Comment évaluer la valeur de la contribution aux communs ?

, par DE HAAS Benoît, KANTOR Marie-Anne, LOUEY Sophie, ROBERT Pierre, SARAZIN Simon

Vue intérieure d’une montgolfière en train d’être gonflée, avant un vol au dessus de la Cappadoce, en Turquie

De plus en plus de personnes s’engagent dans des communs et réalisent des actions en s’en revendiquant. Ils et elles construisent des modèles organisationnels pour créer, développer et pérenniser ces communs dans le temps. Avec Ostrom, [1] ces modes d’organisation sont généralement appréhendés par les dispositifs institutionnels, les règles et les systèmes de répartitions des droits de propriétés qui permettent de garantir la soutenabilité de l’action collective. Mais cette pérennisation se pose aussi dans les termes d’un modèle économique suffisamment solide pour maintenir l’activité en commun dans le temps. Et, de ce point de vue, l’économie des communs cherche encore les modalités de sa perpétuation. C’est à cette réflexion que nous contribuons ici en nous intéressant aux enjeux et aux modalités de l’évaluation de la valeur du travail dans les communs. Financer les communs suppose en effet d’envisager les activités que l’on va rétribuer et, par voie de conséquence, les modes de rémunération des personnes contribuant à ces activités. La question de la valeur produite dans et par ces communs est centrale pour justifier un soutien monétaire de ces initiatives capable de pérenniser leurs modèles économiques et de permettre aux acteurs et actrices de consacrer du temps, des compétences ou de l’énergie à la production de communs.

Notre propre « contribution » à cette réflexion se fonde sur l’étude d’un cas concret où des collectifs constitués autour de communs fonctionnent à partir d’un modèle dit « contributif ». Le principe central est celui de la rétribution monétaire des participations individuelles faites à des projets de communs. Ces collectifs se situent dans la région Hauts-de-France et se désignent eux-mêmes comme faisant partir d’un « écosystème des communs lillois » (ECL) [2]. Ils font référence dans leurs présentations, discours et mobilisations, à la notion de communs. [3] Le mode de fonctionnement contributif soulève des questionnements portant sur les modèles économiques des communs. A quoi correspond le modèle « contributif » ? Comment estime-t-on les « valeurs » des contributions ? Comment, en pratique, les individus contribuent-ils, et comment se rémunèrent-ils ? Ce travail repose sur une enquête conduite depuis 2015 par la ChairESS Hauts-de-France [4] et sur les travaux réflexifs menés par les membres des collectifs. En effet, le modèle contributif fait l’objet d’une documentation importante produite par les acteurs et actrices, sur laquelle nous nous appuyons également. Nous présentons dans un premier temps le mode de fonctionnement « contributif » de ces collectifs (1), ce qui nous amène à analyser comment la valeur de la contribution aux communs est mesurée (2) pour enfin en tirer les conséquences pour une économie des communs (3).

1. Trois collectifs utilisant des modèles contributifs

Trois organisations structurent la dynamique de l’ECL. L’Association Nord Internet Solidaire (ANIS) est créée en 2001 à Roubaix avec pour objet de favoriser l’accès et usages de tous et toutes aux outils du numérique, dans une démarche d’éducation populaire. En 2017, l’ANIS adopte une nouvelle orientation et devient « Association Numérique et Innovation Sociale » avec pour but d’opérer des transformations sociales accompagnées par le numérique. [5] La forme associative de la structure permet d’y porter des projets naissant souvent dans le cadre d’un autre collectif, à l’existence juridique informelle, Catalyst. Depuis peu, les membres confondent davantage les deux structures et évoquent : « ANIS/Catalyst (Acteurs de l’Innovation Numérique et Sociale en Communs en Région Hauts-de-France) » qui s’apparente à un incubateur. La Compagnie (Cie) des Tiers Lieux est une association qui engage ses activités dans la perspective de fédérer les Tiers Lieux en Hauts-de-France. Elle propose un ensemble de services à l’accompagnement de ces derniers et produit des outils de mutualisation. C’est au départ une émanation de l’ANIS : elle a été portée et s’est développée dans ce cadre puis s’en est autonomisée. Optéos est une coopérative d’activité et d’emploi, créée en en 2010 et qui, depuis 2016, regroupe surtout des acteurs et actrices du numérique, du conseil et de la formation qui s’engagent dans le domaine de « la transition numérique et l’innovation sociale ». [6] La CAE regroupe la majorité des membres des collectifs cités qui détiennent ainsi un statut juridique individuel pour percevoir les rétributions monétaires tirées des contributions. La CAE comprend aussi d’autres entrepreneurs-salariés qui ne sont pas engagés dans la production de communs.

