Thaïlande : comment mettre fin à l’esclavage en mer ?

, par Pêche et Développement , LE SANN Alain

« Nous ne voulons pas faire pression sur les consommateurs pour qu’ils boycottent les produits de la mer. Un boycott affecte aussi les pêcheurs. La solution c’est que les travailleurs acquièrent du pouvoir. Il doit y avoir une action collective »
Celui qui exprime cette position est le responsable d’une organisation thaïlandaise, Thaï and Migrant Fishers Union Group (TMFG), Chairat Ratchapaksi. Il a lui-même été pêcheur esclave sur un bateau durant deux ans, de 2013 à 2015.

Après les bateaux, l’enfer de Benjina

Comme des milliers de pêcheurs migrants [1], insulté, battu, non payé, sans congés, il ne pouvait quitter le bateau. Il a finalement été débarqué sur une île d’Indonésie, Benjina, où il a été emprisonné durant 4 mois. Citoyen thaïlandais, à la différence de la majorité des pêcheurs esclaves, il a été libéré lorsqu’une délégation de membres d’ONG et de représentants du gouvernement est venue sur l’île pour enquêter, suite aux révélations de la presse. Ils y ont découvert un millier d’anciens pêcheurs esclaves survivant dans des conditions dramatiques, parfois enfermés dans des cages, sans compter les morts anonymes enterrés dans des charniers [2]. Depuis 2014, l’association TMFG, reconnue par le gouvernement thaïlandais, a réussi à libérer 4000 pêcheurs esclaves, mais on estime qu’ils étaient encore au moins 17 000 en 2015.

Sous la pression, le gouvernement a pris des mesures contre le travail esclave

Depuis les révélations de la presse internationale et des ONG de défense des droits humains mais aussi les menaces de fermeture des marchés européen et américain, le gouvernement a pris conscience de la nécessité de combattre l’esclavage dans la pêche. Il a donc pris depuis 2015, une série de mesures pour tenter, sinon d’éliminer, du moins de limiter le commerce des esclaves dans la pêche.

Tous les pêcheurs migrants doivent être déclarés et munis d’une carte rose attestant leur enregistrement. Les jeunes de moins de 18 ans ne peuvent pas travailler sur les bateaux de pêche. Tous les bateaux doivent être équipés d’AIS permettant de les suivre à la trace par des satellites. Ils doivent aussi disposer de technologies de communication permettant aux pêcheurs de rester en contact avec leur famille. Les armements doivent également procéder au paiement des salaires par virements bancaires afin de contrôler la réalité des versements et éviter que les patrons ne confisquent ces salaires. Tous les bateaux hauturiers sont soumis à un système de contrôle obligatoire lors de chaque arrivée au port et à chaque sortie. 10% des bateaux de haute mer doivent être également contrôlés en mer. Pour sa part la puissante compagnie Thaï Union Group a également adopté un code de conduite maritime garantissant le respect des droits des pêcheurs embarqués.

Des mesures insuffisantes et des lacunes dans leur application [3]

De récentes enquêtes menées par des ONG comme EJF ( Environmental Justice Foundation) ou Human Rights Watch ont révélé que les efforts entrepris depuis 3 ans par le gouvernement n’ont pas encore totalement porté leurs fruits en 2018. Plusieurs problèmes freinent en effet la mise en œuvre efficace des mesures. Elles constatent également qu’il est beaucoup plus difficile de mettre en œuvre des mesures pour protéger les travailleurs en mer que dans les usines à terre [4]. Outre l’invisibilité du travail en mer, plusieurs facteurs freinent en effet une mise en oeuvre réellement efficace des mesures. Il s’agit tout d’abord des contraintes économiques des armements confrontés à un effondrement des ressources dans les eaux thaïlandaises : le rendement de la pêche (CPUE) a baissé de 94% dans le Golfe de Thaïlande de 1961 à 2016.

Source : EJF

Pour assurer malgré tout leur rentabilité, il ne reste que la surexploitation extrême des matelots. S’y ajoute une corruption largement répandue qui entraîne une connivence entre les armateurs, les patrons, les trafiquants de main d’œuvre et les agents de l’Etat. Ainsi, les contrôles en mer et au port ont bien lieu mais ils manquent de sérieux. On se contente de contrôler les cartes roses sans réellement interroger les marins sur leurs conditions réelles de vie et de travail à bord. Les contrôleurs au port sont trop peu nombreux pour surveiller les dizaines de bateaux accueillis chaque jour dans les ports de pêche. Il est très compliqué de contrôler plus de 10000 bateaux, surtout lorsque bon nombre d’entre eux transfèrent discrètement leurs captures en mer ou dans des îles sans surveillance. Plusieurs bateaux accostent rarement pour éviter la fuite des marins qui disposent théoriquement du droit de quitter leur navire avec leur carte rose, souvent entre les mains du bosco ou du patron.
Pour EJF, le gouvernement a mis plus d’énergie à promouvoir dans les rencontres internationales, l’efficacité et la réalité de ses mesures qu’à assurer la mise en application concrète de ces mesures de protection des droits des pêcheurs. Pour toutes ces raisons, le carton jaune attribué par l’Union Européenne à la Thaïlande n’a pas été retiré en mai 2018.

Le gouvernement thaïlandais renforce sa législation en 2018

Le gouvernement paraît maintenant soucieux de remplir réellement ses engagements, les exportations de produits de la mer sont vitales pour son économie (5,8 milliards $ en 2016 pour 1,4 million T). Il lui faut pour cela vaincre la résistance des patrons et armateurs. Il reste beaucoup à faire avec une flotte pléthorique de près de 11 000 bateaux recensés. Il vient de franchir un grand pas en votant début décembre 2018 la ratification de la Convention de l’OIT C 188 sur la pêche. La Thaïlande est le premier pays asiatique à la ratifier et elle rentre en application dès janvier 2019, renforçant ainsi les outils juridiques de défense des droits des pêcheurs.

En 2019, la Thaïlande prendra la présidence de l’ ASEAN, ce qui lui permettra d’encourager les autres pays membres à la suivre. EJF, longtemps critique sur la politique du gouvernement thaïlandais, a salué cet engagement.

C’est donc la combinaison des pressions internationales d’origines diverses et des associations thaïlandaises qui doit permettre de mettre fin à ces situations scandaleuses des pêcheurs en Thaïlande. Mais une des clés pour l’application effective des mesures est le respect du droit d’organisation des pêcheurs eux-mêmes, garanti par la Convention de l’OIT. Sans cela, les patrons restent les maîtres absolus à bord, sans contrôle. Or le gouvernement thaïlandais semble rester opposé au droit des pêcheurs migrants de constituer des syndicats indépendants, selon l’International Labor rights Forum [5]. La menace de la fermeture des marchés européen et américain a joué son rôle, mais aller jusqu’à l’appliquer aurait affaibli la capacité de résistance des pêcheurs eux-mêmes, incapables de se protéger. Le combat pour la reconnaissance des droits des pêcheurs migrants n’est pas terminé même si de sérieuses avancées ont été obtenues en quelques années.

A retrouver dans le Bulletin Pêche et Développement n°159, décembre 2018