Un chemin vers la liberté

, par Radical Ecological Democracy , ESTEVA Gustavo , HENRY Charlotte (trad.)

Gustavo Esteve, activiste, partage ses reflexions sur les concepts coloniaux de "développement" et de son corollaire le "sous-développement" à travers un récit auto-biographique depuis le Mexique.

San Miguel de Allende
Crédits : Jezael Melgoza via unsplash

On peut dire que j’ai commencé à souffrir du sous-développement à l’âge de 13 ans. Le 20 janvier 1949, je suis devenu sous-développé en même temps que deux milliards d’autres personnes dans le monde non occidental (les anciennes colonies), au moment où le président Truman est arrivé au pouvoir et a fait de ce mot l’emblème politique de l’hégemonie états-unienne.

Mais nous n’étions pas sous-développés et nous avions notre petite idée de la manière dont devraient fonctionner et évoluer nos sociétés. Pour Gandhi, par exemple, la civilisation occidentale n’était pas une maladie incurable et il ne voulait nationaliser le modèle de développement britanique dans l’Inde indépendante. Je fus plutôt de l’avis de Hind Swaraj. La vision de Gandhi sur la vie après l’indépendance de l’Inde se basait sur les valeurs de frugalité, de gaspillage minimal, d’interdépendance communautaire, d’évitement du désir matérialiste et de respect de l’environnement. De la même manière, Cárdenas, au Mexique, avait observé de près la dernière crise capitaliste et rêvait d’un pays composé de terrains communaux et de petites communautés industrielles, pourvues de l’électricité et de systèmes d’assainissement. Il souhaitait que la technologie permette la réduction du travail des hommes et non la surproduction. Nous étions enfin en train d’essayer de suivre notre propre chemin après des siècles de colonisation.

C’est très humiliant d’être « sous-développé ». Tu ne peux plus te fier à ton propre flair ni faire tes propres rêves. De plus, le « développement » vient avec la fascination implicite pour l’autre. Après la guerre, l’hégémonie états-unienne fut universalement reconnue. Le cinéma constituait son outil préféré et le mode de vie américain représenté dans les films avait des airs de paradis. À cette période, le président Truman offrit de partager les avancées scientifiques et technologiques des États-Unis pour que nous les développions, pour que nous courrions après tous ces leurres. Il n’y avait pas que nos dirigeant·es pour vouloir le développement ; nous le voulions tous·tes, pour nous-mêmes, pour nos familles, pour nos pays. Nous voulions rêver du rêve américain et profiter du mode de vie américain, la nouvelle définition d’une belle vie.

Après la guerre, le développement constitua l’expression principale de l’esprit néocolonial associé à la promotion du capitalisme. Il absorba et reformula tous les modes de production précapitalistes au travers d’une juxtaposition réussie de formes physiques et psychologiques de coercition, de l’usage simultané de la force publique et de tous les moyens de manipulation et d’éducation. L’idolatrie du mode de vie états-unien joua un rôle central, tout particulièrement quand il se transforma en un modèle de société universalement approuvé.

Premières années

L’histoire que je vous raconte eut aussi un impact sur ma vie. Mon père mourut quand j’avais 16 ans. Obligé à travailler pour subvenir aux besoins de ma famille, je débutai comme garçon de bureau dans une banque. J’eus bientôt l’opportunité de faire partie de la première génération de la profession émergente d’administrateur d’entreprises du Mexique. Ma réussite fut spectaculaire et peu de temps après, j’occupai des postes de direction chez Procter & Gamble, IBM et d’autres entreprises mexicaines et enfin, dans mon propre bureau. Mais je me sentais chaque fois plus mal à l’aise avec ma carrière. Je n’étais pas au centre de l’épopée du développement, comme je l’avais promis, mais sur le côté, et pas le meilleur côté qui plus est. On me renvoya aussi bien de chez Procter que de chez IBM, car je refusai de faire ce que l’on me demandait de faire : mentir aux travailleur·euses et à la communauté. À 24 ans, je me vis obligé d’abandonner ma profession. Il était clair que ne je pouvais pas vivre une vie digne au sein du monde de l’entreprise.

Les mouvements sociaux au Mexique et l’arrivée triomphale de Fidel à la Havane en 1959 m’attirèrent sur un autre chemin. Je me convertis en gauchiste, puis en marxiste-léniniste et finalement en aspirant guerrillero. Pour nous, en Amérique latine, le Che Guevara n’était pas seulement une icône et un impératif moral, mais aussi le modèle pratique à suivre par excellence. Cependant, mon projet guerillero se brisa à ses débuts, quand un de nos chefs tua un autre aspirant au commandement lors d’un crime passionnel. Nous nous retrouvâmes alors face à la violence que nous étions en train d’internaliser et de chercher à imposer au reste de la société. Cela ne voulait pas dire que nous abandonnerions nos rêves de développement et de révolution, mais seulement les outils du soulèvement armé. Étant donné que le but de la guerilla était de s’emparer de l’État, nous entrâmes au gouvernement.