L’ANIS, la Cie des Tiers Lieux et Opteos (en partie) se sont organisés à partir d’un modèle économique contributif. Ce modèle consiste à instaurer un système de rétributions monétaires afin que les membres impliqués puissent obtenir une compensation monétaire pour leur engagement dans des activités autour des communs (produits pour le collectif ou en dehors). Chaque membre participe à différents projets collectifs et « prend de l’argent » dans un budget qualifié de « contributif » ou de « pot commun » sur la base de ces contributions. Le principe est celui de la « libre rémunération [7] », c’est-à-dire que chaque « contributeur » ou « contributrice » formulent la valeur monétaire de ses contributions aux communs. La rémunération est d’abord déterminée par une autoévaluation par les contributrices et contributeurs des tâches effectuées dans la participation aux projets communs. Elle passe ensuite par une validation collective et démocratique. Chaque membre qui s’est impliqué doit donc d’abord estimer lui-même sa contribution monétairement, pour ensuite obtenir une rémunération de son engagement. La seule participation à des actions ou des tâches autorise les individus à revendiquer une rétribution et à piocher dans le pot commun.

Afin de garantir la transparence du processus de validation collective, les rétributions demandées – et les contributions qui leur sont liées – sont accessibles à chaque membre. La rémunération souhaitée est rendue publique et le collectif valide ou régularise si la somme est jugée trop ou pas assez élevée. Ce fonctionnement s’appuie sur des outils particuliers construits ou importés par les acteurs et actrices. Le budget contributif peut prendre la forme d’un simple tableur en ligne où chaque membre inscrit la rémunération qu’il entend récupérer de son engagement dans la dynamique commune (fig.1). La plateforme Liberapay peut être mobilisé pour faciliter ce mode de fonctionnement. [8] D’autres outils sont développés par les collectifs sous la forme de communs numériques : c’est le cas de l’application LOOT, née dans le cadre de Catalyst et développé par l’ANIS. Elle permet aux contributrices et contributeurs de « recenser » leurs contributions et de « déterminer et recevoir » leurs rétributions « en accord avec les règles fixées par la communauté et le budget contributif disponible ». Surtout, l’outil vise à instaurer une pleine « transparence » des contributions et rétributions.

Le modèle économique contributif est développé depuis 2015, d’abord par l’ANIS dans le cadre d’un événement culturel. Les expérimentations demeurent néanmoins limitées en raison d’un budget largement dévolu à la rémunération de la salariée de l’association. En 2017, la fin de ce contrat salarié conduit à un changement organisationnel. Il est alors décidé de ne pas embaucher une autre personne, et ainsi de renoncer au salariat, au profit de l’utilisation du budget en faveur d’une rétribution des contributions bénévoles. L’objectif est de favoriser l’engagement dans la production de communs en améliorant les conditions d’exercice du bénévolat. A l’origine de la démarche, se trouve en effet l’idée de répondre à des difficultés vécues par les acteurs et actrices à consacrer du temps à la production de communs au détriment de leurs vies professionnelles. Les membres ont des statuts professionnels divers, nombre d’entre eux sont indépendants (free-lance, auto-entrepreneurs…) mais certains ont aussi des statuts de salariés (temps plein, temps partiel) ; ils et elles se retrouvent dans l’idée de s’engager en faveur des communs. A la suite de l’ANIS, la Cie des Tiers Lieux s’est construite sur le modèle contributif dès sa création et c’est à partir de 2017 qu’Optéos l’adopte sous l’impulsion de la nouvelle équipe de direction, qui cherchait à relancer la dynamique de la CAE. Ce modèle s’inspire à la fois des projets de communs numériques comme Wikipédia et des modes de fonctionnement des espaces de coworking dans lesquels sont impliqués les collectifs (La Coroutine et le Mutualāb) et qui ont favorisé des rencontres entre des individus engagés dans les communs lillois.

