Sénégal : les défis d’un souverainisme démocratique

, par CETRI , POLET François

Le nouveau président sénégalais et son premier ministre revendiquent un « projet de rupture » inspiré d’un « panafricanisme de gauche ». Dans une région secouée par les putschs militaires, le défi n’est pas mince : transformer le pays au-delà des mesures symboliques, sans céder à la tentation de la concentration du pouvoir.

Bassirou Diomaye Faye, président nouvellement élu du Sénégal.
Crédit : Dario Pignatelli / European Union via WikiCommons.

La victoire de Bassirou Diomaye Faye dès le premier tour du scrutin présidentiel a généré son lot de superlatifs de la part des commentateurs : « éclatante », « historique », « presque qu’une révolution », cette élection « surprise » met un terme à la dérive autoritaire de la période Macky Sall et ouvre une nouvelle ère dans l’histoire du Sénégal. Si la trajectoire du secrétaire général du parti Pastef (Patriotes du Sénégal pour le travail l’éthique et la fraternité), comme celle de son mentor Ousmane Sonko, devenu son premier ministre, en fait un candidat « hors-système », la portée concrète du « changement systémique » que Sonko et le Pastef revendiquent depuis plusieurs années fait l’objet de toutes les spéculations depuis le 25 mars. Dans quels domaines et à quelles conditions cette alternance sera-t-elle une alternative ?

Ruptures externes

C’est sur l’enjeu des rapports avec l’étranger, et plus particulièrement avec la France, que le « projet de rupture » du nouveau président paraît particulièrement attendu par la presse étrangère. Le Pastef s’affiche depuis sa création comme un parti « patriotique », « souverainiste », « panafricain ». Ousmane Sonko a capitalisé sur (tout autant qu’il a alimenté) la montée d’un sentiment de ras-le-bol vis-à-vis de la présence économique française au Sénégal, qui s’est notamment traduite par des mobilisations émeutières contre des grandes enseignes à la fin des années 2010. Le Pastef a érigé la sortie du Franc CFA et la renégociation des contrats pétroliers et gaziers en mesures phares de la lutte contre le « néocolonialisme ». Si la fin de la campagne électorale et les premières déclarations du nouveau président paraissent écarter le passage en force, il sera politiquement coûteux pour le tandem Faye-Sonko de ne pas obtenir de concessions sur ces deux dossiers hautement symboliques en matière de « remise à plat » des relations aux puissances étrangères.

Quelle sera la traduction géopolitique de cette volonté de révision du rapport à l’international ? Le désir d’émancipation de l’influence française va-t-il se traduire par un basculement dans l’orbite russe, à l’instar des pays voisins de l’Alliance des États du Sahel récemment créée (Mali, Burkina Faso, Niger) ? Le scénario qui s’esquisse est celui d’une rivalité entre puissances occidentales et camp pro-russe pour l’influence sur les nouvelles autorités sénégalaises, qui pourraient profiter de cette configuration dans une logique de non-alignement actif (saisir le meilleur de ce que chaque camp à offrir), en cohérence avec la formule énoncée en 2023 par Diomaye Faye selon laquelle « Nous ne sommes pas contre la France, mais pour le Sénégal. Dire “je me préfère” ne signifie pas “je te déteste”. Ce que nous voulons, c’est un partenariat gagnant-gagnant » (Le Monde, 31 mars 2023). Il n’est cependant pas exclu que le nouveau président exige la fermeture des deux bases militaires françaises et élargisse le projet de coopération militaire avec la Russie signé par Macky Sall en 2023, dans une logique de sortie du « pré-carré » français et de diversification des partenariats.

La reprise d’une autodétermination se joue aussi sur le terrain des normes sociétales. Les injonctions condescendantes des représentants des nations occidentales en matière d’évolution du droit de la famille, de rapport aux minorités sexuelles, de droits individuels, etc. sont régulièrement vécues comme un « impérialisme moral » [1] particulièrement intrusif par beaucoup d’Africain·es. Bien qu’il soit « de gauche », le panafricanisme du Pastef n’implique pas un alignement automatique sur le progressisme en matière de genre. Les discours d’Ousmane Sonko sur les « valeurs sénégalaises » et l’homosexualité en tant que « perversion importée d’Occident » (Le Monde, 16 novembre 2022), au diapason de la rhétorique poutinienne, a pu être assimilé à une déclinaison de la « révolution conservatrice » qui traverse le continent. [2] Le fait pour le nouveau président de se présenter à la foule avec ses deux épouses relève d’une même volonté d’affirmation culturelle et religieuse. Il n’est plus question pour la France de vouloir « nous imposer un agenda sur les sujets sociétaux sur lesquels nous sommes souverains » indiquait aux journalistes un conseiller proche du nouveau chef de l’État (Le Monde, 2 avril 2024). L’existence, dans le programme présidentiel, d’une batterie de mesures tournées vers l’autonomisation de la femme et visant à « changer les normes sociales et culturelles discriminatoires » permet néanmoins d’espérer que « souveraineté » ne soit pas incompatible avec « progrès » pour les femmes et les minorités sexuelles sénégalaises.

