Afrique australe : la lutte pour l’indépendance continue

John S. Saul

, par Pambazuka

 

Ce texte, publié originellement en anglais par Pambazuka, a été traduit par Pierre-Michel Lafforgue, traducteur bénévole pour rinoceros.

 

Cinquante ans après les débuts de l’indépendance africaine, John S. Saul explique qu’il y a encore beaucoup à faire, particulièrement en Afrique australe qui fut le théâtre de l’ultime défaite de la domination coloniale et raciale. Dans chacun des cinq lieux de cette lutte ouverte contre la domination – Angola, Mozambique, Zimbabwe, Namibie et Afrique du Sud- apparaissent des signes clairs de recolonisation, cette fois-ci par le capital. Ce texte est une introduction à une série d’articles sur l’Afrique australe publiée par AfricaFiles

Beaucoup d’entre nous sont venus tout d’abord en Afrique australe pour soutenir les peuples qui luttaient, dans les années 1960, 1970 et 1980, contre la minorité blanche et le régime colonial qui les oppressaient et affectaient si négativement leur sort. Toutefois, certains dans le mouvement mondial anti-apartheid et de soutien à la libération en sont venus à comprendre que définir la libération dans les seuls termes de l’indépendance nationale face à la domination coloniale blanche revenait, au mieux, à raconter la moitié de l’histoire. Aussi important qu’il était de venir à bout de l’apartheid et des autres structures racistes similaires en Afrique australe, voir les gens se libérer de l’oppression de classe et de celle des entreprises, des structures de la domination masculine et des pratiques politiques autoritaires, pouvait être perçu comme au moins aussi important en vue d’une vraie libération que l’auto-affirmation nationale. À présent, quelques décennies et un peu plus après la chute des formes les plus visibles de la domination raciale et coloniale, il est plus que jamais évident que cet aperçu critique était juste.

Car ce à quoi nous avons assisté, du point de vue de nombreux commentateurs, est la recolonisation virtuelle de l’Afrique australe par le capital. C’est une nouveauté, car il est aujourd’hui bien moins aisé qu’auparavant de décomposer ce « capital » en capitaux nationaux, et de le lire comme avant tout l’instrument de plusieurs impérialismes d’États-nations et de leurs divers colonialismes. Maintenant, venant du Nord et de l’Ouest (comme c’était le cas historiquement) mais aussi de l’Est (Japon, Chine et Inde), c’est un « Empire du Capital » qui recolonise actuellement l’Afrique. Certes, le tableau est complexifié par le rôle indépendant que ces États-nations (du Nord comme de l’Est) jouent encore en leur nom propre, avec leurs différentes raisons d’État, qui pèse aussi dans l’équation impériale. En outre, il est avéré qu’une telle « recolonisation » s’est accomplie avec la connivence patente des leaders et des élites locales – ceux qui ont hérité du pouvoir à la chute de la « domination blanche », mais qui, à cette occasion, ont manifesté un plus grand intérêt pour les intérêts de leur propre classe privilégiée émergente que pour ceux de la masse de leur propre peuple. Bref, ce n’est pas un monde heureux pour l’immense masse des Africains du Sud du continent – en dépit de la liberté qu’ils semblaient avoir gagné.

Alors que célébrons-nous en 2010, précisément 50 ans après le lancement, en 1960, de la « guerre de trente ans (1960-1990) pour la libération de l’Afrique australe », 35 ans après l’indépendance de l’Angola et du Mozambique, plus ou moins 30 ans après l’indépendance du Zimbabwe, et 20 bonnes années après la naissance de la Namibie comme État et la libération de Nelson Mandela, deux événements qui marquèrent très clairement le début de la fin pour l’apartheid (la véritable fin étant l’élection de Mandela comme président en 1994) ? Il est bien triste en effet que l’on puisse se sentir forcé de poser la question, comme je l’ai fait récemment, de qui au juste avait réellement gagné la lutte de libération des Africains du Sud du continent. Comme je l’ai précisé alors :

« Nous savons, bien sûr, qui a perdu : les minorités blanches en position de pouvoir politique formel (qu’il soit colonial dans les colonies portugaises, ou quasi indépendant en Afrique du Sud et peut-être en Rhodésie/ Zimbabwe). Et ceci grâce à la fortune, et à un dur et courageux labeur. Mais qui, par contraste, a gagné, au moins pour aujourd’hui : le capitalisme global, l’Occident et les institutions financières internationales, les élites locales, blanches et noires, de l’État et du secteur privé ? Mais qu’en est-il de la masse des populations d’Afrique australe, urbains comme ruraux, et majoritairement noire ? Pas aussi clairement gagnants, suggérerais-je, et certainement pas au sens plein du terme. N’y a-t-il pas eu aussi une sorte de défaite pour eux ? » [1]