Au début des années 70, avec un président populiste au pouvoir, j’acquis beaucoup de pouvoir bureaucratique au sein du gouvernement mexicain. Je planifiais de magnifiques programmes de développement, mobilisant des millions de personnes, tant dans les villes que dans les campagnes. En 1976, au vu du succès de ces programmes, je courrais le risque immédiat de me convertir en ministre de la nouvelle administration. Je préférai me retirer. À ce moment-là, j’étais sûr d’au moins deux choses : que le développement pouvait s’avérer très préjudiciable et que l’État que nous étions supposés occuper pour notre révolution était un outil de domination et de contrôle très violent et assez inutile pour atteindre la justice sociale et l’émancipation.

Mon histoire dans les années 70 illustre la leçon apprise ces années-là à travers le monde entier. Nous pensions que le changement que nous souhaitions était atteignable en utilisant les institutions existantes et sous le commandement d’une poignée d’hommes et de femmes d’État qui gouvernaient certains des pays clefs. Pourtant, la Commission trilatérale, un organisme de représentation puissant de l’hégémonie occidentale, ne voyait pas les choses de cette façon. C’est elle qui lança des programmes et des politiques qui seraient plus tard connus sous le nom de « globalisation néolibérale ». Comme le formula Chomsky, la Commission voulait « replonger le peuple dans la passivité et l’obéissance pour qu’il n’impose pas autant de restrictions au pouvoir étatique. » Et ça nous a mis un sacré coup.

Repenser le développement

Après avoir laissé le gouvernement, j’embarquai pour une carrière dans des ONG et collaborai avec quelques ami·es pour fonder des organisations locales. Au début, nous partîmes du principe que sans aucune interférence bureaucratique, la notion de développement faisait toujours sens. Après deux ou trois années passées à écouter locaux et locales, nous réalisâmes que c’était l’autonomie et la décentralisation qui les intéressaient, pas le développement.

Dans les années 80, « la décennie perdue pour le développement en Amérique latine », il devint évident que les objectifs conventionnels de développement n’étaient pas viables. Nous étions tous·tes furieux de nous rendre compte que nous étions toujours les derniers servis. Certain·es décidèrent d’aller grossir les rangs des développé·es au sein de leur propre pays sous-développé. Mais pour beaucoup d’entre nous, cette prise de conscience fut une révélation : il devint clair que toute notion universelle d’une belle vie était stupide et insignifiante, quand bien même elle serait réalisable, et que nous avions encore nos propres définitions, très diverses, de ce que signifiait « vivre bien ». Elles allaient à l’encontre du système dominant, mais étaient parfaitement réalisables.

Au cours des années 80, le mouvement écologiste se trouvait à son apogée et obligea le monde institutionnel à réagir. Mais ce dernier réagit de la manière habituelle : une commission fut créée et les mots « développement durable » devinrent le nouveau mot d’ordre. Dès le début, nous vîmes qu’il n’avait pas pour but de soutenir la nature et la culture, mais plutôt le développement, qui n’était déjà plus qu’un drapeau en lambeaux. Les États-unien·nes le reconnurent elles et eux aussi. Dans le même discours, Truman consacra le terme de « sous-développement » et déclara la guerre froide. En 1989, quand elle prit fin, on se rendit compte que l’emblème qui devait leur servir à stabiliser son hégémonie en 1949 ne fonctionnait plus ; en conséquence de quoi iels imaginèrent la globalisation.

Globalisation néolibérale

Le développement durable fut suffisamment efficace pour édulcorer l’« environnementalisme ». Cela commença dans les années 70, quand le contrepied du capitalisme se convertit en une autre opportunité de faire des affaires : l’« économie verte ». Le désir de contribuer à sauver la planète se convertit en une série de « petits gestes », comme produire moins de déchets ou prendre moins sa voiture. Pourtant, cela ne faisait qu’esquiver la question principale du néolibéralisme, mais à cette époque, c’était là tout le problème. Finalement, l’« économie verte » finit simplement par alimenter la machine à l’origine de la dégradation de l’environnement : le capitalisme mondialisé, le gouvernement corporatiste, et le militarisme.

