Finance et communs. Pour une réappropriation collective de la finance

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Sécurité économique et Fonds socialisé d’investissement : des communs de mutualisation pour financer les communs

, par BORRITS Benoît

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Le commun désigne un ensemble de pratiques qui se caractérisent par un primat du droit d’usage sur le droit de propriété. Il s’oppose donc régulièrement à ce dernier lorsqu’il est déjà établi. Si le fondement de la propriété trouve parfois son origine dans une expropriation violente des usager·es, il n’en reste pas moins vrai que le financement de la ressource en est une justification largement plus légitime. C’est donc sur ce terrain qu’il nous faut établir l’alternative pour dépasser le rapport propriétaire. Ceci ne pourra se réaliser que grâce à une articulation des communs productifs avec des communs de financement.

Le commun est devenu un objet central du débat politique. Divers angles d’approche peuvent être retenus. Nous partirons de la définition qu’en donne Daniela Festa. « Les communs désignent des formes d’usage et de gestion collective d’une ressource ou d’une chose par une communauté. Cette notion permet de sortir de l’alternative binaire entre privé et public en s’intéressant davantage à l’égal accès et au régime de partage et de décision plutôt qu’à la propriété. Les domaines dans lesquels les communs peuvent trouver des applications comprennent l’accès aux ressources mais aussi au logement et à la connaissance. »

Ces domaines sont tellement larges qu’on peut considérer, avec Pierre Dardot et Christian Laval, qu’ils peuvent constituer un horizon politique, le fondement d’une « révolution au XXI e siècle ». [1]

Construire un droit d’usage qui prime sur le droit de propriété

Cette définition implique que le droit d’usage prime toujours sur le droit de propriété. Or, le droit de propriété est souvent défini comme l’addition des trois facultés que sont l’usus, le fructus et l’abusus. Bien que cette vision soit souvent simpliste car la propriété peut être limitée par les législations et que la théorie des faisceaux de droits nous montre une vaste combinaison de pouvoirs dans lesquels le droit d’usage peut être protégé par des règles et législations, [2] il n’en reste pas moins vrai que dans une majorité de configurations, le tryptique usus, fructus et abusus reste un cadre d’analyse pertinent. À des fins de valorisation financière, la pratique courante du·de la ou des propriétaires consiste à confier l’usus à des usagers contre rémunération (fructus). Mais le·la propriétaire, du fait de l’abusus, reste toujours maître de la situation et le droit des usager·es est toujours limité dans le temps.

L’archétype de cette configuration est la location immobilière. La·le propriétaire n’ayant pas besoin de son bien, peut le louer. Il·elle le confie ainsi, pour une durée déterminée, à une ou plusieurs personnes contre une somme d’argent (le loyer). Ce qui fait l’origine de la propriété est son financement, le fait que celui qui a acheté le bien ou l’a construit devient propriétaire de celui-ci et donc titulaire de la faculté d’abusus.

On retrouve cette même pratique dans le monde de l’entreprise. Des individus décident de mobiliser leur propre argent dans une activité économique. Ils transfèrent leur argent à une entreprise contre lequel ils reçoivent des titres de propriété sous la forme d’actions ou de parts sociales. Cet argent servira à acheter des intrants de production ainsi que du travail payé par des salaires. Nous avons ici une relation qui apparaît comme différente du bien immobilier dans la mesure où l’objet de la propriété n’est pas l’entreprise en tant que telle [3] mais plutôt les éléments d’actifs consignés au bilan de l’entreprise. Dans cette relation, les propriétaires en confient l’usage aux salarié·es de l’entreprise (dans le cadre d’une relation de subordination) et leur font payer ce droit d’usage en leur interdisant de toucher intégralement les fruits de leur travail : les travailleur·ses de l’entreprise reçoivent un salaire comme solde de tout compte et la différence entre la valeur ajoutée nette et la masse salariale forme les profits que s’approprient les propriétaires. On constate donc ici un même phénomène d’échange de l’usus contre l’abusus.

