Cela fait quinze ans que les amies me bassinent pour que j’aille à Paucartambo (l’une des 13 provinces de Cusco) pour la fête de la Vierge du Carmen. Chaque année, j’étais occupée, pas là, que sais-je, et cette année, mon amie Lucia -grande fan de cette fête- m’a fait promettre de l’y accompagner.
Alors j’avoue je n’y suis allée que la veille du début des festivités, parce que je suis un peu agoraphobe et que les foules trop denses, ça m’angoisse. Mais je suis quand même allée y faire un tour, histoire de savoir de quoi ça s’agit. J’ai appris pas mal de choses, que je vais essayer de vous raconter parce ce que ça vaut quand même le détour (au point que depuis quelques années, le village de Paucartambo est "envahi" [à mon goût] de touristes de la classe supérieure de Lima en quête d’exotisme intra-national). Mais aller, on le leur accorde, la festivité de la Vierge du Carmen de Paucartambo est haute en couleur - et en histoires. Je vais essayer de vous restituer ça sans trop me mêlanger les pinceaux.
Tout commence, me raconte Lucia alors qu’on boit une bière artisanale (ça pullule dans les alentours de Cusco, pour les gringos un peu hippies et les péruviens en ascension sociale) sur le bord de la rivière Qenqomayu ; tout commence dans les années 1700, en plein cœur de l’époque coloniale. Paucartambo, située à 2900m d’altitude (climat tempéré) est une province charnière depuis l’époque des Incas, car un passage obligé depuis Cusco en direction de la forêt amazonienne.
(D’ailleurs, la veille, Lucia et ses ami·es sont monté·es à 1h30 du matin au sommet des Trois Croix [Tres cruces], le sommet le plus haut de cette partie des Andes, qui domine toute la plaine amazonienne ; et le lever de soleil est spectaculaire, par dessus la brume qui s’étend à perte de vue jusqu’à l’océan atlantique. J’avoue, moi j’ai fait ce genre d’ascension il y a dix ans pour un autre pèlerinage [le Seigneur de Qollyuritti], et le froid mordant de l’hiver à plus de 4000m d’altitude, merci mais non merci).
Bon, je m’égare. Paucartambo est la porte d’entrée vers l’Amazonie, et c’est donc un point de rencontre entre les populations amazoniennes (souvent désignées péjorativement comme les "chunchos") et les habitant·es de l’altiplano et des régions hautes (les "qollas"). Le commerce a toujours été une activité très importante entre les différents étages écoagronomiques, et de nombreuses haciendas (grandes propriétés terriennes à la production agricole souvent fertile) prenaient de l’ampleur. Pour reconnaître le succès de la colonisation, et/ou pour célébrer l’apparition de la Vierge Marie (ça dépend des versions), la couronne d’Espagne fait envoyer deux statues de Vierges - une grande et une petite - à la région du Haut Pérou. La grande destinée à Puno (connue aujourd’hui comme la Vierge de la Candelaria), et la petite à Paucartambo (la Vierge du Carmen). Au cours du voyage, les transporteurs s’emmêlent les pinceaux, et la Vierge la plus grande arrive à Paucartambo. Quand les habitants de Puno (les "qollas") s’en rendent compte, ils descendent dans la vallée pour exiger qu’on leur restitue la Vierge qui leur était initialement destinée. Évidemment, les Paucartambinos s’étant déjà attachés à leur Vierge, ils la défendent de leur vie. Les Qollas mettent alors le feu au village de Paucartambo.
C’est ce premier épisode que met en scène la première journée de festivité, à travers des danses interminables des différentes compagnies (les "comparsas") qui incarnent les différents groupes en présence dans l’histoire. La représentation et la festivité commencent donc avec l’arrivée des Qhapaq Qollas et leur lamas (tous ont, entre leurs jambes, un petit lama empaillé ; mais ils arrivent aussi avec un vrai bébé lama, que les autres groupes devront essayer de voler au cours de la semaine de fête). L’incendie de Paucartambo est représenté par des feux d’artifices, et des feux de camp, et les Qhapaq Qolla (les seuls à être autorisés à être ivres pendant la festivité) dansent pour la Vierge.