Au début des années 90, certaines personnes voyaient la globalisation néolibérale comme une promesse et d’autres comme une menace, mais presque tout le monde le voyait comme une réalité, un fait. Les gens essayaient de trouver la réponse qu’iels souhaitaient apporter à ce développement mondial de diverses manières. La réponse la plus singulière et la plus dynamique prit la forme du soulèvement zapatiste, le 1er janvier 1994. Ce fut un avertissement, considéré comme tel par tous les mouvements antisystémiques depuis ce jour. Les zapatistes dirent « Basta ! Basta ! » [1] au modèle dominant. Iels expliquèrent que la Quatrième Guerre mondiale (la Troisième étant la guerre froide) avait déjà commencé et qu’elle n’était pas menée entre des pays, mais contre le peuple. Étant donné que l’état d’esprit du capitalisme était passé de la production au dépouillement, il était également nécessaire de changer les règles du jeu. Si l’État-nation était le théâtre traditionnel de l’expansion capitaliste, c’était devenu un obstacle pour le capital transnational, qui commença à le dissoudre.

Il était devenu évident que les principes du droit et de la démocratie dont on faisait tant l’éloge s’étaient petit à petit convertis en expérimentations politiques du capitalisme. Mais le dépouillement (qui nécessitait plutôt un état d’exception et l’usage de la force publique) voyait ces principes comme des obstacles et ils devinrent dès lors une simple façade démocratique. Et, pour être honnête, ce n’était qu’une simple façade. La Grèce, où était né le mot « démocratie » et les États-Unis, où la démocratie avait pris sa forme moderne, se sont tous deux construits autour de l’instauration de l’esclavage. De fait, ce régime devrait s’appeler un « despotisme démocratique » et reconnaître pleinement ses limites de couleur et d’exclusion genrée. La démocratie capitaliste est raciste et sexiste par essence.

Cette façade s’était même convertie en un inconvénient pour le capital et les gouvernements à son service. Pour le capitalisme, les personnes n’étaient que de la main d’oeuvre, qu’elle soit réelle ou potentielle. De plus, dans la nouvelle configuration du néolibéralisme, le nombre d’êtres humains jetables n’a cessé d’augmenter, étant donné que le capitalisme n’en avait plus l’utilité. D’une certaine manière, le capital transnational reproduit la technique du dépouillement, qui constituait une caractéristique de l’« accumulation primitive » dans la tradition de la clôture des biens communs. Pourtant, il ne peut plus assurer les relations sociales nécessaires au fonctionnement productif de la main d’oeuvre. La technologie moderne stoppa peu à peu le cycle de transformation perpétuel de la force de travail en capital et du capital en force de travail. Cela obligea le capitalisme à atteindre sa limite interne ; aujourd’hui, il doit également prendre en compte le revers de la médaille : la limite externe que fixe la dégradation de l’environnement.

Douze jours après le soulèvement zapatiste, le gouvernement fut obligé de déclarer un cessez-le-feu unilatéral –cessez-le-feu que les révolutionnaires ont respecté depuis lors. En effet, iels n’ont pas usé de leurs armes, pas même pour leur autodéfense. J’ai activement participé au travail des zapatistes. En 1995, ils me proposèrent de devenir l’un de leurs conseiller·es dans les négociations avec le gouvernement et je participai aux Accords de San Andrés. Quand le gouvernement rompit sa promesse, les zapatistes décidèrent d’appliquer les clauses de cet accord sur les quelques 25 000 hectares de territoire qu’iels avaient récupérés par leurs propres moyens. À la suite d’une loi promulguée en faisant pression sur le gouvernement, ce dernier fut obligé de respecter formellement ce territoire. Cependant, il ne cessa jamais de poursuivre et d’attaquer les zapatistes en usant de paramilitaires, de programmes sociaux et d’autres outils.

L’intervention zapatiste

Les zapatistes représentent probablement l’initiative politique la plus radicale au monde, et peut-être aussi la plus importante. Iels ont créé une société alternative et un type particulier d’être humain dans la zone qu’iels contrôlent. En partant de zéro, iels ont créé un style de vie et un gouvernement autosuffisants et autonomes dans l’une des régions les plus pauvres du monde. Iels refusent les fonds et les services du gouvernement et leur modèle de fonctionnement va clairement plus loin que les critères caractéristiques de l’État-nation, du capitalisme, de la démocratie formelle et du patriarcat. C’est la meilleure illustration des tentatives des individus du monde entier de remplacement du « développement » par une myriade de formes du vivre bien. Le « buen vivir » (vivre bien) est une expression récemment adoptée en Amérique du Sud pour renvoyer aux alternatives au développement. Elle a même été intégrée à certaines constitutions nationales.

