Les gouvernements signent de plus en plus d’accords de libre-échange (ALE) qui démantèlent les cadres juridiques nationaux au profit des entreprises, tout en limitant la capacité des citoyens à défendre leurs intérêts communs.
Alors que le premier accord de libre-échange de l’histoire contemporaine, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), fête ses 30 ans, il convient de se demander pourquoi ce traité a joué un tel rôle dans l’histoire du régime mondial du commerce et de l’investissement. Dans quelle mesure cet accord de libre-échange a-t-il été le modèle d’une nouvelle dynamique mondiale entre les gouvernements, et entre les gouvernements et leurs sociétés ? Pour les mouvements qui s’opposent au libre-échange à travers le monde, se plonger dans les méandres de l’ALENA apporte de précieuses informations.
Avec l’entrée en vigueur de cet accord en 1994, le monde est entré dans une normalisation sans précédent du cadre de référence de ses relations internationales, tandis que des démocraties déjà fragiles s’érodaient davantage.
Les institutions financières et commerciales internationales ont fait des accords de libre-échange des cadenas servant à mettre en œuvre les réformes structurelles promues depuis les années 80. Ces accords de libre-échange ont progressivement élargi leur champ d’action, soumettant peu à peu les cadres juridiques nationaux et internationaux aux intérêts économiques des entreprises. Cette tendance a été exacerbée par des vides juridiques ambigus qui permettent à ces accords de s’écarter de leurs mandats publics prévus et de donner la priorité aux intérêts privés.
Un an après l’entrée en vigueur de l’ALENA, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), en vigueur depuis 1947, est devenu l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une vague d’accords commerciaux bilatéraux s’en est suivie, instaurant de nombreuses voies court-circuitant les rôles traditionnels des parlements et des gouvernements nationaux dans l’élaboration des lois, des normes et des politiques publiques. Dès le début, GRAIN a mis en garde contre le fait que ces accords bilatéraux constituaient un moyen de faire pression sur les pays les plus faibles pour les réduire en servitude, et de briser les gouvernements réticents soucieux de protéger leurs industries nationales et leur souveraineté.
Ces accords d’investissement et de commerce se sont révélés être des instruments de "déviation du pouvoir". Ils ont servi de moule à l’élaboration de normes et de politiques publiques qui ont considérablement élargi la marge de manœuvre des entreprises, tout en restreignant les voies juridiques pour les personnes en quête de justice.
A l’heure où de nombreux gouvernements et certaines organisations de la société civile prônent la réforme des accords de libre-échange, par exemple en y incluant des dispositions relatives au développement durable ou des protections du travail plus fortes, afin d’éliminer d’un coup de baguette magique toutes les conséquences négatives de la libéralisation des échanges, l’expérience de l’ALENA souligne les limites de cette approche. Une fois de plus, l’ALENA a été pionnier dans l’inclusion de sauvegardes destinées à masquer les effets négatifs potentiels. Le président élu des États-Unis, Bill Clinton, avait soutenu l’accord commercial, mais à condition que des garanties parallèles en matière d’environnement et de travail y soient ajoutées. Trente ans plus tard, l’initiative s’est avérée n’avoir que peu, voire pas, d’effets positifs. Mais la stratégie s’est répétée et développée dans d’autres accords de libre-échange négociés ultérieurement par les États-Unis et l’Union européenne, avec les mêmes résultats.
Les conséquences les plus notables de l’ALENA sont les suivantes :
1. La déréglementation du travail et de l’environnement comme un "avantage" offert par les gouvernements dans le cadre de la relation inégale entre les pays partenaires. Elle détériore les conditions de travail au profit du patronat, et dévaste l’environnement de manière inconsidérée.
2. La fragmentation, la délocalisation et la dispersion des processus de production et de distribution. En ce qui concerne la déréglementation des conditions de travail, le cas le plus grave se trouve sans doute dans la prolifération des "maquiladoras". Elles sont apparues en 1964 mais ont été stimulées par l’ALENA, qui a fragmenté les processus de production, en important des matières premières sans droits de douane pour fabriquer des parties de produits ou des produits semi-finis, par la suite ré-exportés en produits finis vers le pays d’où provenaient les matières premières, voire en les exportant vers un pays tiers.
Cette fragmentation des processus de production industrielle en "ateliers de misère" produisant des composants méconnaissables dans différents ateliers et sites de production a donné naissance à ce que nous appelons aujourd’hui les chaînes d’approvisionnement.