Si les client·es de l’entreprise peuvent être considéré·es comme les usager·es de celle-ci – et non de l’actif de l’entreprise comme le sont les travailleur·ses – il n’en reste pas moins vrai qu’ils et elles n’ont absolument aucun droit de regard sur ce que produit l’entreprise. Ils et elles sont, au mieux, consulté·es pour exprimer leur satisfaction ou insatisfaction dans un mode souvent instrumentalisé contre les salarié·es de celle-ci, en sachant que l’insatisfaction de l’usager·e à l’égard de l’entreprise se traite prioritairement par un passage à la concurrence lorsqu’elle existe et que c’est possible.

Ces configurations sont donc l’antithèse du commun, une situation dans laquelle le·la propriétaire dénie un quelconque pouvoir aux usager·es et a toujours le dernier mot. Il n’est pas surprenant de voir que les combats de l’altermondialisme, qui se sont exprimés au début de ce siècle, ont presque toujours porté sur le droit d’accès à une ressource contesté à un·e propriétaire. Ce sont les batailles contre la privatisation du traitement des eaux (Cochabamba en Bolivie en 2000 par exemple), contre la privatisation des semences et du vivant (Vandana Shiva en Inde) ou encore le refus des travailleur·ses argentin·es de se voir déposséder de l’accès à leur outil de travail. [4]

La coopérative comme moyen de faire coïncider l’usage et la propriété

À ce jour, la seule forme juridique qui permet de faire coïncider la propriété et l’usage est la coopérative. L’objectif de ces entreprises n’est pas la mise en valeur du capital mais l’objet social de l’entreprise. Dans ce cas, le capital n’est qu’un moyen de permettre le projet de l’entreprise et aucunement un moyen d’enrichissement, d’autant que la rémunération de celui-ci est toujours statutairement limitée. C’est la raison pour laquelle les souscripteur·rices au capital, qui deviennent propriétaires et décideur·ses, sont toujours des usager·es de celle-ci : le capital coopératif n’a absolument aucun intérêt pour son·sa détenteur·rice autre que celui de devenir membre de la coopérative.

Avec la forme coopérative, les membres sont donc, soit les usager·es des services de l’entreprise (coopératives d’habitant·es, de consommateur·rices, bancaires, agricoles, etc.), soit les usager·es des actifs de l’entreprise, à savoir les travailleur·ses (coopérative de travail dont les Scop en France). Le commun peut alors exister dans la mesure où l’usus est ce qui rassemble les propriétaires pour qui le fructus et l’abusus sont secondaires. Il n’est donc pas surprenant de voir que bien des communs prennent la forme juridique de la coopérative pour exister, que cela se fasse à l’issue d’une lutte pour gérer en commun une ressource existante ou pour constituer une ressource nouvelle.

Pourtant, on constate que les coopératives, et par extension les communs, restent marginaux dans l’économie. Dans les luttes pour gérer des ressources en commun, les problèmes de financement surgissent souvent au moment de la reprise de la ressource par les usager·es. Ceci implique parfois de passer par un processus de nationalisation ou de municipalisation de la ressource qui peut donner lieu à une pratique du commun en laissant aux usager·es le soin de gérer celle-ci. Mais dans ce cas, l’État ou la municipalité reste toujours titulaire de l’abusus, ce qui, lors d’un retournement politique, peut ouvrir la voie à une gestion autoritaire de la ressource ou à sa privatisation, comme cela a souvent été le cas dans les quarante dernières années de néolibéralisme.

Nous poserons comme postulat que la société aspire à une gestion démocratique des ressources. Or, il se crée plus d’initiatives nouvelles sur des bases traditionnelles de propriété que sur une pratique du commun, ce qui nous montre que l’économie n’est pas, en l’état actuel des choses, capable de favoriser les communs. Si cette aspiration ne se réalise pas et que les formes étatique ou privée de l’abusus restent prédominantes, c’est que les besoins de financement sont inaccessibles à bien des projets économiques et laissent donc des opportunités d’investissement pour des personnes disposant de patrimoines.

Mais quels sont les besoins de financement d’un commun ? Établir un commun, c’est entreprendre et ceci nécessite de financer le travail lié à l’établissement et au fonctionnement de celui-ci, des achats divers qui peuvent être celui de la ressource proprement dite, des investissements ou des achats de biens et services rentrant dans le fonctionnement du commun. Le prêt bancaire peut être une solution mais celui-ci ne sera accordé que s’il y a des ressources financières préalablement consignées par les intéressé·es sous forme de capital. De même, de nombreux communs font appel à du travail bénévole. Il est évidemment plus mobilisable pour le bien commun que pour des aventures mercantiles, mais ceci a toujours des limites.

