Tourisme social, tourisme solidaire : deux mondes !

, par CETRI , DUTERME Bernard

Si le tourisme social et le tourisme solidaire constituent bien deux segments « nobles » – mais au poids relatif minime – du marché touristique contemporain, leurs objectifs, leur trajectoire et leurs publics les distinguent du tout au tout. Le premier, en déclin, vise l’accès des pauvres au tourisme pas trop lointain. Le second, en hausse, vend aux riches l’illusion d’aider les pauvres du bout du monde.

Extrait d’une vidéo (parodique) de SAIH Norway/YouTube.

Mettre en regard les réalités du tourisme social et celles du tourisme solidaire passe d’abord par une relativisation de leur importance respective dans l’offre touristique actuelle. Dans les deux cas, elle est faible à très faible, mais difficile à chiffrer précisément. Des études de marché plus ou moins spécialisées existent, mais se différencient par leur degré d’indépendance à l’égard de leurs commanditaires et, surtout, par leurs façons de définir, de circonscrire et donc de mesurer des secteurs à l’identité nébuleuse et aux frontières mouvantes. [1] Maximum 1,5% du total des recettes pour le tourisme social et moins de 1% pour le tourisme alternatif dans son ensemble sont les chiffres les plus courus.

Retenons que l’un et l’autre peinent à peser sur les formes dominantes, pour ne pas dire hégémoniques, du tourisme international. Formes que l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) reconnaît elle-même, par petites touches, litotes ou autres euphémismes, comme insuffisamment accessibles, insuffisamment durables et insuffisamment équitables. [2] Il lui en coûterait sans doute la désaffection de ses « membres affiliés » (les 450 premiers tour-opérateurs mondiaux) si elle confessait plus clairement que l’industrie et les flux touristiques, en l’état, tendent à creuser les écarts, à aggraver les disparités sociales et les dégâts écologiques. Et ce, du seul fait de leur expansion soutenue – continue (hors pandémie) depuis la moitié du siècle dernier – et d’une gestion du secteur où la libéralisation des échanges l’emporte largement sur leur régulation.

Un défi moins illusoire que l’autre ?

C’est précisément dans la résistance à ces tendances délétères que tant le tourisme social que le tourisme solidaire sont apparus. Le premier, il y a longtemps déjà, dans les décennies « glorieuses » de l’après deuxième guerre mondiale. Le second, plus récemment, dans les décennies « néolibérales » de la fin du siècle dernier et du début de celui-ci. Le premier, avec l’objectif principal, si pas unique, d’offrir des vacances abordables aux populations défavorisées ou à faible revenu, d’élargir, de démocratiser, de « dé-privilégier » l’accès au tourisme. Le second, avec celui de contribuer au développement des communautés locales, de les impliquer solidairement dans le projet touristique, de favoriser des échanges équitables entre les personnes visiteuses et les personnes visitées.

En cela, les deux répertoires puisent dans le registre des idéaux considérés comme « nobles », généreux, altruistes, que l’on oserait même qualifier de « socialistes » si le mot n’était à ce point collé à une couleur politique partisane. À l’examen toutefois, force est de constater que le tourisme social a fait gagner en justice et en équité bien davantage que le tourisme solidaire. Certes le premier n’a pas atteint l’« égalité » visée, mais la « solidarité » affichée par le second n’accouche pas du même potentiel transformateur. Citoyen belge depuis ma naissance, il m’a été donné de goûter aux deux. D’abord, comme enfant d’une famille « modeste », incapable – économiquement et culturellement – de profiter des « congés payés » pour partir en vacances. Ensuite, comme militant de la solidarité internationale ou professionnel de la coopération au développement.

La double expérience donne accès à des réalités bien distinctes. L’une voit, par exemple, les Mutualités chrétiennes organiser à un prix modique un premier séjour à l’étranger – dans les montagnes du Valais suisse – pour une troupe d’adolescents candides ou carrés. Séjour initiatique rempli d’expéditions balisées, de découvertes encadrées et de dortoirs chahutés. L’autre campe une association – au mieux non marchande – vanter la richesse de rencontres d’égal à égal, in situ, « en immersion », avec des maraichères sénégalaises dans le Gandiolais ou des Indiens shuars en Amazonie équatorienne. Rencontres factices chargées d’engagements empesés, d’attentes inversées et d’asymétries gênées.

Le tourisme social démocratise de fait l’accès aux vacances des « petites gens » d’ici. Le tourisme solidaire prétend, lui, faire bénéficier les « communautés pauvres » de là-bas des apports des vacanciers aisés qui les visitent. Des deux défis, l’un paraît moins illusoire que l’autre, même si les promoteurs ou plutôt les « chevilles ouvrières » du premier semblent avoir fait leurs temps, tandis que les instigateurs, voire les « entrepreneurs » du second sont toujours dans l’air du temps.

