Depuis le 26 mars 2015, le Yémen subit les bombardements d’une coalition conduite par l’Arabie saoudite [1] et soutenue par les États-Unis. Aux bombardements aériens s’est ajouté en août l’envoi de troupes au sol. Ce conflit a fait déjà déjà plus de 4 500 morts, dont 85 % sont des civils selon l’ONU. L’Unicef comptabilise plus de 500 enfants tués et 1,7 million menacés de malnutrition. Près de 100 000 personnes ont fui le Yémen en quatre mois (chiffres de l’UNHCR).
Crimes de guerre, violations répétées du droit international par toutes les parties en conflit… depuis plusieurs mois, les associations de la société civile alertent sur le désastre en cours au Yémen et dénoncent l’inaction de la communauté internationale :
- Amnesty International dénonce des dizaines de civils tués ou blessés par des tirs anti-aériens et des frappes aériennes sur des dépôts d’armes en mai 2015.
- Le Yémen est une bombe à retardement qui atteint son point critique selon un rapport d’Oxfam en juillet 2015
- "L’ONU devrait enquêter sur les exactions commises par toutes les parties au conflit" exigent en août dernier Human Rights Watch et Amnesty International.
Pourtant cette guerre reste peu traitée par les médias occidentaux. Éclairages.
Contexte historique : un pays à l’histoire duale
Rappelant que le Yémen est un État de construction récente, unifié il y a moins d’un quart de siècle, Corentin Denis explique dans "Yémen : des fractures toujours ouvertes" que la crise politique ravivée au début de l’automne 2014 (et qui a justifié l’intervention saoudienne) ne fait que ressurgir des fractures anciennes entre le Nord du pays privilégié par les élites et le Sud historiquement plus pauvre.
Benjamin Wiacek, journaliste freelance basé à Sana’a (capitale du Yémen), revient lui aussi, dans un entretien pour Les Clés du Moyen-Orient, sur l’histoire et les antagonismes régionaux séculaires pour expliquer l’état de division dans lequel se trouve le Yémen aujourd’hui.
Après les printemps arabes, la trajectoire singulière du Yémen
Le printemps yéménite, initié par la jeunesse en janvier 2011, réclame la démocratie, la fin de la corruption et de la mainmise du congrès général du peuple (CGP, au pouvoir), de meilleures conditions de vie et le départ du président Ali Abdallah Saleh (lire son portrait par Al Jazeera), au pouvoir depuis 1978. La révolution yéménite c’est aussi une convergence de forces hétérogènes derrière la jeunesse progressiste et démocratique : les forces d’opposition, dont les Frères musulmans, les forces tribales, les Houthis de Saada, les régionalistes du Sud-Yémen, et jusqu’à certains secteurs de l’armée. Saleh est contraint en février 2012 de quitter le pouvoir mais obtient une immunité pour se retirer. Il amnistie tous les responsables des crimes commis par son régime et démissionne en transmettant ses pouvoirs à son vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi qui devient président à la suite d’une élection avec un seul candidat. De fait, à bien des égards, l’ancien régime subsiste, dans l’armée, dans l’administration et même au sein du nouveau gouvernement. Rien n’a fondamentalement changé pour le peuple yéménite.
De fait, la révolution de 2011 a été confisquée par les élites militaro-tribales qui s’affrontent aujourd’hui pour le pouvoir selon Frank Cantaloup.
Et l’ancienne ministre yéménite Amat Al Alim Alsoswa [2] dénonce elle aussi la prorogation d’un système et le rôle trouble et contre-productif joué par les grandes puissances internationales et régionales. Pour elle, "le Yémen (est) abandonné par les grandes puissances aux ambitions saoudiennes… et à ses propres démons".
Un conflit confessionnel ?
Pour Laurent Bonnefoy dans "La revanche inattendue du confessionnalisme au Yémen : Zaydisme, chiisme et houthistes" [3], le renouveau zaydite inscrit de plain pied le Yémen dans la cartographie de la confrontation sunnite-chiite.
Pour d’autres, le conflit n’est pas religieux mais politique. C’est l’avis par exemple de Benjamin Wiacek, dans l’entretien déjà cité, pour qui la dimension confessionnelle est le résultat de la propagande du régime, une tendance accentuée par le contexte régional marqué par le conflit syrien et les médias. Cette division en fonction d’une ligne de fracture entre sunnites et chiites est pour lui un phénomène récent aggravé par les attentats du 11 septembre qui ont fait de ce pays un des champs de bataille de la guerre globale contre le terrorisme.