Figure 1. Exemple de budget contributif sur Movilab.org

Le modèle contributif s’exerce dans un cadre sans lien de subordination. Il permet à chaque structure et projet d’être gérés (comptabilité, communication, gestion de projet, etc.) par des « bénévoles » et s’oppose ainsi à un modèle « salarié ». Dans la représentation schématique suivante (fig.2) – un cas fictif du passage d’un modèle d’organisation de communs basé sur le salariat à un modèle de rémunération des membres contributeurs – les carrés de couleurs représentent des activités particulières dans une action collective. Les tâches, auparavant effectuées par les salariés de la structure, sont désormais réalisées par ses membres.

Figure 2. Du modèle salarié au modèle contributif sur Movilab.org

Ces tâches peuvent être variées : contribuer à documenter des expériences, remplir des demandes de subventions, consacrer du temps à des personnes souhaitant intégrer ou connaître le collectif, produire une newsletter, répondre aux mails, organiser un évènement, traiter le courrier, alimenter le site internet, contribuer à un projet (temps, apport de compétences, etc.). Elles sont si diverses que se pose la question des modalités pratiques d’(auto)évaluation de leurs valeurs monétaires.

2. Comment évaluer la valeur du travail pour le commun ?

Le principe de libre rémunération fonctionne donc sur deux temps distincts, toujours internes à la communauté des membres engagés dans le projet collectif. La première étape est individuelle, il s’agit d’estimer la valeur de son propre engagement. Les membres auto-estiment, selon un référent monétaire, ce que « valent » leurs tâches contributives. La seconde est collective, elle consiste à construire un accord collectif sur ces valeurs pour permettre la redistribution du budget contributif sous forme de rétribution monétaire. En définitive, plus qu’un principe de libre rémunération du travail, le modèle contributif repose sur celui d’une évaluation libre.

Il y a donc un enjeu autour de l’évaluation de la « valeur » du travail engagé individuellement et de sa répartition entre les collectifs. Dès lors, à chaque temps du processus, la délibération autonome et démocratique sur la valeur du travail accompli met en balance une pluralité de critères [9] : le temps consacré, la pénibilité, les compétences mobilisées ou acquises, les besoins financiers personnels, l’enveloppe globale du projet, le nombre d’individus engagés dans le projet, la complexité des tâches ou encore le stress procuré. Même si dans les collectifs, les contributions-rétributions sont parfois objectivées par le temps de travail consacré à une tâche, mais les collectifs ne se limitent pas à cet indice, voire parfois même ne l’utilisent pas. Les motivations à la valorisation sont plus larges que la rétribution monétaire. Elles reposent sur des engagements politiques divers. Ces considérations éthico-politiques sont d’autant plus prégnantes que le processus d’auto-évaluation est difficile, surtout dans sa première phase. La mesure individuelle de son propre travail accompli nécessite une socialisation au rôle de contributeur ou contributrice. C’est en dernier ressort que seront fixées des valeurs à partir de principes de justice venant à la fois soutenir un jugement personnel sur son propre travail et fonder une légitimité à s’autoévaluer vis-à-vis des autres membres du collectifs. Il n’est alors pas toujours évident de se sentir légitime à mesurer soit même son propre travail, surtout lorsque cette évaluation sera jugée par ses pairs. Les membres des collectifs évoquent être parfois passés par un long cheminement, présenté comme nécessaire, pour se familiariser avec le mode de fonctionnement contributif. Ils et elles apprennent ainsi à se repérer entre l’énoncé du principe, son expérimentation lors d’un premier projet et son extension à l’ensemble des activités.