L’histoire continue. Les "chunchos", habitant la plaine amazonienne, ont alors vent de l’attaque des Qollas, et viennent à la rescousse de la Vierge de Paucartambo. Au milieu de la bataille, la statue de la Vierge tombe à l’eau, se fracture, et seule la tête a pu être sauvée - pour ensuite être remontée sur un autre corps. C’est ce que représente la deuxième journée de fête, jour principal, où la Vierge se promène dans le village, accompagnée des Qhapaq Chunchos, et reçoit la dévotion et l’adoration de la foule.

Bon et puis il y a plein de personnages différents, c’est compliqué, je crois qu ej’ai oublié la plupart des éléments. Un autre groupe de danseurs importants sont les Qhapaq Negros, qui représentent les Africains esclavagisés et amenés dans les grandes haciendas de Paucartambo pour travailler dans les champs. On a aussi le "wayra", l’avocat ou le juge que personne ne croit ("wayra" veut dire vent, sa parole c’est du vent, quelque chose comme ça). Il y a les "qoyachas", des jeunes femmes célibataires (certaines personnes -comme une des amies que Lucia que j’ai rencontrée- sont tellement fans, que pour continuer à participer chaque année de cette compagnie de danse qui n’acceptent pas les femmes mariées, elles reportent leur mariage encore et encore.) Il y a aussi la Contredanse, qui représente (en gros) les travaux agricoles ; les Majeños (habitants de la région de Maja) qui venaient principalement pour le commerce de l’alcool de sucre de canne ; et quelques soldats chiliens déserteurs et perdus dans les Andes. Ces personnages proviennent de l’époque de la guerre du Pacifique (1880-1881), et montrent bien que ce genre de festivités évoluent avec le temps, s’étoffent, acceptent de nouveaux personnages, etc.
Mais surtout, un personnage clé de ces festivités de la Mamacha del Carmen, c’est le Saqra, le diablotin. Ce mot en quechua m’a toujours paru absolument fascinant : s’il est souvent utilisé pour traduire "diable", il veut en fait dire un esprit espiègle, qui joue des tours à tout le monde, plein d’énergie. Le mot qui provient d’une époque pré-chrétienne est dépourvu de moralité, de sens binaire du bien et du mal ; et on dit souvent "saqra" aux enfants agités qui n’arrêtent de faire des bêtises et de courir dans tous les sens. Pendant les fêtes, les Saqra ne peuvent pas toucher le sol pendant que la Vierge se promène dans les rues : du coup, ils sautent de toit en toit, essayent de voler des petits objets aux passant·es (comme leurs lunettes ou ce qu’iels sont en train de manger), supplient la Vierge, dansent comme des fous et font des pirouettes.
J’avoue que j’ai été très impressionnée de la complexité de l’histoire, des personnages, de leurs rôles, de leurs costumes, de ce qui est permis ou non de faire dans chaque groupe, etc. Lucia me raconte également que les gens de Paucartambo prennent cette fête extrêmement au sérieux, et se mettent assez en colère contre les touristes qui ne respecteraient pas les moments de danse, de démonstration de foi, ou qui s’indignerait qu’un Saqra leur vole leur casquette. Il arrive (me dit-elle) que les gens se fassent frapper s’ils ne respectent pas les traditions. Je vous le disais, donc, les gens prennent cette fête si au sérieux qu’ils organisent leur vie autour de ça. Pour faire partie d’une comparsa, une compagnie de danse (quelle qu’elle soit, quoique les Qhapaq Qollas sont la plus prestigieuse), on met des années. C’est un investissement faramineux en terme de temps (au cours de l’année, on doit assister à toutes les réunions qui ont obligatoirement lieu à Paucartambo — et les gens reviennent de Lima en avion pour chaque réunion) ; et en terme d’argent (apparemment, on doit investir beaucoup dans les costumes, la nourriture et la boisson pour la comparsa, dans le local communautaire pour les répétitions) ; et de force de volonté (on doit passer des épreuves, se soumettre à des châtiments corporels légers, etc). Chaque comparsa organise son propre "cargo" : le carguyoq (celui ou celle en charge de l’organisation du cargo) est la personne responsable de mettre en œuvre tout le travail de danse, de répétitions, de distribution de nourriture et d’alcool à tous les membres de la comparsa et leurs musiciens pendant les 5 jours. "Un pognon de dingue". Pour ça, il faut en avoir les moyens, mais il faut aussi avoir de bons contacts et une capacité d’influence assez importante pour que tout le monde mette la main à la pâte. Les cargos sont toujours des évènements sociaux, et les réseaux d’entraide et d’avance mutuelle sur le futur sont au cœur de la chose.

