute de trouver des tâches.

« Une polarisation entre les travailleurs très et peu qualifiés »

Pour quelques dollars, on peut aussi vendre des photos de son visage ou de ses documents d’identité. Dans un article d’Algorithm Watch, la chercheuse Paola Tubaro explique que, malgré des craintes pour la protection de leurs données personnelles, « certains travailleurs qui se retrouvent à effectuer ces tâches sont les plus pauvres, qui ne peuvent se permettre de refuser une mission payée 5 dollars ».

Dans le domaine de l’IA et du « machine learning » (« apprentissage automatique » en français) qui permet à ces intelligences virtuelles de se perfectionner, les inégalités sont criantes. Dans ce secteur, apparaît « une polarisation entre les travailleurs très et peu qualifiés », écrivent les chercheurs dans Big data & society. Des milliers de petites mains permettent aux géants de la Silicon Valley de s’enrichir, mais elles sont largement invisibilisées. Seuls, sans statut ni lieu de travail, répartis sur les cinq continents et parmi les plus précaires, ces travailleurs ne parviennent pas à faire valoir leurs droits face à des multinationales lointaines.

Les seuls lieux où ces travailleurs et travailleuses du clic se retrouvent sont virtuels. Ce sont des groupes Facebook ou Telegram, comme ceux dont font partie Helena, Ebuka, Onah, Tsiri et d’autres. Ils sont Nigérians, Pakistanais, Sud-Africains, Malgaches…

En anglais, ils y échangent conseils et complaintes. Parfois, certains proposent même d’aider à passer des tests. « Ceux d’entre vous qui (…) doivent passer un test vocal comme l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le français, etc. Je peux passer ce test pour vous si vous avez besoin de ces langues », propose par exemple un utilisateur bangladais. Dessous, un internaute kenyan commente simplement : « Tu es fantastique mon frère. »

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