Marie-Anne Kantor, mobilise des outils de la psychologie sociale pour distinguer les pratiques à partir de la « justice organisationnelle [10] ». Celle-ci se fonde sur trois principes complémentaires : la justice distributive, la justice procédurale et la justice interactionnelle. La « justice distributive » définit la manière dont est redistribuée la valeur créée par le collectif. C’est le cas lorsque les individus procèdent à une auto-évaluation de la valeur de la contribution fournie. Cette justice fait intervenir trois grands principes : « l’égalité », (la rétribution est elle juste par rapport à ce que touchent les autres membres du collectif ?), du « besoin » (la rétribution correspond-elle aux besoins financiers de la personne ?) et de « l’équité » (la rétribution est-elle en adéquation avec le travail fourni ?). La « justice procédurale » détermine la manière dont sont définies les règles de gouvernance et la prise de décision. Elle fonde la légitimité du collectif et de son fonctionnement, permettant de souligner le travail de « discussion sur la rétribution, ou sur la répartition des tâches ». La « justice interactionnelle » marque l’importance du « collectif » et des interactions humaines. Elle se base sur la « justice des informations » qui doivent être transparentes et accessibles, et la « justice interpersonnelle », le respect mutuel entre les membres des collectifs.

Ces formes de justice mettent en lumière la pluralité des « valeurs » engagée dans le modèle contributif. Celle-ci est aussi le résultat d’une évaluation hybride, à la fois monétaire et non monétaire, que sous-tend le modèle contributif. Certes, celui-ci repose sur une monétarisation de la valeur du travail accompli. Mais, les montants valorisés sont étroitement dépendants d’autres formes de rétributions immatérielles, comme le fait de bénéficier d’un réseau ou d’acquérir des compétences. Il s’agit ici d’une des dimensions importantes du dépassement de la dichotomie bénévole/salarié [11] qui aboutit, dans l’évaluation du travail, à une dialectique entre critères quantitatif et qualitatif. Ainsi, le critère de pénibilité peut jouer à plein pour justifier une rétribution monétaire, alors qu’il est moins légitime d’obtenir une telle contrepartie lorsque qu’on aime ou qu’on prend plaisir à ce que l’on fait. Le temps et l’énergie investis apparaissent comme des critères importants pour les membres, mais peuvent être contrebalancés par le fait d’acquérir des compétences ou d’être motivé par l’aboutissement d’un projet en particulier. Dès lors, obtenir un accord collectif sur les valeurs du travail suppose des espaces démocratiques garantis.