Ce qui précède a incontestablement façonné une industrie caractérisée par l’asservissement et l’invisibilité des processus de production, dans le but de réduire les coûts. Cela implique de fragmenter la production et de la disperser dans différents pays, de soumettre les travailleurs et travailleuses à des conditions inhumaines et de créer une précarité de la main-d’œuvre par le biais de contrats d’externalisation. Cette externalisation, gérée par des entreprises intermédiaires, facilite la dissolution des syndicats ou les rend non viables.
3. L’accaparement des terres et la privatisation. Au Mexique, ce processus a commencé deux ans avant la signature de l’ALENA avec la contre-réforme de l’article 27 de la Constitution. Cette réforme a modifié la nature insaisissable, inaliénable et irrévocable de la propriété collective des terres détenues par les communautés indigènes et paysannes. Le régime agraire établi par la révolution mexicaine reconnaissait en parallèle deux modes collectifs de possession des terres : les communautés agraires indigènes (selon leur reconnaissance par les pouvoirs coloniaux) et les ejidos (une forme de propriété agraire collective destinée à attribuer des terres communes aux communautés dépossédées ou sans terre) [1].
Bien que les détails puissent varier d’un pays à l’autre, l’ALENA a favorisé l’accaparement et la privatisation des terres, en particulier celles des peuples indigènes, des populations afro-descendantes et de tout type de terres paysannes collectives (communautaires et ejidos). À cette fin, il a imposé l’enregistrement des parcelles de terre utilisées collectivement, poussant les ejidos et les terres communautaires à être titrés individuellement, démantelant de facto la propriété collective de leurs terres. En modifiant ainsi la propriété foncière, les pouvoirs pensaient qu’il serait plus facile de s’aligner "sur les programmes néolibéraux [...] et sur la restructuration de l’agriculture américaine et mondiale".
4. Les investissements directs des entreprises étrangères ont commencé à s’effectuer dans des régions du pays, des secteurs économiques et des stades des chaînes d’approvisionnement jusqu’alors épargnés. L’exemple le plus dévastateur est celui de la péninsule du Yucatan et du corridor interocéanique de l’isthme de Tehuantepec, où un "accaparement multimodal des terres" est en cours.
5. La migration a connu une forte hausse, principalement en raison de l’expulsion de communautés et d’individus de leurs terres. En outre, la violence croissante a alimenté l’accaparement non réglementé des terres, contribuant à la vague de migration, dans le cadre de laquelle ces migrants ont fini par travailler comme détenus dans le système de travail semi-esclavagiste des prisons privées américaines.
6. Dumping et importations déloyales. Les accords de libre-échange ouvrent la voie aux importations selon les règles et les intérêts des entreprises des différents pays. Et ce, au niveau mondial. Au Mexique, les importations de maïs ont été stimulées, malgré le fait que le maïs est un aliment de base pour la population mexicaine et malgré toutes les asymétries de productivité et de subventions entre les producteurs américains et canadiens, et les producteurs mexicains.
7. Aliments transformés et contrôle de la distribution. L’arrivée de l’industrie alimentaire étrangère a rapidement stimulé les investissements directs, ouvrant la voie à une nouvelle ère d’aliments transformés qui ont modifié les habitudes de consommation. En conséquence, les taux de cancer, de diabète et d’obésité ont grimpé en flèche, constituant de sérieux problèmes de santé. La concurrence pour le contrôle des canaux de distribution s’est intensifiée, en particulier au niveau des quartiers, entraînant le déplacement des petites épiceries de quartier, au profit de supérettes qui ont vite proliféré.
8. L’augmentation des monocultures renforce le modèle établi depuis la révolution verte, un schéma désormais consolidé par les accords de libre-échange et intégré dans les systèmes de politiques publiques. Ce système englobe l’utilisation généralisée de semences hybrides et génétiquement modifiées, ainsi que de produits phytosanitaires, dans le but de favoriser la dépendance des agriculteurs à l’égard des entreprises et des programmes gouvernementaux. Ces dépendances sont exacerbées lorsqu’elles sont associées à de vastes réformes structurelles, qui introduisent également une série de contraintes. Par conséquent, cette tendance prive d’autonomie et affaiblit les communautés paysannes et rurales, de plus en plus coupées de leurs environnements traditionnels de subsistance et freinées dans leur capacité à mettre en œuvre des stratégies pour résoudre ce qui leur importe le plus.
9. Les politiques publiques interfèrent avec les critères de production des agriculteurs, imposent la standardisation des méthodes de production et l’acceptation des produits. Ces mesures imposent également des sanctions en cas de non-respect des paramètres des traités, favorisent les inégalités et marginalisent les paysans, les producteurs indépendants, les agriculteurs et les entrepreneurs.