Démocratiser l’entrepreneuriat pour développer les communs

Une voie encore jamais explorée de financement est celle de la Sécurité économique. Elle consiste à poser comme principe qu’une partie de la valeur produite dans l’économie privée doit être mutualisée pour être répartie de façon égalitaire entre celles et ceux qui la produisent. Dans une société rongée dans ses fondements par le poison des inégalités croissantes, ceci revient à poser qu’une partie de la production échappe aux mécanismes de marché pour être répartie de façon égalitaire. Sa mise en œuvre est simple : établir un régime obligatoire auquel toutes les entreprises sont affiliées – à l’image de la Sécurité sociale – dans lequel celles-ci versent un pourcentage de la richesse – pourcentage de mutualisation – qu’elles créent contre une allocation qui leur est garantie par emploi en équivalent temps plein.

Dans une telle configuration, une partie de la rémunération des travailleur·ses n’est plus payée par l’unité de production qui emploie mais par l’ensemble de l’économie. Ce faisant, il devient beaucoup plus facile d’entreprendre : si une partie de la rémunération est couverte par l’ensemble des entreprises, le commun n’aura alors plus que le reste à trouver, ce qui diminue ses besoins en capital. Alors que l’égalité sociale est souvent présentée comme un frein à l’initiative économique, nous avons ici la relation exactement contraire : plus la partie mutualisée de l’économie sera importante, plus la société sera égalitaire et plus il sera facile d’entreprendre, ce qui développera les initiatives de commun au détriment des projets capitalistiques.

Le choix de la mesure de la richesse produite n’est pas neutre à l’égard du développement des communs. Il est d’usage de mesurer la richesse produite par une unité de production comme étant sa valeur ajoutée nette, à savoir la valeur que les travailleur·ses de celle-ci ont ajouté aux composants qui ont été consommés dans le processus de production. Nous avons choisi une donnée extrêmement proche, et au final égale sur un long terme infini que l’on ne peut que conceptualiser : les flux de trésorerie d’activité (FTA). Il s’agit schématiquement des encaissements de factures et de subventions diminués des paiements de fournisseurs et des impôts. La différence avec la valeur ajoutée nette porte sur le fait que la comptabilisation se fait sur les mouvements de trésorerie. Lorsqu’une entreprise achète et paye un équipement qu’elle utilisera sur de nombreuses années, le montant de cet équipement est immédiatement déduit des FTA, ce qui réduit les prélèvements d’autant. Ceci revient à subventionner l’investissement à hauteur de la mutualisation. Ainsi tout commun qui doit acheter un bien utilisable sur le long terme se verra subventionné à hauteur du pourcentage de mutualisation. Si le pourcentage de mutualisation est de 50 %, alors le commun n’aura plus qu’à trouver du financement sur les 50 % restants à charge, ce qui diminue de facto le besoin de capital. Et là encore, plus le pourcentage de mutualisation sera fort, plus la société sera égalitaire et moins nous aurons besoin de capitaux.

Les écritures comptables relatives à la Sécurité économique permettent de réduire le champ des documents comptables de l’entreprise à la seule partie non mutualisée de l’économie. Si la mutualisation est de 50 %, alors les chiffres de la comptabilité seront réduits de moitié. Ceci se comprend aisément : la comptabilité de l’entreprise exprime la vision de l’entreprise qu’en ont les propriétaires. [5] À partir du moment où une partie de l’économie est mutualisée, cette partie disparaît du bilan dans la mesure où elle n’intéresse plus les propriétaires. Ceci peut surprendre mais nous en avons déjà un exemple avec la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). La comptabilité d’entreprise est évaluée hors taxes (HT) car cela traduit l’approche qu’en ont les propriétaires alors que la valeur ajoutée de l’économie (son PIB) s’exprime bien toutes taxes comprises (TTC).

Des communs de financement pour marginaliser le rapport propriétaire

La Sécurité sociale mutualise une partie de la richesse produite pour distribuer des revenus hors-travail tels que des allocations maladies ou des pensions de retraites. Si le budget de la Sécurité sociale est aujourd’hui partiellement intégré au budget de l’État, on peut néanmoins voir dans la Sécurité sociale de 1946 un commun [6] : il y avait bien la mise en commun d’une ressource avec la gestion de celle-ci par les usager·es.