Échafauder ainsi par l’ECL, le modèle contributif est une tentative de construction, au sein d’une communauté, d’une structure organisationnelle fondée sur le principe de réciprocité. [12] En effet, les contributeurs et contributrices s’engagent pour des motivations autres que purement monétaire. L’enquête permet d’estimer que les rétributions en espèce ne représentent qu’entre 10 % et un tiers des revenus des personnes engagées. Cependant, d’une part, elles et ils savent que leur contribution fera potentiellement l’objet d’une compensation monétaire, mais sans connaître le moment auquel celle-ci interviendra, ni quelle en sera la valeur. D’autre part, l’engagement dans le modèle contributif mène à d’autres types de rétributions que monétaires. Les membres peuvent jouir de l’usage du commun créée et développé collectivement, obtenir une rétribution symbolique (participation aux biens communs, développement d’un projet d’utilité sociale), ou encore bénéficier d’un développement de capacités ou de ressources personnelles (acquisition de compétences, réseau). Par ailleurs, toutes les activités ne sont pas valorisées. Certaines tâches sont considérées par les acteurs et actrices comme fastidieuses ou pesantes mais nécessaires au « maintien » du collectif ou encore à l’émergence d’un projet. Par exemple, des membres impliqués expliquent en entretien ne jamais demander de rétributions pour leurs participations à des temps collectifs de réunions (aussi désignés sous les termes de « temps contributifs »), tandis que d’autres disent prendre une rétribution lorsqu’ils ont été actifs sur un temps collectif et ne pas en prendre lorsqu’ils ont été passifs. Ainsi, être « actif » ou « passif » dans la contribution (être présent pendant un temps, s’exprimer au cours de ce temps ou encore contribuer à la production d’une tâche par l’action) joue parfois comme critère auto-évaluatif de ce que l’on s’autorise à demander ou non.

3. Quelle économie des communs dans les territoires ?

Le processus d’évaluation des contributions aux communs passe également par une troisième étape, cette fois-ci externe à l’ECL, qui est celle d’une reconnaissance publique du travail des collectifs. Elle se concrétise par le soutien financier des acteurs publics locaux qui alimentent les budgets contributifs. Ces derniers sont approvisionnés par différentes sources, mais les fonds provenant des collectivités locales en représentent la majeure partie. Tout comme dans les makerspaces enquêtés par I. Berrebi-Hoffman, M-C. Bureau et M. Lallement, les expérimentations de l’ECL « dépendent d’une manière ou d’une autre des ressources (locaux, subventions, financements ponctuels) que veulent bien leur accorder les pouvoirs publics [13] ». Un contexte politique local favorise ce mode de fonctionnement de l’ECL avec le soutien de la Métropole Européenne de Lille, ou de la région Hauts-De-France pour les Tiers Lieux. Au cours de l’enquête, les acteurs ont surtout présenté les subventions comme des aides et ont systématiquement souligné que la MEL soutenait le modèle sans pour autant orienter l’organisation du travail dans le modèle contributif. Malgré des difficultés pour les acteurs publics à appréhender le fonctionnement contributif, la reproduction du soutien d’une collectivité, pendant plusieurs années, joue comme un point essentiel dans l’expérimentation et l’amélioration du modèle. La valorisation collective du travail contributif est donc aussi du ressort des acteurs publics.

On entrevoit ici l’un des premiers éléments structurants d’une économie des communs dans les territoires. Elle requiert un financement sous forme de subventions qui repose en dernier lieu sur une évaluation par les pouvoirs publics du travail engagé par les contributrices et contributeurs pour le bien commun territorial. Les collectivités ont ainsi la possibilité de « valoriser » les activités de contribution, c’est-à-dire de reconnaître l’utilité sociale du travail de production de commun(s) et de l’encourager financièrement. Ainsi, les financements publics peuvent être des facteurs de soutien à une économie des communs. Ils peuvent tout autant contribuer à des dynamiques de concurrence dans les territoires, à l’opposé d’une action collective en commun (par exemple dans le cadre d’appels d’offre). L’adéquation de ces ressources issues de la redistribution avec le modèle contributif, et plus largement avec une économie des communs dans les territoires, supposent que ces ressources garantissent la finalité des projets de commun et le mode de fonctionnement coopératif. Dès lors la troisième phase du processus de valorisation des contributions ne doit pas rester cantonner au jugement externe des acteurs publics mais faire l’objet de critères négociés avec les collectifs dans le cadre d’une régulation conventionnée. Dans notre cas, cela implique des modes de contractualisation qui garantissent le respect du principe de la libre rémunération du travail.

