Turquie : larmes et rêves

, par DREANO Bernard

A travers une analyse de 11 pages, Bernard Dreano dresse un portrait des contestations actuelles en Turquie. Pour cela il fait d’abord un retour sur la dernière décennie de pouvoir du Parti de la justice et du développement , marquée par un gouvernement islamiste et néolibéral.

Face à face entre un policier et une manifestante

Après quinze jours de contestations, manifestations et violences policières, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan à sifflé, une dernière fois croit-il, la fin de la récréation, la police a évacué la place Taksim d’Istanbul et détruit extrêmement brutalement les restes du camp dans le maigre petit bois préservé dit « de la promenade » (Gezi Park) situé juste à coté de la place. Le « dialogue » proposé a tourné court. Erdogan a réunis des dizaines de milliers de supporters à Sincan, un fief électoral de son parti près d’Ankara, puis à fait de même sur le terrain de Kazliçesme à Istanbul, y dénonçant les « traitres » et autres çapulcu (pillards) de Taksim. Des centaines de personnes ont été interpellées, des milliers menacées de poursuites.

Ce mouvement sans précédents, largement composé de jeunes, a été comparé tantôt à « mai 68 », tantôt aux « occupy » et autre « indignados », tantôt aux « printemps arabes ». Jusqu’à quel point la contestation va-t-elle se poursuivre dans la rue, et quel va être l’impact profond du « soulèvement de Gazi » ? La répression va- t-elle se durcir jusqu’à briser le mouvement et l’autoritarisme du régime s’accentuer ? Les clivages au sein de la société turque vont-ils s’approfondir ?

Pour comprendre ce qui se passe en Turquie, il faut d’abord revenir en arrière sur la décennie de pouvoir du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) islamiste et néolibéral, et même bien avant.

De la République autoritaire à l’État profond

Rappelons tout d’abord que la République de Turquie a été fondée par Mustapha Kemal « Atatürk » (père des Turcs) sur les ruines d’un Empire ottoman effondré après la première guerre mondiale, partiellement occupé par les forces étrangères et dont les restes étaient dépecées par le traité de Sèvres. Atatürk et ses compagnons (dont İsmet İnönü qui lui succède après sa mort en 1937) ont réussit, après trois ans de guerre, à rétablir un État dans ses frontières actuelles, garanties par le traité de Lausanne (1923), établir un régime républicain autoritaire, avec un parti unique « kémaliste », le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi CHP) et pour colonne vertébrale l’armée, créer une nouvelle capitale (Ankara) réformer la langue et adopter l’alphabet latin, développer l’éducation, donner le droit de vote aux femmes (1929) , créer une nouvelle économie… et écraser les contestations (des religieux, des kurdes). Cette République kémaliste n’était pas démocratique mais se voulait « laïque » non pas au sens de la séparation de la religion et de l’État de la France de 1905 mais au sens de la soumission de la religion à l’État de la France de 1801, (du Premier consul Bonaparte le modèle explicite d’Atatürk), où l’islam sunnite est sous contrôle d’une bureaucratie d’État (Diyanet), et où le tiers des musulmans turcs qui ne sont pas sunnites sont de facto exclus [1], où les seules autres religions reconnues (et également sous contrôle) sont le judaïsme et les églises chrétiennes orthodoxes et arméniennes. Des lycées religieux (Imam Hatip) crées par l’État sont censés pourvoir la République en imams (beaucoup de cadre le l’AKP, dont Erdogan lui même s’y formeront plus tard).

Après la deuxième guerre mondiale la République Turque a adhéré au bloc occidental (plan Marshall en 1947, Conseil de l’Europe en 1949, OTAN en 1952, association avec l’Union Européenne – à l’époque CEE – en 1963). Le système de parti unique a été remplacé par un bipartisme dans lequel le Parti démocrate (Demokrat Parti DP) a pu attirer les courants religieux. Le DP qui a remporté les élections de 1950 est resté au pouvoir jusqu’au premier coup d’Etat militaire, en 1960, à la suite duquel son leader Adnan Menderes a été exécuté. , Le pouvoir est ensuite revenu aux kémalistes du CHP. Mais en 1965, à nouveau, le parti d’opposition a gagné les élections, après s’être reconstitué en Parti de la justice (Adalet), autour de Süleyman Demirel, Dans la période de l’après 1968 le développement d’un fort mouvement de contestation gauchiste dans la jeunesse a été, en 1971, le prétexte a un deuxième coup d’Etat militaire renversant Demirel, et permettant la répression féroce de la gauche. Puis encore une fois en 1973 le CHP est revenu au pouvoir.