Ruptures internes

Le changement systémique au principe de la formation du Pastef vise tout autant, et sans doute davantage, le système politique et le fonctionnement de l’État sénégalais, que la nature des relations du pays au reste du monde. Le parti des « Patriotes » revendique depuis sa création un rapport à la politique aux antipodes de celui des grands partis, confondus dans une même « médiocrité » politicienne aux dépens du peuple sénégalais et du développement du pays. La revendication d’un rapport « éthique », « patriotique », à la chose publique n’est pas qu’un argument de campagne ; elle s’inscrit dans l’expérience d’un corps de serviteurs de l’État – les « inspecteurs des impôts et des domaines » – dont sont issus les membres du noyau historique du Pastef. La « bonne gouvernance », la lutte contre les détournements de fonds et la modernisation de l’administration sont des chevaux de bataille historiques d’Ousmane Sonko. Les appels à la réduction du train de vie de l’État relèvent moins d’une vision libérale que d’un idéal de sobriété des responsables publics, sur le modèle du « président en Renault 5 » Thomas Sankara, à la tête du Burkina Faso de 1983 à son assassinat en 1987, une référence majeure pour le Pastef. Dans quelle mesure cette intransigeance de l’opposant sera-t-elle transposée dans la conduite des affaires publiques, qui exige un minimum d’adhésion de l’administration et l’élargissement des alliances au sein du champ politique ?

L’intégrité dans la gestion de la chose publique n’est pas qu’une fin en soi, elle doit contribuer à la mobilisation des ressources nécessaires à l’investissement dans les transformations socio-économiques susceptibles d’offrir des perspectives aux centaines de milliers de jeunes qui forment le socle de l’électorat du duo Faye-Sonko. La souveraineté économique passe, pour le nouveau président, par la réhabilitation du modèle « d’industrialisation par substitution des importations ». Plutôt que d’exporter les ressources naturelles à l’état brut, à l’instar du phosphate sénégalais majoritairement destiné à l’Inde pour y être transformé en engrais, il s’agit de transformer les matières premières agricoles et minières dans le cadre du « développement autonome » de chaînes de valeur nationales, facteur de création d’emplois, de plus-value et de progrès technique.

Cette « gauche » est loin d’être hostile au secteur privé national, dont plusieurs représentants espèrent que l’amélioration de la transparence des marchés publics et le patriotisme économique du nouveau pouvoir bénéficieront aux PME locales, marginalisées dans le cadre des chantiers d’infrastructures sous la présidence Macky Sall. Le soutien à la production nationale devra d’une part vaincre les relais politiques des gros importateurs, d’autre part composer avec l’impératif de réduction du coût de la vie quotidienne, la grande préoccupation de la population sénégalaise. L’utilisation des ressources gazières (électricité) et pétrolière (transport), sur le point de démarrer, pourrait partiellement répondre à cet enjeu.

Enfin la rupture en matière de gouvernance vise aussi à redémocratiser les institutions politiques sénégalaises. Les réformes promises par le nouveau président – fin de la concentration des pouvoirs entre les mains de la présidence, indépendance de la justice et du système électoral, protection des droits et libertés, interdiction du cumul des mandats, etc. – naissent de la volonté d’inverser la pente autoritaire ayant caractérisé la présidence Sall, dont les militants du Pastef ont été les principales victimes. Ce faisant, l’enjeu est de gagner radicalement en souveraineté tout en favorisant le pluralisme politique sénégalais, à l’opposé de la chape de plomb qui s’impose inexorablement sur les forces vives des pays sous régime militaire « panafricain » dans la région. La mise en œuvre de cet agenda démocratique exigera néanmoins de résister à la tentation, renforcée par la violence de la conflictualité politique ces dernières années, de l’accaparement des leviers institutionnels pour vaincre les intérêts économiques et politiques de toute sorte qui se dresseront inévitablement sur la voie du changement.

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Notes

[1Jean-Pierre Olivier de Sardan, « « De quoi se mêlent-ils ? » L’échec de l’impérialisme moral en Afrique », AOC, 14 juin 2022.

[2Jean-François Bayart, « L’Afrique au diapason de Vladimir Poutine », AOC, 20 septembre 2022.

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Cet article a été initialement publié le 5 avril 2024 sur le site du CETRI, avec lequel ritimo a un partenariat de republication.