Cette économie des communs, pratiquée par les membres des collectifs de l’ECL à partir du modèle contributif, repose sur des conditions particulières de mise en œuvre. Toute l’organisation du travail doit ainsi être repensée : les rôles des membres à leurs tâches, les modes de coordination des actions ou encore les outils techniques à mobiliser. Les collectifs appliquent le principe du « libre engagement dans le travail » qui consiste à s’auto-assigner des tâches. Il relève d’un fonctionnement politique et organisationnel qualifiés par la notion de stigmergie, [14] une forme de gouvernance propre aux communautés du « libre » et aux fablabs. Il s’agit d’un mode gestion des projets par consentement où le jugement collectif de l’action intervient ex post à la réalisation de cette action. Chacun et chacune décide ou non de s’engager dans une tâche ou un projet contributif qu’il ou elle juge intéressant. L’accord préalable de l’ensemble du collectif n’est pas nécessaire, mais celui-ci reste important, puisque qu’il valide l’action a posteriori par la volonté de s’en saisir. Ce type de fonctionnement favorise les contributions individuelles et collectives, à condition que les collectifs garantissent la transparence des pratiques et des informations. Pour que chacun et chacune puissent contribuer pleinement à un projet, il faut en effet que chaque action réalisée soit documentée et disponible (par le biais de « wiki » par exemple). Le fonctionnement contributif en tant que modèle de délibération démocratique de la valeur du travail aboutit à repenser les modes de gouvernance et d’organisation du travail dans une perspective moins hiérarchique et plus collaborative. Il suppose une assignation ex-ante spécifique des activités de contribution qui apparaît d’ailleurs comme une étape « 0 » du processus d’auto-évaluation. La répartition des activités pouvant faire l’objet d’une contribution, et potentiellement d’une valorisation monétaire, est en soit une forme d’évaluation tacite et préalable des contributions aux communs car elle implique une évaluation de l’utilité sociale (commune) des tâches considérées par les contributeurs et contributrices, en matière d’usage collectif ou de participation au(x) bien(s) commun(s).

Une troisième condition d’une économie des communs qu’on peut faire émerger du modèle est celle de la « protection » des travailleuses et travailleurs qui contribuent à la production des communs. Le rôle de contributeur/contributrice se superpose à des statuts d’activités multiformes (entrepreneur-salarié, salarié, intermittent du spectacle, auto-entrepreneur, chômeur, retraité). Pour obtenir des rétributions monétaires, un statut « d’indépendant » est légalement nécessaire. Les membres essayent alors de concilier autonomie et sécurité [15] en intégrant la CAE Opteos. Celle-ci intervient comme un « outil administratif [16] » au service des individus et des collectifs ou une « ressource commune » pour le modèle contributif en permettant de rattacher des droits sociaux liés au statut de salarié à la condition de contributeur. Toutefois, la diversité des statuts des contributeurs et contributrices amène à s’interroger sur les formes de garantie de revenu, déconnecté du travail réalisé, qui permettrait de favoriser une économie des communs en protégeant les contributrices et contributeurs. Ainsi, le chômage est une situation par laquelle les contributeurs et contributrices sont tous et toutes passés, voire un statut dans lequel ils sont en partie. L’enquête met en évidence une fréquence importante de récits positifs autour de cette expérience du chômage. Pour nombre d’entre eux et elles, les périodes de chômage volontaires ont permis d’augmenter les activités de contribution aux communs. Par ailleurs, les entretiens montrent que les entrées dans l’indépendance se font en opposition au salariat, comme des manières de retrouver du sens quant aux activités menées. Cette perte de sens est associée à la subordination, tandis que le choix de l’indépendance permet d’en retrouver. La sortie du salariat est aussi présentée comme une forme de liberté. En définitive, le modèle contributif alimente le débat sur le revenu universel qui permettrait de décorréler un revenu de subsistance des activités menées que les membres des collectifs évoquent à plusieurs reprises.

Notes

[1Ostrom E., 2010, Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Éd. De Boeck.