Le 1er mai 1977 la manifestation des syndicats a été attaquée sur la place Taksim d’Istanbul par des milices d’extrême-droite proches de l’armée (les « Loups gris »), provoquant des dizaines de morts. La place est depuis le symbole de la résistance de la gauche. Quelques années plus tard, après la grève générale de mai 1980, l’armée a fait son troisième coup d’État (septembre 1980), de loin le plus dur (en particulier en matière de répression contre la gauche et les intellectuels), les partis politiques ont été interdits pendant plusieurs années, et la nouvelle constitution a entériné le pouvoir de contrôle et d’intervention de l’armée sur les affaires publiques (elle restera en vigueur et inchangée jusqu’à l’arrivée des islamistes au pouvoir au début des année 2000). Une fois le pluripartisme « sous contrôle » rétabli après 1983, le nouveau Parti de la mère patrie (Anavatan Partisi ANAP) successeur de la tradition du Parti démocrate et dirigé un leader talentueux, Turgut Özal, a pu gagner parfois des élections. Il apparaissant comme plus ouvert aux religieux, plus libéral sur la plan économique, moins nationaliste et plus favorable à l’Union européenne, que les héritiers des kémalistes. Toutefois in fine le pouvoir est resté toujours sous le contrôle, des militaires et de ce que l’on commence à appeler en Turquie « l’État profond », alliant des officiers, des magistrats, des milieux d’affaires, voire des gangsters…

Officiellement candidate à l’adhésion européenne à partir de 1987, en union douanière avec elle en 1996, la Turquie a connu à la fin du XXe siècle, une situation économique chaotique, mêlant développement réel et mal-développement, urbanisation sans contrôle, corruption et exode rural, inflation galopante, tandis que la guérilla kurde a commencé d’affecter l’est du pays à partit de 1984. C’est dans ce contexte que s’est développé, en dehors du bipartisme post kémaliste, une nouvelle force explicitement islamiste, (dont les organisations seront plusieurs fois dissoutes par la justice mais toujours reconstituées), le Parti de la Prospérité (Refah Partisi), qui a gagné les élections municipales de 1994 (un certain Recep Tayyip Erdogan devient maire d’Istanbul) puis son leader Necmettin Erbakan a accédé en 1996 à la tête du gouvernement grâce à une alliance avec d’autres partis. Mais le quatrième coup d’Etat (pas un putsch avec les chars cette fois ci mais une pression, un « coup d’Etat internet ») l’a forcé à démissionner. Les jeunes cadres du parti, Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül (l’actuel Président de la République) en ont tiré la leçon et ont fait scission pour créer un nouveau parti, plus moderne, se réclamant de l’exemple des Chrétiens démocrates allemands (en particulier des plus conservateurs, les bavarois) : l’AKP.

Alors que le pays sort peu à peu d’une très grave crise financière et que les partis qui se sont succédés au pouvoir pendant la période « sous contrôle » depuis 1983 sont tous plus ou moins discrédités, le Parti islamiste AKP, remporte 34% des voix au législatives de 2002 et, profitant d’une loi électorale originellement concoctée contre lui, rafle la majorité des sièges.

Du militaro-kémalisme à la tutelle kémalisto-islamiste

Le parti kémaliste CHP et ses divers avatars après 1983, sous le magistère d’une armée qui était aussi une puissance économique, représentait un « bloc au pouvoir » alliant une bourgeoisie d’affaire (en partie historiquement issue de l’ancien empire ottoman), un complexe militaire, financier et industriel, avec les grandes banques et compagnies d’assurance et la grande industrie (souvent alliées au capital étranger comme les français Renault, Lafarge ou Axa), les hautes sphères de l’appareil d’Etat (université, justice..), et une base de petit fonctionnaires et de notables ruraux. Les minorités musulmanes non sunnites (Alévis et autres), bien que persécutés ou méprisés par les kémalistes, soutenait ce pouvoir dominant par crainte d’un retour de flamme islamiste sunnite.

« L’autre parti » que ce soit avec Menderes, Demirel, Ozal et Mesut Yılmaz (Premier ministre ANAP dans les années 1990), ne constituait pas une véritable alternative, et acceptait globalement le cadre kémaliste dont il était d’une certaine manière issu. Il était toujours soutenu sur le plan électoral, par certaines régions, par des populations attachées à la religion dans la Turquie profonde ou diverses couches urbaines petites bourgeoises.