10. La propriété industrielle et les droits de propriété intellectuelle sont promus, y compris les droits des obtenteurs sur les variétés végétales et les semences. Cette campagne préconise directement l’adoption de la Convention de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV), qui promeut les droits de propriété intellectuelle ainsi que la privatisation et la monopolisation des semences et des variétés végétales. Cela constitue une menace directe pour l’agriculture indépendante, où les communautés et les peuples exercent leur autonomie sans dépendre des entreprises ou des gouvernements leur dictant leurs objectifs, bien qu’ils puissent recevoir des subventions de la part de gouvernements consciencieux.
11. Les clauses et les chapitres de l’ALE qui établissent des mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et les États sont biaisés en faveur des investisseurs et vont à l’encontre des règles établies qui devraient régir leurs activités. Ces mécanismes établissent un système juridique parallèle qui place les investisseurs et les gouvernements sur un pied d’égalité artificiel, les décisions étant rendues par des "tribunaux d’arbitrage" commerciaux qui contournent les tribunaux nationaux, et qui confrontent et soumettent les lois nationales.
12. L’ALENA a ouvert la voie à d’importantes déformations des cadres juridiques nationaux, conduisant à un démantèlement systémique des lois et des articles constitutionnels qui protégeaient les droits collectifs ou communautaires. Il s’agit notamment des droits du travail par le biais de réformes de l’article 123 de la Constitution et des droits agraires des paysans dans l’article 27, comme nous l’avons mentionné précédemment.
13. La soumission à la logique décrite dans le traité lui-même ouvre la porte à tous les traités possibles, y compris les traités bilatéraux d’investissement. L’adhésion à cette logique conduit à une érosion progressive de la souveraineté nationale.
[14. La promotion d’entreprises qui détruisent l’environnement a conduit à la création d’importantes zones sacrifiées au Mexique.->https://grain.org/media/W1siZiIsIjIwMTEvMDcvMjUvMDZfMjhfMTlfOTM0X2Jpb2Rpdl81N19jdWFkZXJuaWxsby5wZGYiXV0] La grave contamination toxique d’au moins dix régions mexicaines témoigne des conditions de vie extrêmes dans les zones touchées par ces traités.
15. L’extractivisme, caractérisé par l’invasion de territoires pour extraire des matières premières telles que des hydrocarbures (pétrole et gaz), des minéraux par l’exploitation minière, le pillage de l’eau et même l’épuisement des sols par l’utilisation de produits phytosanitaires pour les grandes monocultures industrielles, est également très répandu. Les mécanismes de règlement des différends ont permis une croissance et une implantation incontrôlées des activités minières.
Lignes directrices pour une résistance populaire
La compréhension des dommages que l’ALENA causerait au pays était si profonde que le symbole le plus significatif de son rejet a été le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale, un mouvement indigène et communautaire dont les cadres de référence internationaux ont amplifié son impact et son influence partout dans le monde. Le jour même de l’entrée en vigueur de l’ALENA, des milliers de zapatistes ont déclaré la guerre au gouvernement de Carlos Salinas de Gortari.
Cette entrée en vigueur de l’ALENA, qui représentait un "changement des règles du jeu" entre les pays, et entre les entreprises et les populations des pays concernés, a déclenché un mouvement pour l’autonomie des peuples et des communautés qui s’est étendu et continue de s’étendre, au moins à travers l’Amérique latine. De leur côté, les communautés ont commencé à comprendre les vastes répercussions et la vérité qui se cachent derrière les objectifs euphémisés brandis par leurs gouvernements pour soutenir les accords et les traités.
Les effets de ces instruments de détournement de pouvoir sont tellement négatifs et profonds que les communautés sont incapables de lutter directement contre les ALE. Cela nécessite des ressources, du temps, des déplacements, des sacrifices, un soutien juridique - ce qui souligne l’importante disparité des moyens en jeu. Les communautés ne peuvent pas manifester ou lutter contre les ALE parce que la disparité est brutale : elles luttent contre leurs effets nuisibles et leurs répercussions (attaques, invasions, dépossessions, dévastations, incapacités) qui se produisent directement dans les régions et les localités où vivent les paysans et les indigènes. Cela s’applique également aux habitants des zones urbaines.
Entre 2011 et 2014, le Tribunal permanent des peuples a tenu une session au Mexique, recueillant les griefs et les motivations de plus de 25 régions du pays, pour rejeter non seulement les ALE mais aussi l’ensemble de leurs effets aujourd’hui. Ce travail de reconstruction en cours légitime la nécessité d’une résistance populaire au Mexique, sur le continent et dans le monde.