Une défaite à quel point ? Certains faits relatifs à l’Afrique du Sud constituent des indicateurs d’une certaine réalité, qui a également affecté chacun des cinq pays de la région qui sont devenus un jour le foyer de luttes ouvertes de libération : Mozambique, Angola, Zimbabwe, Namibie et Afrique du Sud. (…) Notons simplement qu’en Afrique du Sud, par exemple, l’écart économique entre noirs et blancs s’est en effet rétréci statistiquement – parce qu’effectivement quelques noirs sont en effet devenus beaucoup plus riches (de par leur mobilité ascendante, comme actionnaire minoritaire de la recolonisation et l’accès au aux fruits de la victoire que cela leur a permis). Cependant le fossé entre riche et pauvre est en réalité plus large que jamais - et il se creuse.

De très précieuses recherches (parmi lesquelles celles de Terreblanche, McDonald et Nattrass, et Seaking – voir bibliographie) documentent cette dure réalité – et d’autres faits tout aussi dégrisants - et ce qu’elle implique. Mais notons aussi l’intervention, il y a quelques mois, d’un important prélat Sud-africain, le révérant Fuleni Mzukisi, affirmant que la pauvreté en Afrique du Sud était maintenant pire que sous l’apartheid, une « terrible maladie ». Et d’ajouter : « L’apartheid fut un sombre crime contre l’humanité, qui a laissé au peuple de profondes cicatrices, mais je peux vous assurer que la pauvreté est pire encore... Les gens ne se nourrissent pas de droits de l’homme, ils veulent de la nourriture sur la table » [2] .

Ce résultat est le fruit, plus généralement, des sinistres inégalités qui prévalent entre le Nord et le Sud au niveau global, et qui marquent l’Afrique Australe comme de nombreuses autres régions. Mais, de manière plus spécifique à cette région, il reflète également un choix de stratégies économiques sans autre horizon que l’enrichissement de l’élite et les prétendus « effets de ruissellement » [3]. On est bien loin des espoirs populistes, et même socialistes, de résultats plus effectifs et plus égalitaires qui semblaient initialement définir les rêves de développement de tous les mouvements de libération. En fait, ce qui est particulièrement déconcertant au sujet de l’actuelle recolonisation de la région sous le drapeau du capitalisme est qu’elle a été conduite précisément par les mêmes mouvements (au moins nominalement) qui ont mené leurs pays vers l’indépendance pendant les longues années de lutte ouverte dans la région. La question de savoir pourquoi cela s’est passé, et à quel point cela était inévitable, doit être examinée dans cette série d’articles.

Certes, le bilan varie quelque peu d’un pays à un autre. Ainsi le Mozambique du Frelimo (Front de Libération du Mozambique), autrefois le plus franchement socialiste de tous les pays de la région, a-t-il été contraint d’abandonner cette prétention. À vrai dire, il a aussi abandonné son caractère initial de dictature développementiste en faveur d’une démocratisation formelle qui a stabilisé le pays – quoique sans donner réellement de pouvoir à la masse du peuple et sans améliorer son sort socio-économique. De fait, une récente publication de Bauer et Taylor sur l’Afrique australe (un livre faisant preuve d’une bonne disposition, mais pas notablement radicale) souligne que l’élection à la présidence d’Armando Guebuza, « détenteur d’un fructueux empire économique et l’un des plus riches homme au Mozambique, indique que le Frelimo n’essayera pas diriger le pays autrement que dans une perspective globaliste, conforme à l’agenda néo-libéral – sans considération de l’abjecte pauvreté dans laquelle vit l’essentiel de l’électorat ».

Quant à l’Angola, il a enduré jusque très récemment un degré beaucoup plus intense et dramatique de division que le Mozambique - bien que sa « guérison », depuis la mort de Savimbi, ait eu aussi peu de rapport avec une démocratisation et un développement généralisé, que les politiques présentes de l’autre ancienne colonie portugaise, le Mozambique. En fait, certains observateurs estiment que seule une poignée d’organisations internationales progressistes (Human Rights Watch, Global Witness et autres) ont pu remporter quelques succès auprès des entreprises et du gouvernement angolais, et soumettre leurs pratiques à un examen critique. Malheureusement, comme David Sogge le démontre dans son article sur l’Angola pour la présente série d’articles, la population, traumatisée et lasse des batailles, a été plus lente à trouver des moyens de faire entendre ses propres revendications. Néanmoins, comme le volume de Bauer et Taylor cité plus haut se sent obligé de conclure à propos de l’Angola, l’argent du pétrole et de la corruption ont simplement « exacerbé les contrastes déjà criants entre les riches et les pauvres » et « ont, tout simplement, mis en cause le rétablissement du pays et son développement avenir ».