La gauche, malgré une certaine existence sociale, intellectuelle, syndicale, malgré l’adhésion de nombreux alévis, n’avait jamais constitué une alternative politiquement crédible, d’abord du fait de la répression qu’elle n’avait cessé de subir, ensuite par ses propres divisions et archaïsmes, enfin parce que le CHP occupait le créneau supposé de la « modernité et de la laïcité » sur la scène politique (le CHP est membre de l’Internationale socialiste).

Les Kurdes, entre 16 et 20% de la population du pays, ont été niés, dans leur réalité culturelle, linguistique et politique, par une Turquie kémaliste centralisatrice et nationaliste (le mot « kurde » lui même a longtemps été interdit, il fallait parler des « turcs des montagnes »), et sans cesse réprimés par l’armée de la République. Seule une partie de l’extrême gauche turque a reconnu la spécificité kurde, mais elle a été réduite au silence après le coup d’Etat de 1980 C’est dans ce contexte qu’en 1984 le Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan PKK) a déclenché la guérilla. On décompte aujourd’hui près de 50 000 morts.

Mais tout change à la fin du XXe siècle. La République kémaliste a favorisé un certain développement et une forme d’ascenseur social. Les populations venues massivement de la campagne vers les villes dans les années 60-90 ont bénéficié de l’éducation et développé de nouvelles activités, dans des PME de sous-traitance industrielle, dans le bâtiment, l’agro-alimentaire, un peu l’informatique et les services…. et certaines de ces PME sont devenues conséquentes. Une grande partie de ces nouveaux entrepreneurs et de leurs salariés, se sont reconnus dans le discours de l’AKP, dans ses références à l’islam, et aussi son libéralisme économique. La MÜSİAD (l’association indépendante des industriels et des hommes d’affaires) sorte de CGPME turque représente ces nouveaux entrepreneurs et soutien le gouvernement AKP face au MEDEF local la TÜSİAD (l’Association des industriels et hommes d’affaires turcs) plutôt proche du CHP.

L’AKP s’est affirmé pro-européen et a cherché une fois arrivé au pouvoir à accélérer le processus d’adhésion à l’Union européenne, approuvé par une grande majorité de l’opinion publique. Le gouvernement islamiste a accepté certaines conditions démocratiques de l’adhésion (critères de Copenhague), en particulier en matière de liberté d’association ; de réforme du code pénal dans un sens moins liberticide, d’une plus grande liberté d’expression et de manifestation, d’un nationalisme moins agressif. Surtout l’AKP a, comme le lui demandait d’ailleurs l’Europe, affronté « l’Etat profond » en particulier la haute magistrature (qui cherchait alors à interdire le parti islamiste), l’Etat-major de l’armée et le Conseil de sécurité nationale qui depuis le coup d’État de 1980 peut bloquer, censurer, voire renverser le gouvernement. Une grande partie de l’intelligentsia progressiste, de la bourgeoisie libérale et laïque, de la jeunesse, a soutenu l’AKP dans ce combat (et même voter pour les Islamistes). En 2007 l’AKP triomphe aux législatives (47% des voix).

Pendant toute cette période en France comme dans la plupart des pays occidentaux, on dénonce « la menace islamiste »…

L’affaire Ergenekon, un réseau d’extrême droite impliquant une partie de l’Etat-major, soupçonné de plusieurs assassinats ou tentatives d’assassinats visant des intellectuels progressistes, des kurdes, des leaders de l’AKP. Sa dénonciation permet à Recep Tayyip Erdogan de « renvoyer l’armée dans ses casernes » et briser l’ancien « Etat profond », mais aussi de déclencher une répression beaucoup plus étendue contre des kémalistes et des médias. C’est, surtout à partir de 2009-2010, le début d’une « dérive autoritaire » du régime et dans avec une personnalisation du pouvoir du Premier ministre.

Une période où en France comme dans la plupart des pays occidentaux, on va commencer à louer le « modèle turc » démocratique…

Le pouvoir AKP a aussi transformé le positionnement géopolitique du pays.

