« Un violador en tu camino » : quand une manifestation féministe devient virale

, par NACLA , DÁVILA ELLIS Verónica

Comment une chanson sur les violences de genre et sexuelles contre les femmes perpétrée par l’État chilien est-elle devenue un tube mondial ?

Le 25 novembre, pour la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, des centaines de femmes se sont réunies dans la capitale chilienne de Santiago pour dénoncer les violences de genre.

Ces femmes ont dansé sur une chorégraphie synchronisée en affirmant d’une seule voix : « ¡ Y la culpa no era mía, ni dónde estaba ni cómo vestía ! » (« Et ce n’était ni ma faute, ni où j’étais, ni ce que je portais ! »). En responsabilisant l’État plutôt que les femmes qui ont subi des violences sexuelles, elles ont pointé du doigt des fonctionnaires comme les policiers, les juges et le Président en déclarant : « ¡ El violador eres tú ! » (« Le violeur, c’est toi ! »). Le poing levé, ces femmes ont scandé : « ¡ El estado opresor es un macho violador ! » (« L’État oppressif est un macho violeur ! »). La manifestation, appelée « Un Violador en tu camino », est devenue virale.

Représentation graphique de la performance féministe "Un violador en tu camino". Photo : DenLesDen (CC BY-SA 4.0)

La performance a été pensée par lastesis, un collectif féministe fondé par Dafne Valdés, Paula Cometa, Sibila Sotomayor et Lea Cáceres, quatre femmes originaires de Valparaiso, au Chili. D’après elles, le collectif utilise la performance comme outil pour traduire des théories féministes pour le grand public. On trouve par exemple celles de l’anthropologiste Rita Segato, dont le travail sur la violence sexuelle comme phénomène politique a inspiré « Un violador en tu camino », et la féministe marxiste Silvia Federici. « Un violador en tu camino » est une forme de pédagogie populaire qui utilise la performance pour rendre une théorie féministe plus accessible, mais c’est aussi un moyen de parler de la violence policière subie par les femmes qui participent aux manifestations contre l’austérité au Chili. Les participantes se bandent les yeux pour faire écho au fait que les manifestant·es sont très souvent éborgné·es. Au cours de la performance, elles s’agenouillent pour imiter la position que les femmes sont obligées de prendre quand elles sont arrêtées. « Pendant les manifestations, le risque que la police vous arrête, vous déshabille ou vous viole est réel », expliquent les membres de lastesis. Human Rights Watch a en effet documenté des violences policières généralisées pendant les manifestations chiliennes contre l’austérité, dont des agressions sexuelles.

Même si la chanson fait spécifiquement référence aux violences de genre des récentes manifestations au Chili, elle a eu un impact dans le monde entier, entraînant des performances au Pérou, en République dominicaine, à Cuba, en Espagne, en France, en Allemagne, en Angleterre, au Mexique, au Liban et en Inde, pour n’en citer que quelques-unes. Les femmes du Parti Républicain du Peuple (CHP) ont récemment chanté leur interprétation de la chanson au parlement turc en frappant sur leurs bureaux et en brandissant les photos de 20 victimes de féminicides, pour dénoncer la violence de genre ainsi que la répression politique généralisée. La chanson et la performance associée sont devenues virales : les vidéos ont été vues des millions de fois sur différentes plateformes de médias. La députée Alexandria Ocasio-Cortez a récemment twitté à propos de la performance, et a fait part de sa solidarité avec les féministes du Chili. Alors que la chanson se répandait comme une traînée de poudre, un·e utilisateur·e de Twitter plaisantait « Dites-moi que vous aussi vous avez « y la culpa no era mía, ni dónde estaba ni como vestía » dans la tête », pendant qu’un· autre déclarait « Si je n’entends pas « El violador eres tu » remixé par Pitbull en boîte avant la fin de l’année, je fais un scandale ». Comment une chanson sur les violences de genre et les violences sexuelles de l’État a-t-elle pu devenir un tube ?