Pendant ce temps-là, la situation du Zimbabwe, sous le joug brutal de Mugabe et du ZANU-PF, a subi une détérioration encore plus importante que ces deux pays. Là, disent Bauer et Taylor, « la gestion de l’économie par le ZANU-PF a été un désastre complet » tandis que sa politique, du fait d’années de pratiques dictatoriales ouvertes et très coûteuses, a produit une situation, comme Richard Saunders le détaille dans son propre essai pour cette collection, qui s’avère terriblement difficile à modifier et à surmonter.

Les résultats atteints en Namibie comme en Afrique du Sud, même s’ils ne furent pas aussi sanglants que ceux produits par le Renamo (Résistance nationale mozambicaine), le long combat de Savimbi contre le MPLA (Mouvement populaire pour la libération de l’Angola) ou les déprédations de Mugabe, ne sont pas plus enthousiasmants en termes d’émancipation des masses droit de vote et d’amélioration notable de la condition des citoyens – comme nous le verrons dans les articles de Henning Melber et William Gumede (à paraître) inclus dans notre collection. Ainsi, un cadre de longue date et très loyal de l’ANC, Ben Turok, a lui-même, dans un livre récent intitulé The Evolution of ANC Economic Policy [L’évolution de la politique économique de l’ANC], reconnu la contribution de l’ANC à la croissance des inégalités dans le pays, parvenant à « la conclusion irrésistible que le gouvernement de l’ANC a délaissé une grande partie de ses objectifs initiaux de transformation fondamentale du système social dont il avait hérité » !

En somme, l’Afrique du Sud comme les autres pays « libérés » de la région, est devenue, selon la simple phrase utilisée par Neville Alexander comme titre de son propre ouvrage sur la « transition de l’apartheid à la démocratie », seulement « un pays ordinaire » - en dépit des espoirs que de nombreuses personnes partageaient, aussi bien en Afrique australe même qu’à l’étranger, que ces longues années de lutte de libération déboucheraient sur avenir un peu plus radieux. L’observation d’Alexander pourrait s’appliquer à tous les pays de la région : en lieu et place d’une Afrique australe libérée bouillonnante, humaine et juste, nous sommes face à une région d’un genre bien différent.

Qui plus est, il n’y a pas seulement de profondes inégalités au sein des pays, mais, au niveau de la région entière, nous sommes face à une situation– pour prendre un exemple flagrant – dans laquelle le pouvoir économique capitaliste de l’Afrique du Sud joue purement et simplement un rôle de relais de la puissance capitaliste globale, contribuant à maintenir les populations appauvries d’Afrique australe sous un joug quasi-colonial (comme le démontrent le récent dossier de AfricaFiles sur « l’Afrique du Sud en Afrique ») – et en faisant remarquablement peu pour améliorer le sort de ces populations pauvres, qui représentent de loin la majorité, en Afrique du Sud comme ailleurs. Ou bien prenons le SADC (Southern African Development Community, Communauté de développement de l’Afrique australe) : c’est devenu (en dehors de quelques exceptions honorables) avant tout un club de présidents qui s’est avéré –comme le démontre la timidité de son traitement du cas zimbabwéen et son appui à Mugabe face aux contestations méritées dont celui-ci est victime – davantage une forme de soutien tacite au statu quo qu’une force facilitant une quelconque forme de juste transition vers une démocratie réelle au Zimbabwe.

