Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs, hacktivistes s’engagent

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Travailler en réseau pour l’alter-information et contre la répression

, par PLÖGER Andrea

Cet article a été publié en 2014 dans le numéro 11 la collection Passerelle "Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs et hacktivistes s’engagent".

Avec la migration du processus du Forum social mondial sur le continent africain, les liens transnationaux entre réseaux de médias sont renforcés, et l’idée d’un réseau interactif de médias prend forme

En 2011, de nombreux mouvements et organisations ouest-africains ont participé à la caravane pour la libre circulation et le développement équitable, organisée dans le cadre du Forum social mondial de Dakar, au Sénégal. Sur l’Île de Gorée, avant le début du Forum social mondial, a été lancée la Charte mondiale des migrants. L’un des résultats de la caravane a également été la création du réseau transnational Afrique-Europe-Interact (AEI).

La question sur la table était celle-ci : comment diffuser les informations nécessaires et comment permettre aux mouvements sociaux de communiquer entre eux et avec le grand public ? L’année dernière, lors du Forum mondial des médias libres, nous avons discuté de la nécessité d’élargir le réseau de médias libres et de renforcer les liens avec les militants des médias du Nord et de l’Afrique de l’Ouest, afin de ne pas laisser aux journalistes embarqués avec les armées interventionnistes ou aux journalistes des grands médias de la région – d’ailleurs toujours moins nombreux - le soin d’informer le public sur ce que les entreprises, les administrateurs et les ministres corrompus, ou encore les armées nationales et internationales, veulent que le public sache - ou plutôt ne veulent pas qu’il sache.

Cybercafé @Acei Cheung

Les campagnes pour les droits à la communication pourraient - à long terme - conduire à une plus grande sécurité et durabilité des médias libres. Plusieurs sont en cours de lancement, par exemple par des réseaux de médias d’Afrique du Nord et d’Afrique de l’Ouest [1]. Mais même dans les pays où ces droits sont garantis - comme en Tunisie avec l’adoption de la nouvelle constitution -, ils ne sont pas mis en œuvre effectivement sans pression du public, et la suppression de droits que l’on pensait assurés est toujours une menace, comme on le voit avec l’exemple de l’Égypte.

Dans d’autres pays, les conflits militaires comme en Libye et au Mali, ou les conflits de longue durée comme en République démocratique du Congo [2], les menaces et la répression des sources sont une réalité toujours présente. Dans le même temps, les ressources les plus élémentaires manquent pour créer des médias locaux libres, comme par exemple des radios communautaires, des cafés internet ou des projections publiques.

Dans cet article, j’examinerai trois exemples récents en Afrique centrale, de l’Ouest et du Nord concernant des militants impliqués dans le réseau Afrique-Europe-Interact (AEI). Ces trois exemples ont pour point commun une défaillance de couverture par les médias établis, pour des raisons diverses. Autre point commun : l’absence de droits à la communication a empêché le développement de médias alternatifs et leur consolidation à long terme.

Mais dans les trois cas, il y a eu tentative de créer une infrastructure depuis la base, de briser son isolement et d’atteindre le public. Et dans les trois cas, les liens transnationaux avec des médias libres d’autres continents ont joué un rôle important. L’idée est de renforcer ces liens au bénéfice des mouvements sociaux des pays du Sud et du Nord et de faciliter l’échange d’informations qui sont habituellement absentes des médias traditionnels, mais qui sont d’une nécessité pressante pour les militants et les victimes d’atteinte aux droits de l’homme.

République démocratique du Congo

Victor Nzuzi Mbembe est un journaliste et un militant pour les droits fonciers bien connu qui a rejoint la caravane pour la libre circulation du Forum social mondial et représente l’AEI en RDC. Il est souvent invité à la radio et à la télévision grand public et a également sa propre émission au sein de la radio communautaire de la région où il travaille comme petit paysan, le district de Mbanza Ngungu. Critique virulent de l’accaparement des terres et de la corruption entourant les mégaprojets du gouvernement congolais avec des entreprises transnationales, il s’est érigé en défenseur de la population de la région. Et il est ciblé à ce titre par différentes autorités qui tentent de le faire taire :

« Dans mon pays, la République dite démocratique du Congo, il y a beaucoup de radios, non seulement dans la capitale Kinshasa, mais aussi dans les zones rurales. Et il y a plus de 30 stations de télévision, mais elles appartiennent généralement à des politiciens influents ou à des églises chrétiennes évangéliques. Il en va de même pour la presse : les politiciens et les églises possèdent la plupart des journaux, il y a une alliance très proche entre les médias et le pouvoir et les groupes d’intérêt politiques. Ici au Congo, si vous avez des ressources financières suffisantes, vous pouvez facilement apparaître dans les dix émissions de radio et de télévision en une seule journée, et avoir votre opinion publiée dans tous les journaux : la seule chose qui compte est que vous payiez et pas du tout quel est votre message. Le contenu d’un média est clairement orienté avant tout par le souci de maintenir l’influence politique de son propriétaire.