La réponse est simple : « Un violador en tu camino » est devenu un phénomène mondial parce que la violence envers les femmes est un phénomène mondial. La chanson est omniprésente parce que le harcèlement, l’exploitation, le viol et les autres formes de violence envers les femmes sont omniprésents. La viralité de « Un violador en tu camino » est le signe d’une solidarité avec le peuple chilien, et particulièrement les Chiliennes, dans leur lutte contre un néolibéralisme brutal et un État de plus en plus autoritaire, mais ce n’est pas tout. Elle liste aussi les préoccupations et les demandes clés du mouvement féministe transnational qui émerge de l’hémisphère sud et s’y concentre explicitement. L’air entraînant de la chanson et l’importance accordée à la performance publique ne sont pas des marques de frivolité, mais bien l’affirmation d’une pédagogie populaire et une pratique qui vise l’éducation du public. C’est aussi une façon de mettre en avant les façons souvent invisibles dont les femmes sont rendues vulnérables partout dans le monde. La chanson et la performance ne montrent pas les violences sexuelles et les violences de genre comme des actes individuels, mais bien comme des actes activement facilités et cautionnés par l’État. « Un violador en tu camino » pointe du doigt l’État pour son rôle dans la violence contre les femmes et la promotion de politiques et d’idéologies qui accélèrent leurs morts prématurées.

Les performances de « Un violador en tu camino » forcent les passants à se confronter aux violences subies par les femmes dans les espaces publics. De la même façon, les vidéos virales forcent les internautes à interagir avec les manifestations, en faisant irruption sur leurs réseaux sociaux. « Un violador en tu camino » est devenu viral grâce à la circulation des vidéos, mais aussi grâce à des memes et à des occurrences répétées sur les réseaux sociaux. Après les traditionnelles bandes dessinées, banderoles, graffitis et autres formes d’art contestataire, les manifestations mondiales utilisent aujourd’hui des memes pour dénoncer leurs détracteurs et satiriser les leaders tyranniques et les politiciens. Mais ce n’est pas tout : ils servent aussi à proposer des leçons pédagogiques. L’extrême droite mondiale et les fascistes utilisent depuis longtemps des memes pour discréditer et tourner en ridicule les revendications de la gauche et des libérales·aux. Malgré (et peut-être à cause de) cela, les jeunes activistes, dont les féministes, ont repolitisé les memes. Ils sont désormais utilisés comme une forme d’engagement qui, au-delà de la manifestation d’un mécontentement, renforce le travail des contestataires sur place et contre le dénigrement des groupes conservateurs. Dans le cas des manifestations féministes chiliennes, les memes au sujet de « Un violador en tu camino », qui sont souvent un remix de la chanson, soulignent la popularité du slogan et le transforment en un objet de culture populaire.

Sur les réseaux sociaux, des femmes ont aussi décomposé les paroles de la chanson pour parler des moments où elles ont subi des violences sexuelles, à quel âge, où elles étaient et ce qu’elles portaient dans le but de remettre en question l’idée qu’elles seraient responsables des abus dont elles ont été victimes. La stratégie de copier-coller les paroles pour parler de son vécu en disant « moi aussi » crée un sentiment de solidarité et rappelle aux femmes victimes de violences sexuelles qu’elles ne sont pas seules. L’adaptation de « Un violador en tu camino » par les réseaux sociaux est devenu un moyen de déconstruire les normes qui entourent la conceptualisation de la violence sexuelle et la violence de genre. Il ne s’agit pas d’un problème privé lié à la moralité ou à un comportement honteux qui devrait rester caché. C’est bien un problème lié à l’appareil de l’État, qui participent à la violence envers les femmes et la facilitent, à différents niveaux, et qui doit être ouvertement confronté. Cette habile stratégie de déconstruction sur les réseaux sociaux a permis de faire circuler largement la chanson et son message. Par définition, les memes détournent constamment les idées et les contenus pour les rendre reconnaissables et qu’on puisse s’y identifier instantanément. Mais on peut voir autre chose dans la propagation virale mondiale de « Un violador en tu camino » : l’appropriation par les féministes de la performance contestataire d’une façon qui redéfinit et renforce le discours original pour donner une voix aux luttes locales.

Au Brésil, des groupes féministes reprennent la performance "Un violador en tu camino", le poing levé pour Marielle Franco. Photo : Midia Ninja (CC BY-NC 2.0)

À Porto Rico par exemple, les féministes ont misé sur la viralité de « Un violador en tu camino » pour attirer l’attention sur la lutte locale constante contre les féminicides et l’exploitation coloniale, et pour défendre l’éducation avec une perspective de genre. Au moins trois performances ont eu lieu à différents endroits de San Juan, notamment devant le Capitole sur la rue Fortaleza, qui mène au palace du Gouverneur où des milliers de manifestant·es s’étaient rassemblé·es pour réclamer #RickyRenuncia (RickyDémission) pendant l’été 2019. Tout comme au Chili, ces performances ont réorienté le discours sur les violences sexuelles et de genre d’une violence interpersonnelle à une violence d’État. La première performance a eu lieu le 29 novembre et était organisée par le Colectivo Educativo por la Perspectiva de Género (CEPG). Elle rendait la Gouverneure Wanda Vázquez, le Sénat et le colonialisme états-unien coupables de la perpétuation de violences envers les femmes, en ajoutant des paroles spécifiques au contexte portoricain : « Son los puercos, es el Senado, es la colonia, es Wanda Vázquez. El Estado opresor es un macho violador ! » (« C’est les porcs, c’est le Sénat, c’est la colonie, c’est Wanda Vázquez. L’État oppressif est un macho violeur ! »)