Du coup, forcément, les membres des comparsa, et a fortiori les carguyoqs, ne sont clairement pas des paysans démunis. Une amie de Lucia nous a amené au local de la comparsa des Qhapaq Qolla, car elle a elle même été carguyoq en 2017, et son père en 2012. Elle fait donc un peu partie de la famille, même si ces comparsas sont strictement et 100% masculines. Pendant leur "échauffement" avant le début des festivités, j’ai donc pu les observer, et effectivement, ils ont tous la dégaine des métis urbains. Étant nécessairement originaires de Paucartambo (personne ne peut rentrer dans une comparsa s’il n’est pas originaire de Paucartambo, de près ou de loin), j’en déduit qu’ils sont pour la plupart descendants des riches familles d’hacendados, dépossédés (en théorie) pendant la Réforme Agraire (une histoire que je vous raconte depuis longtemps à propos de Chumbivilcas).
D’ailleurs, une anecdote qui m’a assez... troublée, a été le moment où la comparsa a fait passer devant eux les musiciens du groupe de musique traditionnel (composé d’un accordéon, plusieurs flûtes de type "quena", deux violons, un tambour). Tous les musiciens avaient l’air d’être issus de familles paysannes, à en juger par la coupe de cheveux mode footballer des plus jeunes, le visage tiré et ridé des plus vieux (signe souvent d’un long travail dans les champs, sous le soleil ardent), de leurs traits plus nettement andins (notamment les pommettes hautes). L’ambiance était réellement au test, à l’épreuve, au jugement - et Lucia me dit que si leur niveau musical est évalué insuffisant, ils peuvent recevoir des coups de petit fouet (un type de punition courante dans ce genre de festivités, rien de bien douloureux, mais un peu humiliant quand même).
Mais du coup, de voir des personnes issues de classes modestes jugées et mesurées comme ça par les tenants des classes les plus hautes... Ça m’a bien gênée. Sans parler de l’ambiance 100% masculine : aucun n’a eu un geste ni un propos mal placé, au contraire (j’accompagnais une ancienne carguyoq, il n’allait vraiment rien m’arriver), mais bref, ambiance étrange que même à Chumbivilcas où le machisme m’avait perturbée, je ne m’étais jamais retrouvée dans une situation pareille.
Aujourd’hui, je suis rentrée à Cusco ; j’avais du pain sur la planche pour avancer sur des articles du Passerelle, et puis j’ai des démarches administratives à faire pour avancer sur la validation du divorce en France (ô joie). J’étais donc contente d’éviter le gros de la foule : la fête de la Vierge du Carmen de Paucartambo est devenue une attraction touristique de premier ordre. La location d’un chambres avec quelques lits vaut 1000 soles la semaine (250€ environ, mais pour un salaire péruvien, c’est comme si on payait 1000€ en France) ; c’est la rentée d’argent la plus importante pour ce petit village qui, sinon, est vraiment tranquille. En comparaison avec les ambiances minières que je connais, j’ai l’impression de découvrir un autre pays. C’est une autre facette des Andes. Il est tout à fait probable que le village soit particulièrement bien entretenu à cause de cette fête, mais n’empêche, avec la rivière qui coule au milieu, les palmiers, les maisonnettes aux murs très blancs et aux portes et balcons très bleus... c’est vraiment très beau.