Le discours sur le développement domine toujours la société, parfois sous la forme d’un capitalisme sauvage, symbolisé par une plateforme pétrolière située à moins de 10 km de la côte, hors d’atteinte de l’acharnement des militant·es indigènes locaux. Son autre avatar est le capitalisme philanthropique, symbolisé par un poulet dans chaque casserole, une moustiquaire pour chaque lit et un préservatif sur chaque pénis. Pourtant, l’entreprise du « développement » et son discours jouissent d’une légitimité chaque jour plus douteuse et le processus socioéconomique et politique qu’elle a institué est encore plus antidémocratique que par le passé. Le film de Chomsky, Requiem pour le rêve américain, illustre une expérience familière. Le mythe du développement ne mobilise plus les masses. Par conséquent, les entreprises et les gouvernements ont plus que jamais besoin de faire usage de la force coercitive pour mettre en œuvre des projets de développement. Les « rêveur·euses » ne sont pas loin, étant donné que beaucoup de migrant·es sans papiers se trouvent aux États-Unis et que des millions de personnes de tous horizons courrent toujours après les leurres du mode de vie états-unien. Comme l’a observé Ivan Illich 50 ans en arrière, dans la société de consommation, celui qui n’est pas prisonnier·e de l’addiction est prisonnier·e de la convoitise.

Je vis dans un petit village zapothèque dans l’état d’Oaxaca, au Sud du Mexique, où la majorité de la population est indigène. Je jouis d’une vie privilégiée au sommet d’une colline, à côté d’un bois communautaire où je cultive la majeure partie de ma nourriture, mais je coche six des huits indicateurs définissant le seuil de pauvreté au Mexique. J’ai adopté des formes du « vivre bien » qui sont communs dans mon contexte social, mais qui s’éloignent clairement de n’importe laquelle des innombrables définition du développement ou du mode de vie américain. Je participe aux mouvement sociaux d’Oaxaca et suis un membre actif de diverses associations que nous avons créées avec des peuples indigènes, comme Unitierra Oaxaca. Je prends également part à la majorité des initiatives lancées de manière périodique par les zapatistes.

Tracer un nouveau chemin

Le 21 décembre 2012, une marche silencieuse de 40 000 zapatistes disciplinés traversa les villes qu’iels avaient occupées durant leur soulèvement armé en 1994. À la fin, iels produisirent un bref communiqué : « Tu as entendu ? C’est le son de ton monde qui s’effondre. C’est le son de notre réapparition. Le jour où il faisait jour était en réalité la nuit. Et la nuit sera le jour, ce sera ce jour-là. »

Beaucoup d’autres communiqués et iniciatives ont suivi, notamment des séminaires, des festivals artistiques et des rencontres scientifiques. En octobre 2016, on célébra le Cinquième congrès du Congrès National Indigène (CNI) à Unitierra Chiapas, qui devint un territoire zapatiste. Au cours de ce congrès, les zapatistes présentèrent une analyse de la situation politique et suggérèrent que le moment était venu de prendre l’initiative et de lancer une offensive nationale pour résister à l’assaut capitaliste contre les individus et travailler à un changement significatif. Après avoir consulté les communautés le constituant, le CNI annonça la création du Conseil Indigène de Gouvernement le 1er janvier 2017. Il fut décidé que sa présidente, une femme indigène, se présenterait comme candidate indépendante aux élections présidentielles de 2018.

Le 28 mai, l’assemblée du CNI prit la décision de démanteler pacifiquement le régime dominant existant. Il annonça la création d’un nouveau gouvernement qui fonctionnerait sur la base de l’harmonie, de la coexistence, des efforts collectifs coordonnés et du sentiment de justice pour tous·tes. Il s’engagea à éviter toute relation de subordination et à promouvoir la liberté de cohabitation et la démocratie radicale à tous les niveaux, des familles et communautés, municipalités, régions, tribus, villages et quartiers au Conseil Indigène de Gouvernement.

Les directives adoptées par le Conseil furent mises en place à travers l’application simple et cohérente des sept accords du « commander en obéissant »1. C’est pour cela qu’à sa création, il n’y eut aucune promesse électorale à écouter. Il n’y eut pas non plus de discussions sur la manière de gérer les fonds publics. Iels ne partirent pas non plus à la recherche de votes pour occuper les appareils étatiques ni ne créèrent de gouvernement parallèle d’aucune sorte. Toutefois, iels firent face au « gouvernement » criminel qui mine l’existence du peuple. Et tout cela ne se déroulera pas dans le vide, mais ici, dans la boue et la crasse. Le régime existant sera réfuté par son propre sol, suivant ses propres normes.

