En Afrique du Nord, les crises et la résistance populaire se cristallisent et se traduisent souvent au travers des systèmes alimentaires. Quand les aides étatiques sont supprimées et que les prix des denrées essentielles montent en flèche, des soulèvements s’organisent… presque toujours sévèrement réprimés.
Des révoltes ont suivi les interventions du Fonds Monétaire International (FMI) après les crises de la dette des années 70 et 80. Les politiques de cette période ont perduré au XXIe siècle, encourageant les systèmes agroalimentaires de la région à s’orienter vers une expansion à grande échelle, une agriculture commerciale, l’attraction des investissements étrangers et des géants de l’agro-industrie, l’export et la dépendance envers les importations pour les besoins alimentaires domestiques et les moyens de production. Tout cela s’est produit aux dépens d’un développement rural à grande échelle et des cultures et systèmes alimentaires traditionnels, ce qui a conduit à la paupérisation des populations rurales et à une migration de masse vers les zones urbaines et à l’étranger.
Une nouvelle étude menée par le Transnational Institute (TNI) et par le Réseau d’Afrique du Nord pour la souveraineté alimentaire (NAFSN) montre comment l’agriculture traditionnelle et la production alimentaire locale se sont détériorées et comment la dépendance alimentaire s’est intensifiée face à des communautés toujours plus dépendantes des importations provenant des pays du Nord. Les rachats de terres, d’eau et de semences par des capitaux domestiques et étrangers n’ont pas cessé.
La crise mondiale des prix des denrées alimentaires de 2007-2008 a elle aussi été suivie de soulèvements et, plus récemment, les systèmes alimentaires ont été l’un des catalyseurs principaux des révoltes tunisiennes de décembre 2010 qui allaient ensuite s’étendre à travers l’Afrique du Nord et le monde arabe pour faire partie du « printemps arabe ». Mais malgré cela, les États de la région n’ont pas changé de direction, sourds à la pression venue de la rue.
Des décennies de politiques étatiques néolibérales ont mené à une grande dépendance alimentaire. Plus de 50 % des calories consommées quotidiennement dans le monde arabe proviennent de nourriture importée : la région dépense chaque année environ 110 milliards de dollars dans l’importation de denrées alimentaires. Comme le démontre l’étude du TNI et du NAFSN, cette dépendance alimentaire est le résultat de politiques de marché dictées par des institutions financières internationales (le FMI, la Banque mondiale et l’OMC), renforcées par les organisations des Nations unies (la FAO, le Programme des Nations unies pour le développement, la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale) et traduites en un cadre législatif directeur par des organisations régionales (l’Organisation arabe pour le développement de l’agriculture/la Ligue arabe). Les régimes nationaux, à leur tour, ont suivi ces prescriptions au pied de la lettre.
Tout cela a fait la fortune de quelques-un·es, mais en a laissé beaucoup d’autres face à des obstacles considérables tandis que les marchés, les ressources et les politiques sont chaque jour davantage dominés par une poignée de puissants acteurs (d’entreprises). À cela s’est ajoutée une baisse des prix du pétrole, laissant les pays producteurs de pétrole comme l’Algérie et la Libye se démener pour couvrir les coûts de leurs importations alimentaires.
Les confinements liés au Covid-19 dans la région ont provoqué des centaines de milliers de licenciements, diminuant le pouvoir d’achat des ménages et bouleversant leurs possibilités d’accès à l’alimentation. D’après la Banque mondiale (octobre 2020), le nombre de personnes sans emploi dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord a atteint un niveau record pendant la pandémie et est à l’origine d’un appauvrissement généralisé. La dislocation économique causée par la pandémie a provoqué une hausse du nombre de personnes souffrant de faim et de malnutrition dans la région, alors même qu’avant la COVID-19 une part significative de la population était déjà en insécurité alimentaire.
D’après la même étude, les petit·es producteur·rices alimentaires ont été parmi les plus durement touché·es par la fermeture des marchés alimentaires (comme au Maroc ou en Tunisie), par le déclin des ventes de produits agricoles et alimentaires et par les difficultés d’accès à des facteurs de production clé.
Les femmes ont été particulièrement touchées par la pandémie de par les tâches qu’elles assument dans le travail productif et reproductif. Elles jouent un rôle crucial, particulièrement dans les zones rurales, dans l’obtention de nourriture pour leur foyer, les exposant au risque de se faire contaminer pendant leur journée de travail. Par exemple, à Lalla Mimouna dans la région de Kénitra au Maroc (une zone très touchée par la pandémie en juin 2020), des centaines de femmes travaillant dans la culture de fraises ont été contaminées alors qu’elles travaillaient dans des exploitations détenues par un investisseur espagnol produisant des fruits pour l’exportation. Alors qu’elles touchent des salaires de misère, mènent à bien un travail physique épuisant et font face à des inégalités criantes en matière de revenus, d’opportunités économiques, de protection et de sécurité sociale, les travailleuses agricoles ont, de bien des manières, fait les frais de la crise.
Les gouvernements et les acteurs institutionnels de toute la région ont réagi à la crise sanitaire et économique de plusieurs façons, notamment en intervenant plus fermement dans le commerce des denrées alimentaires et des produits médicaux essentiels et en élargissant l’aide d’urgence à différentes parties de la société. Toutefois, ces mesures n’ont pas permis de s’attaquer aux causes profondes de la crise.
Les institutions internationales et régionales ont recommandé plus ou moins les mêmes politiques qu’auparavant, avec de légers ajustements pour atténuer les effets négatifs, au lieu de conseiller une transformation des systèmes alimentaires en faveur d’une justice sociale et d’une solution durable. Elles ont, pour l’essentiel, recommandé de perpétuer la dépendance aux marchés agroalimentaires mondiaux et aux capitaux privés, des mécanismes essentiels pour assurer la sécurité alimentaire dans la région.
Ce statu quo continue de lier l’approvisionnement en nourriture de la population aux mécanismes du marché qui priorisent le profit des entreprises privées et le maintien d’une monnaie forte pour couvrir les obligations de dettes des États.
L’Afrique du Nord pourrait être une zone de coopération et de solidarité entre ses peuples. Mais cela ne sera pas insufflé par les États et les élites locales qui profitent du maintien et de l’expansion du modèle agroalimentaire actuel, dont le commerce « libre » et la libéralisation des marchés locaux sapent dramatiquement les conditions de vente des petit·es producteur·rices.
Comme avancé dans l’enquête du TNI et du NAFSN, la gravité de la crise exige un changement de cap, un changement orienté vers les droits et le pouvoir des travailleurs et des petits producteurs, vers l’agroécologie et la suppression complète des causes structurelles de la dépendance alimentaire et du manque de souveraineté alimentaire. En politisant les systèmes alimentaires et en ouvrant le débat autour du contrôle démocratique au cœur des processus de décision, la souveraineté alimentaire offre donc une sortie de crise radicalement différente.