En vérité, de nombreuses personnes affichant des convictions de gauche estiment que la situation globale actuelle n’offre pas de réelle alternative, aucun véritable espoir pour l’Afrique (Afrique australe comprise). Il n’y a, disent-ils, aucune alternative socialiste crédible sur laquelle on puisse compter (voir Gabriel Kolko, After Socialism). Par ailleurs, un observateur aguerri comme Giovanni Arrighi ne put que presser l’Afrique de regarder du côté d’une Chine relativement bénigne (un havre d’espoir plutôt douteux, à vrai dire) et/ou du côté des pratiques plus aimables et plus polies de ses propres élites pour apporter un changement même marginal à sa triste condition. D’autres comptent sur la perspective tout aussi improbable d’une transformation révolutionnaire de l’Occident exploiteur pour alors soulever beaucoup des obstacles qui s’opposent à l’avènement d’un avenir plus brillant. Comme un ami me l’a récemment écrit : « Je ne vois pas comment le Sud pourrait se libérer lui-même en l’absence d’un nouveau projet socialiste devenu puissant au Nord. » Cependant, il s’est senti forcé d’ajouter : « Je ne vois pas cela arriver tant que les gens ne seront pas davantage affectés personnellement sans voir se dégager aucune perspective de réponse à leurs besoins sous le néo-libéralisme globalisé, et pas avant qu’un nouveau mouvement de gauche n’émerge qui soit suffisamment sérieux en termes d’organisation et de démocratie. » Mais il n’y a pas non plus beaucoup d’espoir que cela advienne, craignait mon correspondant, qui confessait être « très pessimiste ».

Faute de révolution dans les centres capitalistes mondiaux, quelles sont alors les perspectives réelles pour qu’un changement spectaculaire, nécessairement mené depuis la base, se produise dans la région ? J’en ai appelé ailleurs à une « nouvelle lutte pour l’indépendance » en Afrique australe précisément pour cette raison : une lutte, comme celle qui par exemple se déroule actuellement dans de nombreux pays d’Amérique latine, pour neutraliser, au moins, l’intervention des forces impérialistes du Nord tout en facilitant le renforcement du pouvoir réel du peuple en termes politiques et économiques.

Et il y a dans la région – comme on pourra le voir pays par pays dans cette série d’articles – des résistances localisées, au niveau de la base, dans une grande diversité de contextes et sur une large gamme de fronts politiques, qui cherchent à aller de l’avant et même à commencer à s’agréger en alternatives hégémoniques potentielles aux mouvements de libération dégénérés actuellement toujours au pouvoir. De fait, il y a certaines tentatives de résistance effective qui peuvent être considérées comme prometteuses : l’essor initial du MDC en opposition à Mugabe, par exemple, et ou la destitution du cynique Thabo Mbeki de la présidence Sud-africaine avant la fin de son mandat ; la lutte populaire, notamment en Afrique du Sud, contre la pandémie de sida qui affecte toute la région ; et les signes d’un nationalisme économique résurgent qui menace de renégocier les contrats avec le secteur privé et même de revenir sur certaines privatisations. Prometteuses au sens de commencer à « s’agréger », mais si pour le moment c’est « pas tout à fait » et certainement « pas encore » !

Dès lors le problème demeure : comment peut-on espérer, et même attendre que les diverses formes visibles de résistance puissent se constituer en alternatives hégémoniques, en Afrique australe, à la recolonisation qui a été le destin de cette partie du continent dans le sillage de son apparente « libération » ? Que devraient donc faire les Africains de cette région, et comment peuvent-ils être soutenus au mieux par l’extérieur ? Tout aussi important, comment les habitants du Nord doivent-ils eux-mêmes s’organiser – vis-à-vis d’une quelconque forme de « nouvelle lutte de libération » - pour les aider au mieux : en liant les mains à leurs propres gouvernements et entreprises d’une part, et de l’autre en se prononçant clairement et utilement en faveur de ces mouvements pour une libération véritable sur le terrain ? Une chose est claire : la lutte pour la libération continue. Nous ne pouvons pas vivre dans le passé, même récent. Nous devons agir pour construire l’avenir.

Notes

[1John S. Saul, « Liberation Support and Anti-Apartheid Work as Seeds of Global Consciousness : The Birth of Solidarity with Southern African Struggles », in Karen Dubinsky, et al. (eds.), New World Coming : The Sixties and the Shaping of Global Consciousness (Toronto : Between the Lines, 2009), 139-40 ; voir également John S. Saul, Revolutionary Traveller : Freeze-Frames from a Life (Winnipeg : Arbeiter Ring, 2009).

[2Fuleni Mzukisi, cité dans Fredrick Nzwili, « South Africa : Pastor says poverty is worse than apartheid », in Ecumenical News International et transmis par AfricaFiles (10 Septembre 2008).

[3La théorie du ruissellement (trickle-down) selon laquelle l’enrichissement des riches bénéficie aux pauvres par « ruissellement » (emplois de domestiques et de services à la personne, consommation des riches, etc.) d’un capitalisme dérégulé comme unique moyen pour les plus pauvres des pauvres de s’en tirer.