Il y a donc un besoin urgent de médias alternatifs qui apporte un point de vue critique et ne se laisse pas guider par des intérêts commerciaux et politiques. Les moyens techniques peuvent être aussi simples que l’échange de films sur DVD, de cassettes contenant des émissions de radio, ou une caravane proposant projections publiques, musique et débats dans les villages, comme nous en organisons une cet été. C’est un moyen de donner de la visibilité à notre lutte à travers le monde et de permettre aux gens de savoir ce qui se passe ici, même par exemple s’ils sont en Allemagne, en Belgique ou en France.

Au niveau international, je tiens à souligner les exemples du Brésil et de l’Afrique du Sud, pays émergents qui sont l’objet de grands discours sur leur succès économique, discours qui ne mentionnent jamais les inégalités et les problèmes environnementaux. Ce discours a été fabriqué pour nous au Congo, afin que nous pensions au Brésil comme à un modèle à suivre en termes de gestion de la forêt tropicale et que nous laissions des entreprises brésiliennes procéder à des forages pétroliers dans la forêt tropicale congolaise, même si les dégâts causés par les forages de pétrole en Amazonie sont bien connus.

Un exemple de coopération internationale pourrait être d’échanger avec nos collègues au Brésil afin qu’ils nous donnent une meilleure idée de la situation réelle au Brésil en termes de gestion de la forêt tropicale. Ceci pourrait vraiment influencer les débats en RDC. De même, les luttes menées par des militants en Europe pour la libre circulation des migrants et des réfugiés, contre l’accaparement des terres, pour la souveraineté alimentaire et pour la réduction de la dette ne sont pas connues ici. Pour la défense des ressources naturelles du Sud, nous pourrions aussi travailler ensemble à échanger des informations sur les vols commis par les multinationales : ce qui impliquerait d’éveiller les populations du Sud et de faire pression sur les parties responsables au Nord.

Dans mon propre cas de victime de la répression, menacé de 15 ans de prison pour avoir tenté d’influencer l’opinion publique, le réseau transnational a joué un rôle important : en Allemagne, en Belgique, en France et au Sénégal, mes collègues se sont mobilisés à travers l’Internet. Oui, c’est un petit monde. »

Delta du Niger

Alassane Dicko est le président de l’Association malienne des expulsés (AME), laquelle a été fondée en coordination avec Radio Kayira suite aux déportations massives de Maliens de divers pays africains et européens dans les années 1990. L’AME est un membre fondateur du réseau transnational Afrique-Europe-Interact (AEI).

En avril 2014, une petite caravane de l’AEI s’est rendue dans la région du delta du Niger afin de prendre contact avec les paysans qui luttent avec acharnement depuis des années contre l’accaparement des terres sur leur territoire dans la région de Sanamadougou et de Sao. La population locale - jusqu’à 50 000 personnes - est maintenant sous la menace de la famine en raison du vol de leurs terres. Quand ils sont allés devant les tribunaux pour protester contre cet accaparement illégal de leurs terres, les forces de police sont venues dans leurs villages et les ont violemment attaqués, ce qui a entraîné des décès et des blessures graves pour plusieurs personnes, y compris le maire de Sanamadougou.

Le groupe de militants est d’ERA (Environmental Rights Action), les Amis de la Terre Nigéria, avril 2010 @Sosialistis Ungdom (SU)

Alassane Dicko : «  L’information et la communication sont centrales pour la lutte de ces paysans. Il n’y avait même pas de circulation de l’information entre les villages concernés jusqu’à ce que nous soyons venus avec la caravane. Le territoire est très vaste et il n’y a pas de transports publics disponibles, de sorte que les paysans n’avaient pas la possibilité de communiquer avec les habitants des autres villages. Il était donc nécessaire que nous commencions par des consultations mutuelles pour leur permettre de prendre connaissance de la réalité des uns et des d’autres, et de parvenir ainsi à une solidarité mutuelle et à la possibilité d’une mobilisation générale en cas d’urgence.

Les stations de radio rurales et communautaires de toutes les douze zones n’abordent pas ces questions du tout, même si les problèmes sont connus et que certains syndicats ont commencé à agir au nom des paysans. Mais les paysans ont perdu toute confiance envers les représentants syndicaux, qui auparavant avaient soutenu l’administration de la région du delta du Niger, laquelle soutient l’investisseur. Ils sont fatigués après des années de dénonciations et de menaces contre ceux qui résistent à cette administration coloniale. Il y a beaucoup de paysans qui travaillent dur pour le bénéfice des colons. La terre qu’ils ont à leur disposition ne produit plus assez d’aliments pour la famille élargie depuis que l’accaparement des terres a commencé et du fait de la dégradation des sols due à leur exploitation agro-industrielle. 50 000 personnes dans toute la région sont soit condamnées à mourir de faim ou bien obligées de se lancer dans la dangereuse aventure de la migration. »

Dans ce cas aussi, il est urgent d’obtenir l’attention des médias et de mettre à disposition de la population des outils de communication. Souvent, la question est aussi celle de faire remonter l’information depuis la région jusqu’à l’échelle nationale et transnationale. Dans le cas du delta du Niger, il existe par exemple un film qui décrit très bien la situation, Terre Verte – bande-annonce disponible ici, mais en raison d’un accès très lent à l’Internet et aussi en raison de l’absence de liens transnationaux, ce film n’a pas encore atteint le grand public à ce jour. Toutefois, en contact avec le réalisateur, AEI essaie de le publier sur son site.