Cette initiative implique de constituer un gouvernement et d’exercer le pouvoir politique sans prendre le chemin des armes ou des urnes et sans coups d’état. Ce serait trop dur de démanteler ce qu’il reste du régime en train de s’écrouler de manière violente et chaotique. Ce ne serait pas non plus pour apprendre à s’autogouverner depuis le bas. Mais nous en sommes là, à commencer à « réveiller celles et ceux qui dorment », démontrant le sens, la nature et le contenu de cette nouvelle forme d’action collective dans notre pratique et nos actions, sans restrictions physiques ou électorales.

Dans le monde entier, le mot « gouvernement » a été rattaché à des groupes de maffieux à la tête d’institutions corrompues, ineptes et au service du capital. Ces groupes tâchent en parallèle d’imposer leur volonté par la persuasion ou la manipulation, ou encore par la force, tout en programmant le pillage et en administrant l’injustice. La « démocratie » s’est transformée en un régime despotique, raciste et sexiste, créatrice de sujets envoûtés par l’illusion du « vote ». Partout nous appelons « état de droit » un régime dans lequel les lois servent à établir l’illégalité et à garantir l’impunité.

C’est l’expérience réitérée par les peuples indigènes. « Basta ! » ont-ils dit à tout cela au moment où iels conçurent une alternative. Le nouveau régime de relations politiques reste fragile et incomplet, mais il existe ; ce n’est rien de plus que la projection créative et contemporaine, à une échelle sans précédent, de ce que celles et ceux qui l’ont créé ont pratiqué pendant des siècles.

En janvier 2017, pour formuler l’état d’esprit que je ressentais dans mon monde à l’échelon local, j’ai débuté un séminaire mensuel avec la participation de plus de 30 collectifs issus de six pays différents. « Autres horizons politiques : plus loin que l’État-nation, le capitalisme, la démocratie formelle et le patriarcat » : un espace ouvert pour notre réflexion. Après trois mois de critique radicale du système dominant, nous commençâmes à explorer les alternatives, non comme de simples spéculations, mais à travers l’examen attentif des initiatives en cours : « tester » leur radicalisme en analysant de quelle manière elles expriment un monde nouveau, né au sein de l’ancien. L’épreuve finale consiste à définir comment elles vont réellement plus loin que le patriarcat, la racine du système dominant, oppressif et destructeur ; comment elles définissent leur lutte pour la vie, contre les projets mortels qui les tuent.

Consolider l’alternative

Le moment est venu d’écouter les gens ordinaires. Iels construisent un monde nouveau pour assurer sa survie ou au nom de vieux idéaux. Le capitalisme ne peut stopper ou inverser son autodestruction. Mais cela n’induit pas automatiquement d’opportunités de s’émanciper. Au contraire, cela pourrait résulter à sombrer dans la barbarie… tous·tes nous mener au fond d’un gouffre. La survie de l’espèce humaine dépend aujourd’hui, comme toujours, de la redécouverte de l’espérance comme moteur social. C’est ce que les gens ordinaires cultivent de nos jours grâce à leur comportement extraordinaire. Et pour elles et eux, l’espérance n’est pas la croyance en le fait que quelque chose arrivera d’une manière ou d’une autre, mais la conviction que tout cela a un sens, quoi qu’il puisse se passer.

À ce jour, il est possible que l’optimisme n’ait pas sa place, mais nous pouvons toujours avoir de l’espoir. Arundhati Roy a raison : « Un autre monde est non seulement possible, mais il est en chemin. Par temps calme, je peux l’entendre respirer. »

Gustavo Esteva est activiste de terrain, écrivain indépendant et intellectuel public. Il est l’auteur de plus de 40 livres et d’un grand nombre d’essais et d’articles. Gustavo est chroniqueur à La Jornada et écrit occasionnellement pour The Guardian. Il conseille également les zapatistes dans leurs négociations avec le gouvernement mexicain. Gustavo vit dans un petit village indigène dans l’état d’Oaxaca, au Sud du Mexique. Actuellement, il collabore avec le Centre de rencontres et de dialogues interculturels et l’Université de la Terre à Oaxaca.

Voir l’article original en anglais sur le site de Radical Ecological Democracy

Notes

[1NdT : "Assez ! Assez !" en français

Commentaires

Initialement publié en anglais sur le site Radical Ecology Democracy le 27 septembre 2017, cet article a été traduit par Charlotte Henry, traductrice bénévole pour ritimo.
Cet article est également disponible en anglais sur notre site.