Vingt-cinq ans après la catastrophe de Tchernobyl, le drame de Fukushima et ses conséquences sanitaires et écologiques encore impossibles à évaluer, montrent que rien n’a changé. Le nucléaire reste une industrie à part, dont personne ne maîtrise vraiment les risques. Et l’opinion des citoyens trouve bien peu d’écho dans un secteur toujours marqué par les habitudes d’opacité du creuset militaro-industriel qui l’a vu naître.
Historiquement, ce sont les préoccupations militaires qui, partout, ont porté la recherche nucléaire. « Posséder cette technologie, c’était faire partie de la “cour des grands”, peser sur l’échiquier géopolitique, souligne Sezin Topçu du CERES (Centre d’enseignement et de recherches sur l’environnement et la société). La phase industrielle et civile n’a vraiment été envisagée qu’à partir du milieu des années 60, pour répondre aux besoins énergétiques énormes engendrés par la croissance économique. Le choc pétrolier de 1973 a catalysé cette tendance, en amenant les pays industrialisés à chercher une alternative à l’or noir. La France, ou plutôt son gouvernement, a alors fait le choix du tout nucléaire. » Des mouvements d’opposition ont vu le jour, pointant du doigt les risques incalculables, l’insoluble problème des déchets, ou encore la façon dont cette technologie allait façonner une société consumériste et policière. Mais ces controverses n’ont pas empêché que les centrales sortent de terre. « La question de la légitimité du choix nucléaire n’a jamais été posée en tant que telle aux citoyens français, confirme Roland Desbordes, président de la CRIIRAD (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité). Les députés ont eu à trancher en 1991 sur le sort d’une petite catégorie de déchets radioactifs, donnant naissance à la loi Bataille. Une autre consultation, en 2006, a débouché sur la loi TSN (Transparence et sécurité en matière nucléaire).Mais à chaque fois, les débats portaient sur des problématiques marginales, sans poser la question de fond. »
Gouverner par le secret
La catastrophe de Tchernobyl, en 1986, a marqué un tournant dans la gestion de la question nucléaire par les gouvernements européens. « C’est la France qui est allée le plus loin en termes de désinformation de l’opinion publique, laissant entendre, météo à l’appui, qu’un anticyclone empêchait au nuage de passer la frontière !rappelle Sezin Topçu. Par réaction, les organisations anti-nucléaires ont ensuite eu tendance à se focaliser sur la question de la transparence. En pratiquant à outrance la politique du secret, le gouvernement français a cherché à « piloter » la contestation autour de l’enjeu unique de l’accès à l’information. » Faute de mieux, on pensait au moins l’ère du silence et du mensonge révolue. Mais le drame de Fukushima vient de montrer qu’il n’en est rien. Dès le début de la crise, une véritable chape de plomb s’est abattue sur les réacteurs éventrés de la centrale, bloquant l’information à défaut de contenir les radiations. Alors qu’une poignée de techniciens sacrifiés luttaient avec des moyens dérisoires contre des installations devenues incontrôlables, le gouvernement nippon tentait de rassurer les populations. Les communiqués contradictoires se sont succédés, assurant que les niveaux de contamination étaient sans danger pour la santé humaine, mais déconseillant tout de même de consommer certains produits locaux ou de boire l’eau du robinet à Tokyo. La vérité, c’est que l’ampleur réelle des dégâts ne sera probablement pas connue avant plusieurs mois, peut-être même plusieurs années. Si un pays aussi en pointe que le Japon en matière de construction parasismique, et aussi sensibilisé par son histoire aux risques de l’atome, n’a pas su protéger efficacement ses installations nucléaires, ni jouer la transparence face à un accident, que penser de la situation dans le reste du monde, et notamment dans les pays du Sud ? Le silence règne dans les régions où l’on extrait l’uranium, comme au Niger. Greenpeace et la CRIIRAD y ont pourtant constaté la contamination des nappes phréatiques dans les zones minières, ce que niaient tous les rapports officiels1. Même black-out autour de l’impact des essais nucléaires dans le Sahara ou sur l’atoll de Mururoa, que ce soit pour les populations locales ou pour le personnel français, militaire ou assimilé. A titre de comparaison, les Etats-Unis ont reconnu l’irradiation de leurs vétérans et mis en place des mesures compensatoires il y a plus de dix ans.