Les enjeux géopolitiques
Pour Alain Gresh aussi, la grille de lecture chiites contre sunnites masque l’enchevêtrement de conflits et d’ambitions géopolitiques. Si le but initial de l’alliance militaire dirigée par l’Arabie saoudite est de rétablir le président Hadi et de défaire la rébellion houthiste, l’intervention saoudienne est destinée, même si cela n’est pas clairement affirmé, à faire face à la montée en puissance de l’Iran, dans le contexte des négociations sur le nucléaire iranien.
De fait, l’enjeu de cette guerre dépasse le Yémen de par l’importance géopolitique de ce petit pays du sud de la péninsule arabique.
Situé à l’entrée de la Mer Rouge, le détroit de Bab-el-Mandeb est un des lieux stratégiques les plus importants du Yémen, passage maritime reliant la Méditerranée à l’Asie du Sud, et l’Extrême-Orient à la mer Rouge et au Golfe d’Aden, à travers le Canal de Suez. La sécurisation de ce détroit est une des raisons qui ont poussé certains pays comme l’Égypte à partir en guerre au Yémen. C’est l’analyse du journal égyptien Al-Ahram Hebdo dans Bab Al-Mandab : Un point névralgique. Mais d’autres raisons ont poussé Le Caire à se joindre à l’opération saoudienne.
L’écrivain-journaliste et spécialiste du monde arabe René Naba propose ainsi 2 grilles de lecture pour éclairer le conflit Yémen-Arabie saoudite :
- Arabie saoudite versus Al Qaida 1/2 : la guerre saoudienne contre le Yémen est "destinée à purger le conflit de légitimité qui oppose dans la mouvance sunnite la dynastie wahhabite au fondateur d’Al Qaida, Oussama Ben Laden, yéménite de naissance, ancien sujet du Royaume, en même temps que de couper définitivement court aux velléités yéménites de revendiquer la restitution des trois provinces yéménites annexées par l’Arabie saoudite dans la décennie 1930".
- Arabie saoudite versus Houthistes 2/2 : cette guerre concerne les enjeux énergétiques et une démonstration de force du pacte sunnite contre l’expansionnisme de "l’axe chiite".
A l’instar de l’International Relations and Security Network (ISN) dans son étude "Yémen : révolution et intervention saoudite", nombre d’analystes souligne cependant que le seul gagnant de la guerre pourrait bien être Al-Qaïda.
Ainsi l’ancienne ministre yéménite avertit : "Au-delà d’une situation humanitaire catastrophique, la situation de guerre au Yémen n’est pas sans implication pour ses voisins. Elle met en danger la stabilité de la navigation en Mer Rouge et dans le Golfe d’Aden et conduit à une augmentation des flux de migrants. Dans un contexte d’effondrement de l’État, il est à craindre qu’Al-Qaïda et l’organisation de l’État islamique soient les grands bénéficiaires du conflit et augmentent leur capacité de nuisance à l’intérieur comme à l’extérieur du Yémen".

D’autres responsabilités en filigrane
L’intervention de la coalition mise en place sous l’égide de Riyad a reçu le soutien des États-Unis et autres gouvernements occidentaux : bombes à sous-munitions états-uniennes, avions de chasse allemands...
Le dernier rapport d’Amnesty, qui expose de manière détaillée les crimes de guerre de la coalition, pointe la responsabilité des armes livrées à la coalition par les pays vendeurs d’armes.
Cette responsabilité explique le silence et l’indifférence médiatique comme le dénonce l’avocat écrivain journaliste Glen Greenwald.
L’Arabie saoudite est en effet l’un des plus grands importateurs d’armes au monde (cf. l’article de Basta !), et parmi ses plus gros fournisseurs se trouvent les États-Unis et le Royaume Uni, mais aussi l’Allemagne et la France... ce pour quoi, Amnesty demande l’arrêt des ventes d’armes à l’Arabie Saoudite.
Face au labyrinthe yéménite et à "l’indifférence choquante du monde face à la souffrance des civils yéménites dans ce conflit" que dénonce Amnesty, ce pourrait être une piste d’action concrète...