Il en serait de même de la Sécurité économique. Il s’agit d’un commun dans lequel les citoyen·nes décident du niveau de démarchandisation de l’économie privée. Dans cette délibération, il n’existe aucun niveau de mutualisation qui serait optimum. On peut s’attendre à voir réapparaître le clivage politique gauche-droite sur cette question. La gauche défendra probablement le niveau de mutualisation le plus fort, celui qui garantira une allocation proche ou égale au coût du salaire minimum. La droite mettra en avant qu’un tel niveau de mutualisation reviendrait à demander aux entreprises « riches » de subventionner des entreprises qui ne devraient normalement pas exister. Ce dernier point de vue est totalement défendable à condition toutefois qu’il ne soit pas trop bas, auquel cas on pourrait ne pas obtenir le plein emploi. De même, plus le niveau sera bas et moins les individus auront de choix d’emplois et plus les besoins de capitaux seront importants, ce qui réduira la démocratisation de l’entrepreneuriat. La Sécurité économique est donc un commun très politique dans lequel les usager·es déterminent ensemble la taille de la ressource et donc le niveau de mutualisation à réaliser.

Une des fonctions de cette Sécurité économique est de réduire les besoins en capitaux des unités de production et donc de relativiser le rapport propriétaire, ce qui permet le développement de communs coopératifs dans lequel les droits de propriété sont détenus par les usager·es eux·elles-mêmes. On peut conceptuellement aller encore plus loin dans le dépassement du rapport propriétaire par l’établissement d’un système financier socialisé qui financerait la totalité des actifs des entreprises et ferait disparaître la notion même de fonds propres et donc, de capital. [7] Le cœur de ce système financier socialisé est un Fonds socialisé d’investissement qui, organisé comme un commun, remplacerait (ou cohabiterait avec) la Banque centrale.

La construction et le développement des communs est actuellement entravée par la prédominance du rapport propriétaire dans notre économie. L’alternative de la Sécurité économique permet de le rendre moins prégnant, celle du Fonds socialisé d’investissement de le supprimer. Dans les deux cas, il s’agit de communs dont l’adhésion est automatique et conditionnée par une résidence qui détermine des droits politiques ainsi que des obligations contributives. Ces deux communs permettent de réduire considérablement le champ de la propriété de façon à généraliser la pratique du commun dans nos activités, ce qui autorisera une fusion pleine et entière de l’économique et du politique.

Notes

[1Pierre Dardot & Christian Laval, Commun, Essai sur la révolution au XXI e siècle, Paris, La Découverte, 2014.

[2Fabienne Orsi, « Réhabiliter la propriété comme bundle of rights : des origines à Elinor Ostrom, et au-delà ? », Revue internationale de droit économique, t. XXVIII, n° 3, 2014, p. 371-385

[3Daniel Bachet, « Reconstruire l’entreprise pour émanciper le travail » in Daniel Bachet (Dir.) et Benoît Borrits (Dir.), Dépasser l’entreprise capitaliste, Paris, Les Éditions du Croquant, 2021, p. 19-42.

[4Andrés Ruggeri, « Occuper, résister, produire », Autogestion ouvrière et entreprises récupérées en Argentine, Paris, Editions Syllepse, 2015.

[5Jacques Richard, « Révolution comptable : vers une entreprise écologique et sociale » in Daniel Bachet (Dir.) et Benoît Borrits (Dir.), Dépasser l’entreprise capitaliste, Paris, Les Éditions du Croquant, 2021, p. 83-100.

[6Gaël Drillon, « À propos de la Sécurité sociale française. La Sécu est-elle toujours un [bien commun] ? », éthique publique, Vol. 17, n° 2, 2015, mis en ligne le 06 mai 2016, consulté le 16 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org ethiquepublique/2289 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ethiquepublique.2289

[7Benoît Borrits, Au-delà de la propriété, Pour une économie des communs, Paris, La Découverte, 2018, p. 171-193.

Commentaires

Benoît Borrits est un chercheur indépendant, initiateur de la Sécurité économique (pleinemploi.org). Il est l’auteur de Au-delà de la propriété, pour une économie des communs, La Découverte, 2018.