Les négociations d’adhésion à l’Union Européenne sont vite encalminées, du fait pour partie des Turcs eux même (cf. la question de Chypre), mais aussi bien plus encore de la mauvaise volonté européenne, assortie du coté d’Angela Merkel et surtout de Nicolas Sarkozy, de marques évidentes de mépris. L’opinion turque très europhile au début des années 2000 devient de plus en plus eurosceptique.

La Turquie dont l’armée constitue le premier contingent militaire de l’OTAN après celui des États Unis, va, sans remettre en cause l’alliance avec Washington, prendre quelques distances, après avoir refusé l’usage de son espace aérien pour l’attaque américaine contre l’Irak en 2003. De même vis-à-vis de l’allié militaire régional traditionnel, Israël, surtout après l’attaque israélienne meurtrière du bateau principal (turc) de la flottille non-violente internationale partie briser le blocus de Gaza en 2010. La Turquie va tenter aussi, conjointement avec le Brésil, une médiation entre l’Iran et les Occidentaux sur la question du nucléaire, (que les Etats Unis vont rejeter).

Le ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoğlu théorise l’idée du « zéro problème avec les voisins » qu’il tente d’appliquer tant du coté de la Grèce et des Balkans que des pays arabes (rapprochement avec la Syrie) et des pays de l’ancienne URSS, Russie, Ukraine mais aussi Asie centrale et Caucase y compris l’Arménie malgré les contentieux sur le génocide et la question du Karabakh cause de l’état de guerre persistant entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan turcophone). Cette politique parfois appelée « néo-ottomane » va connaitre quelques succès, puis très vite quelques déboires (Chypre, Syrie, Arménie…). Et les « printemps arabes » de 2011 n’ont pas entrainé de ralliements massifs au « modèle turc ».

La Turquie connait sous Erdogan une économie florissante, avec des taux de croissances impressionnants souvent autour de 7 à 9%, sans ne guère souffrir de la crise de 2008-2009. Tenue politiquement en lisière par les européens, elle va développer ses capacités économiques et son « soft-power » culturel vers d’autres horizons même si l’Union Européenne (avec laquelle la Turquie est en union douanière) demeure de loin le principal partenaire. Les entreprises turques développent leurs activités sur les marchés d’Europe balkanique et orientale, d’Asie centrale, du Moyen Orient, du Maghreb, tandis que des écoles du mouvement Gülen [2] se créent un peu partout de la Malaisie au Cameroun. Cette prospérité et ce rayonnement expliquent sans doute en partie les victoires électorales d’Erdogan et de son parti lors des référendums pour amender la constitution en 2007 et 2011 et surtout aux législatives de 2011 (49,8%).

Mais elle explique aussi peut être pourquoi ce même Erdogan se considérant comme fort du mandat renouvelé du « vrai » peuple et assuré de son « Etat fort » a décidé d’accentuer la ligne conservatrice, d’ignorer les protestations sociales, d’intimider les opposants, d’emprisonner des journalistes… Bref comme le dit l’intellectuel turc Baskin Oran s’adressant à son Premier ministre ce printemps 2013 : « Dans un premier temps (après avoir remis l’économie sur les rails et lancé le processus de paix avec les Kurdes), tu as mis un terme à la « tutelle militaire kémaliste » qui pesait sur le pays et s’acharnait à couler tous les citoyens dans le même moule. (…) Ensuite, tu as substitué une nouvelle tutelle à l’ancienne : « la tutelle kémalisto-islamiste » qui s’acharne, elle, à fondre tous les citoyens dans le moule inverse du précédent. (…). Après les élections de 2011, comment dire, soit le pouvoir t’est monté à la tête, soit « ta nature » a repris le dessus, je ne sais pas, mais en tout cas tu t’es lancé dans une série d’erreurs toutes plus grosses les unes que les autres » [3]. »

Lire l’intégralité de l’analyse :

Notes

[1Il s’agit principalement d’Alévis (une catégorie particulière de chiites)

[2Fethullah Gülen, intellectuel musulman né en 1941, résident depuis des années aux Etats Unis, est l’initiateur d’un vaste mouvement à la fois confrérique (certains appellent ses adeptes les Fethullahci), et de prestation de services sociaux (Hizmet), qui ne se limite pas à la Turquie. Une des initiatives du mouvement est la création un peu partout dans le monde d’écoles secondaires ou supérieures de qualité « comme celle des jésuites ».

[3Baskin Oran : Turquie : Félicitations pour cet heureux évènement ! Sur le site Turquie Européenne le17 juin 2013. http://www.turquieeuropeenne.eu