Lors des dernières performances, organisées par la chorégraphe Petra Bravo le 20 décembre, les manifestantes ont dénoncé à travers les paroles l’étouffement des discussions sur le genre et les différences sexuelles et le blocage de l’éducation avec une perspective de genre, orchestrés de concert par le gouvernement et des organisations religieuses. Ensemble, l’État et les conservateurs religieux créent des politiques et des normes qui dégradent les vies des femmes : « La culpa es del silencio y una mala educación, la culpa es del gobierno, las iglesias y su infierno » (C’est la faute du silence et de la mauvaise éducation, c’est la faute du gouvernement, des Églises et de leur enfer »). Au-delà de ces paroles ajoutées, par leur utilisation publique et spécifique des corps, ces performances portoricaines font le lien entre la violence dénoncée par les Chiliennes et les luttes féministes déjà établies dans l’archipel. Ces adaptations de « Un violador en tu camino » sont particulièrement saisissantes, dans le sens où elles arrivent après la publication d’un rapport qui implique la police et le gouvernement local dans le fort taux de féminicides à Porto Rico.

La chanson s’est répandue dans l’archipel et a intégré des rythmes populaires des Caraïbes comme la bomba, la plena et le reggaeton dans les manifestations de pédagogie publique et d’activisme. Certaines performances plus restreintes ont incorporé la traditionnelle plena portoricaine, qui est devenue un élément essentiel des récentes manifestations féministes grâce au collectif de musique Plena Combativa. Les performances de décembre, devant le Capitole et le palace du Gouverneur, ont utilisé de la bomba, une musique traditionnelle afro-portoricaine qui a des liens historiques profonds avec la lutte contre le racisme. Ce détail montre l’interconnexion des combats féministes avec les combats contre le racisme ou le classisme. Après les récentes performances, les femmes ont dansé et bougé leurs corps sur du reggaeton pour revendiquer l’espace public et faire pression sur l’État. Ce « perreo combativo », ou danse reggaeton combative, est maintenant connu pour être une des techniques novatrices utilisées par les Portoricain·es pour réclamer la démission du gouverneur. Cette danse lie profondément le slogan féministe à des contestations plus globales contre la corruption et le colonialisme à Porto Rico. Mais l’utilisation de ces danses intensifie aussi le message du slogan originel qui dénonçait la culture du viol et des reproches aux victimes, en mettant en scène la joie et le plaisir des femmes à travers la musique afro-caribéenne. Cette performance a donné l’opportunité aux féministes de Porto Rico d’exprimer leur désaccord et leur défiance en bougeant leurs corps à travers des gestes à la fois chorégraphiés et improvisés, qui s’assemblent pour créer un éventail de mouvements sociaux et politiques.

Dans l’adaptation portoricaine originale de « Un violador en tu camino », CEPG modifie la fin de la chanson pour passer d’une critique des « carabineros », la police chilienne, à un message pour les filles qui pourraient voir la performance ou entendre la chanson : « Duerme tranquila, niña inocente, sin preocuparte del charlatán, que por tus sueños, dulce y sonriente, donde te encuentres las feministas vamos a luchar. » (« Petite fille innocente, dors paisiblement sans te préoccuper des charlatans, parce qu’où que tu sois, nous, féministes, nous nous battrons pour tes rêves »). Le statut « viral » de « Un violador en tu camino » et ses nombreuses adaptations ne sont pas seulement l’exigence d’une prise de responsabilité de l’État. C’est aussi une promesse faite aux femmes et aux filles : les féministes se battront ensemble pour un futur sans violences sexuelles et sans violences de genre. La viralité de « Un violador en tu camino » a profité à l’activisme féministe local dans le monde entier en attirant l’attention du grand public sur des groupes régionaux. Les exigences des féministes de l’hémisphère sud sont renforcées par la solidarité symbolique montrée dans ces manifestations. Elles sont aussi consolidées par une idée qui était à l’origine du succès des performances : la mise en valeur des conditions structurelles spécifiques qui affectent les femmes.

Lire l’article original en anglais sur le site de NACLA