Basculement libéral

Le modèle type du tourisme social, en effet, a vécu. C’était l’âge d’or des organisations populaires et des caisses publiques d’allocations, des identités collectives « à éduquer et à émanciper », des « masses laborieuses » à divertir, du « tourisme pour tous ». L’esprit des centres, des camps ou des colonies de vacances, orchestrés par les syndicats, les mutualités, les entraides, les mouvements, les diocèses… Bien sûr, aujourd’hui encore, un certain nombre d’associations œuvrent toujours à la cause, mais les mutations culturelles, technologiques, économiques et sociales enregistrées depuis le basculement libéral des années 1970-1980 leur ont donné un sérieux coup de vieux, au profit de nouvelles formes de tourisme « alternatif ».

L’explosion du « low cost » par exemple, résultat combiné de la libéralisation du marché aérien, des performances accrues de l’aviation et de politiques publiques propices (pour ne pas dire complices), a rendu caduques… les cotisations aux acteurs historiques du tourisme social. Ce n’est plus la centrale générale du travail ou l’association confessionnelle qui régale, c’est Ryanair ! Plus besoin, qui plus est, de partir en groupes, en cohortes, en voyages organisés sous un même drapeau, libre à chacun et chacune de choisir sa destination, son « all-in imbattable », individuellement, à la carte, à la date et à l’heure souhaitées, voire à la « dernière minute » en quelques clics, au « prix plancher ».

Le nouveau cadre culturel induit aussi, en marge des flux dominants, un air du temps favorable à l’émergence d’une offre volontairement plus « solidaire », plus « durable » ou plus « responsable ». Et ce, pour répondre à cette quête de « voyages légitimes » qui pointe, minoritairement certes, dans des strates de la population touristique de plus en plus sensibles aux impacts de leurs déplacements saisonniers. Le développement de ce « tourisme de niche » de facto élitiste, intentionnellement alternatif au « tourisme de masse », est d’abord l’œuvre d’associations, d’ONG, parfois de personnes qui entretiennent des relations amicales avec tels ou tels villages, groupes ou communautés « du Sud ». Beaucoup plus rarement, l’initiative vient de ces derniers. Et, récupération commerciale de « la touche éthique » oblige, le marché est aujourd’hui absorbé en bonne partie par une kyrielle d’entreprises toujours affichées « philanthropisme d’aventure » mais à visée lucrative plus ou moins avouée.

Sur place, on le sait, à l’autre bout du monde, sous les tropiques ou en terres exotiques, la « rencontre » momentanée entre visiteurs scrupuleux et visités intéressés articule difficilement divertissement et bienfaisance. Les études de cas l’attestent, le double objectif de la démarche – touristique et solidaire – tend à la plomber. [3] En raison de son ingénuité surtout. Comment faire en sorte qu’une collectivité donnée (et non pas une partie de celle-ci au détriment d’autres) puisse s’enrichir durablement et équitablement, matériellement et immatériellement, du séjour ponctuel d’une poignée de touristes huppés ?! À quelles conditions d’abord cette collectivité accepte-t-elle, démocratiquement dans le meilleur des cas, d’ouvrir son cadre aux visiteurs extérieurs ? Quels espaces y consacrer, quelles empreintes tolérer, quel partage des coûts et bénéfices, quelle distribution des tâches, des responsabilités, quels échanges culturels et images de soi garantir, etc. ? [4] À chaque fois, c’est la quadrature du cercle ou, au minimum, des malentendus en cascades.

Lorsque l’on y ajoute – mais est-ce nécessaire de le rappeler ? – que le bilan carbone d’une seule équipée solidaire à Madagascar, au Sri Lanka ou au Guatemala explose celui d’un millionième touriste sur les plages saturées de Catalogne, le bel idéal du « tourisme responsable » semble plus inatteignable encore. Et si l’on admettait qu’il puisse l’être tout de même, l’intérêt des « pauvres » du Sud à recevoir des « bienfaiteurs » du Nord devrait en outre être plus fort que la frustration légitime des premiers à ne pas pouvoir se muer eux-mêmes, un jour, en touristes dans les contrées des seconds. D’où cette boutade provisoirement conclusive : un véritable « tourisme solidaire » ne consisterait-il pas justement en un « tourisme social » inversé, du Sud vers le Nord ? Donner accès aux plaisirs touristiques, aux migrations d’agrément, chez nous, à ces « partenaires » désargentés et lointains que l’on prétend aider en prenant nos vacances chez eux. Cela reviendrait en quelque sorte à fondre tourisme social et tourisme solidaire en un même monde. Chiche ?

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