Un avenir nécessairement nucléaire ?
Dans certains pays européens, l’accident de Fukushima a fait l’effet d’un électrochoc. La Suisse vient de suspendre toute autorisation de construction de nouvelles centrales et l’Allemagne a déclaré un moratoire sur l’allongement de la durée de vie des siennes. Mais en France, la remise en cause du choix énergétique reste définitivement tabou. « Aujourd’hui 78% de l’électricité française est nucléaire. Le gouvernement a choisi cette option il y a quarante ans et n’en démord pas, quelle que soit la famille politique au pouvoir, souligne Sophia Majnoni de Greenpeace France. Nous sommes aussi au cœur du dispositif de retraitement européen et récupérons les déchets de nos voisins, qui traversent le pays sans que les riverains aient leur mot à dire. De plus, depuis le protocole de Kyoto, le nucléaire est présenté comme une solution au problème du réchauffement climatique. Donc non seulement nous poursuivons dans cette voie, mais nous tentons de vendre, y compris à perte, des réacteurs à l’étranger. » Beaucoup de pays émergents souhaitent effectivement se doter de la technologie nucléaire, et pas seulement pour des raisons énergétiques. « Pour le Brésil, qui couvre déjà plus de 70% de ses besoins grâce à l’hydroélectricité, c’est clairement un enjeu géostratégique, poursuit Sophia Majnoni. On identifie la même tentation dans de nombreux pays arabes, alors que le nucléaire est tout sauf adapté à des régions où l’on n’a même pas d’eau pour refroidir les réacteurs. Mais la France est tout de même prête à leur en vendre, avec toutes les incertitudes politiques que cela comporte. Rappelons qu’il fut un temps où Nicolas Sarkozy envisageait un contrat avec la Libye ! » La catastrophe japonaise suffira-t-elle à inverser cette tendance ? Rien n’est moins sûr.
Qui garde les gardes ?
Cette posture de VRP de l’atome est une véritable exception française. « L’Etat est actionnaire majoritaire de tout le secteur, à travers des sociétés de droit privé comme EDF ou le CEA (Commissariat à l’énergie atomique), explique Roland Desbordes. Là où cela devient problématique, c’est que l’Etat est aussi à l’origine des règlements auxquels doivent obéir ces sociétés, et en charge de leur application. » Si l’on ajoute à cela le fait que tous les dirigeants et responsables du secteur ont fait leurs classes ensemble à l’Ecole des Mines et ont tendance à jouer aux chaises musicales entre eux, on aboutit facilement à une situation pour le moins verrouillée. Alors, si les décideurs choisissent de jouer avec le feu nucléaire, quelle place reste-t-il au débat démocratique ? En France, les CLI (Commissions locales d’information) ont été mises en place pour informer les riverains des installations nucléaires. Mais quels pouvoirs ont-elles vraiment ? Les dossiers auxquels elles ont accès sont sous l’unique responsabilité des exploitants de centrales, qui choisissent les informations qu’ils y font figurer. Et lorsqu’un projet de nouvelle implantation est soumis à la consultation publique, à travers les enquêtes et, depuis peu, les débats organisés par la CNDP (Commission nationale du débat public), on donne aux citoyens le choix entre la centrale nucléaire et… rien ! « Dans d’autres pays, le débat de société a trouvé plus de place et les choses ont bougé, souligne Roland Desbordes. Aux Etats-Unis, il n’y a pas eu de construction de nouveau réacteur depuis l’accident de Three Miles Island en 1979. » Faudra-t-il attendre une catastrophe similaire sur le sol français pour que la parole se libère enfin ? Aujourd’hui, la centrale alsacienne de Fessenheim, mise en service en 1977 et située en zone sismique, cristallise les inquiétudes. Mais pour l’instant, seul un audit de contrôle est prévu. Et Nicolas Sarkozy de vouloir conclure le débat : « Nous n’allons pas revenir à la bougie ».
1 Lire « Rapport CRIIRAD N°10-09. Remarques sur la situation radiologique dans l’environnement des sites miniers uranifères exploités par SOMAÏR et COMINAK (filiales d’Areva) au nord du Niger », , CRIIRAD, 2010.