[2Nous reprenons à notre compte le terme écosystème car il permet de qualifier le fait que les collectifs sont liés les uns aux autres par les formes de leurs inscriptions locales sur le territoire métropolitain lillois, par les individus circulant entre eux ou encore par le souci des « communs » qui les rassemblent.

[3Il existe cependant davantage de communs sur le territoire métropolitain que n’en regroupe l’ECL. Des recensements de ces communs ont été entrepris par l’ECL sous forme de listes ou de cartographies.

[4Mahieu C., 2016, « Innovation sociale : transformation ou transition ? Initiatives solidaires en communs », in Hamzaoui M., Artois P., Melon L. (dir.), Le secteur non marchand au cœur du changement, Bruxelles, Éd. Couleur Livres. Mahieu C., 2017, « Assemblées et Chambres des Communs », in Cornu M., Orsi F., Rochfeld J. (dir.), Dictionnaire des biens communs, Paris, Éditions PUF, p. 57-60. Gardin, L., Robert, P., 2018. Origine, diffusion et métamorphose de l’hybridation des ressources, in : Tensions Sur Les Ressources. L’économie Sociale en recomposition, Cahier Du Cirtes. Presses Universitaires de Louvain. Lefebvre – Chombart A., Robert P. (2021), « Les communs numériques : une comparaison entre l’Assemblée des Communs de Lille et le SIILAB », Terminal, 130. Lefebvre-Chombart A., Robert P., « Les communs numériques : une comparaison entre l’Assemblée des Communs de Lille et le Siilab », Terminal, n°130, 2021.

[5Vandamme Emmanuel, « ANIS, de l’internet solidaire à l’innovation sociale numérique », Cahiers de l’action, 2017/1 (N° 48), p. 57-66

[6Opteos.fr‧qui-sommes-nous/

[7P.Trendel, « Le budget contributif dans le collectif Catalyst : Analyse et perspective », Imaginaire Communs, n°1, 2021 p. 12-19.

[8P.Trendel, op. cit.

[9cf. H. Flodrops, « Le budget contributif dans le collectif Catalyst : L’exemple en pratique », Imaginaire Communs, n°1, 2021, p. 6-11.

[10Ce paragraphe est tiré d’un article où elle résume les principaux résultats de son travail d’enquête réalisée par des entretiens et des observations des pratiques : https://anis-catalyst.org/actualites/la-justice-organisationnelle-dans-les-communs/

[11H.Flodrops Hélène, op. cit.

[12Polanyi K., (1975), « L’économie en tant que procès institutionnalisé », p. 239-260, in Polanyi K., Arensberg C., Les systèmes économiques dans l’histoire et la théorie, Paris.

[13Berrebi-Hoffmann, I., Bureau M.C. et Lallement M., 2018, Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Paris, Seuil, p.65.

[14Dereva M., (2018), « C’est quoi ta conception des communs ? », Carnets d’écriture, 26 mars, http://maiadereva.net/cest-quoi-ta-conception-des-communs Marsh H. (2013), Binding chaos : mass collaboration on a global scale, Createspace Independent Publishing Platform, 144p.

[15Bureau M-C, Corsani A. (2012), Un salariat au-delà du salariat ? Presses Universitaires de Nancy-Éditions Universitaires de Lorraine, 354p.

[16La formule est régulièrement utilisée par les membres lors de réunions ou lors des entretiens réalisés.

Commentaires

Nous tenons à remercier les membres des collectifs de l’ANIS, de la Compagnie des Tiers-Lieux et d’Optéos qui ont accepté de consacrer du temps à notre enquête.

Marie-Anne Kantor - Contributrice aux communs - Étudiante en psychologie-sociale
Sophie Louey, sociologue, Université de Picardie Jules-Verne, membre du CURAPP-ESS et du CEET-CNAM, ChairESS Hauts-de-France
Pierre Robert, économiste, Université de Lille, laboratoire CLERSE, ChairESS Hauts-de-France