Cameroun

Géraud et Trésor ont également participé à la caravane de 2011. Des années auparavant, ils avaient été contraints de quitter leur Cameroun natal après que des grèves étudiantes auxquelles ils avaient participé aient été sévèrement réprimées et du fait de l’atmosphère générale de menaces contre les homosexuels au Cameroun. Sur leur chemin vers l’Afrique du Nord, ils ont été repoussés au Mali et ont rejoint l’Association des refoulés d’Afrique centrale au Mali (ARACEM), également membre fondateur de l’AEI.

Au cours des deux dernières années de leur longue route migratoire, qui les a fait traverser plus de 25 frontières, ils vivaient dans la forêt, dans des camps clandestins de misère, près des clôtures de Ceuta et Melilla. Là, ils ont rencontré la répression et la violence sous toutes leurs formes. Ils furent aussi parmi les premiers à entendre parler de l’assassinat de 15 réfugiés le 6 février 2014 par les forces marocaines et la police espagnole. Les camarades qui n’ont pas été pas en mesure de traverser la mer ou les clôtures leur ont envoyés des photos de cadavres jetés sur la plate-forme de chargement d’un camion. Ils ont publié des photos et des informations sur les incidents sur leur site nouvellement créé « Voix des migrants ».

Trésor explique que c’était à peu près le seul moyen pour des réfugiés ayant toujours à se cacher de la police de communiquer avec le monde extérieur et de raconter leur version de l’histoire. Le site est également une source d’espoir pour tous ceux qui vivent enfermés entre la mer, les clôtures et le désert. Il s’agit d’une connexion avec un monde qui cherche à nier leur présence, ajoute Trésor. Et c’est une manière de gérer tous les appels à l’aide qui leur parviennent tous les jours du Maroc.

Géraud et Trésor décrivent également sur leur blog les problèmes de survie au quotidien pour les réfugiés d’Afrique centrale, de l’Ouest et de l’Est au Maroc. Depuis la mise en place du régime de gestion des frontières Frontex par l’Union européenne, le racisme contre les Africains noirs a fortement augmenté au Maroc. Géraud dit que c’est une sorte de système d’apartheid dans lequel les réfugiés doivent survivre, privés de tous les droits humains fondamentaux et soumis à la police et d’attaques racistes.

La publication de divers articles par des journalistes militants, le blog et l’organisation de manifestations devant les ambassades espagnoles et marocaines dans différents pays ont permis d’attirer l’attention des médias. La prochaine étape sera la collecte d’ordinateurs et de téléphones mobiles pour les réfugiés au Maroc afin de leur permettre de couvrir les violations des droits de l’homme dont ils sont témoins et de les faire connaître à un public plus large.

En conclusion, le grand défi auquel sont confrontés les médias alternatifs et les activistes de la communication est celui de renforcer un réseau transnational de médias alternatifs et de lutter pour leur reconnaissance - souvent la seule ressource à disposition des militants et leur seul bouclier contre la répression. Et de l’autre côté - celui des populations concernées, on constate non seulement un manque de moyens d’information et de communication, mais aussi un manque de connaissances sur le soutien qui pourrait leur être potentiellement apporté par des mouvements et des ONG dans les pays du Nord. Pour renforcer les liens entre les mouvements du Sud et du Nord et faire mieux fonctionner les réseaux d’activistes, les médias alternatifs et les campagnes de défense des droits à la communication visant à mettre en place de tels médias peuvent jouer un rôle important.

Des réseaux de médias ayant les moyens d’informer sur une base régulière, et non seulement lorsqu’il y a une mobilisation spectaculaire ou une violation particulièrement horrible des droits de l’homme, sont nécessaires. En outre, les médias alternatifs devraient également avoir accès aux moyens structurels nécessaires pour mener un travail d’investigation minutieux. C’est pour cette raison que les campagnes en cours pour la réforme des médias et le financement des médias alternatifs en Amérique latine donnent un peu d’espoir aux mouvements pour les droits à la communication dans d’autres régions du monde, et que le travail du Forum mondial des médias libres est si important et devrait être étendu à l’Afrique centrale et orientale. Une étape importante pour le futur proche pourrait aussi permettre de trouver les moyens organisationnels - potentiellement à nouveau sous la forme de caravanes – d’amener des activistes des médias et des mouvements sociaux au prochain Forum mondial des médias libres à Tunis en 2015, afin d’élargir le cercle.