L’état de la dette à la fin des années 1980
A cette époque les pays du Sud se sont massivement endettés, pour de bonnes ou de mauvaises raisons [4], mais dans tous les cas pour le plus grand profit des États du Nord, leurs banques et leurs multinationales.
En 1979, Volker, directeur de la FED [5] décide unilatéralement une forte augmentation des taux d’intérêt (qui passent de 5 à 18%), afin d’attirer à nouveau au Nord les capitaux étrangers et de freiner l’inflation, bête noire des actionnaires. C’est le virage ultra libéral de Reagan et Thatcher. Leurs emprunts étant à taux variable, les pays du Sud doivent brutalement payer 3 fois plus d’intérêts et de plus, exclusivement en dollars. En même temps les prix des matières premières à l’exportation s’effondrent, pour cause de concurrence entre pays du Sud. Les États ne peuvent plus rembourser et sont contraints de ré-emprunter sans fin. C’est le début de la crise de la dette.
C’est alors qu’entrent en jeu les IFI, les Institutions Financières Internationales, et en particulier le FMI (Fonds Monétaire International) qui va imposer les sinistres plans d’ajustement structurel : les PAS, (dont les plans d’austérité actuels sont la copie conforme) comportant entre autres mesures la réduction des dépenses sociales et des investissements publics.
Le système-dette, la "dettocratie"
La crise de la dette n’est pas une simple question économique, mais bien une question éminemment politique. Les protagonistes de ce système sont nombreux, chacun jouant sa partition, mais ils ont en commun le credo : "une dette, ça se rembourse, coûte que coûte".
Qui sont-ils dans les années 80 ?
- des banques privées,
- les IFI (FMI, Banque Mondiale …) qui imposent les Plans d’ajustement structurels,
- les États du Nord au secours de leurs multinationales et de leurs banques grâce au soutien d’"institutions" au fonctionnement occulte comme le Club de Paris [6],
- certains dirigeants locaux et les bénéficiaires de la corruption organisée (la Françafrique pour ce qui concerne les pays africains),
- un appareil policier et en particulier l’ombre de la CIA. (Sur ce volet lire le terrifiant récit d’un repenti : "Les confessions d’un assassin financier - Révélations sur la manipulation des économies du monde par les États-Unis" de John Perkin [7])
Le système sera épaulé également par l’Aide au Développement (APD) et pour les pays de la zone franc, par le Franc CFA, ces mécanismes participant à la domination financière et politique du Sud au profit du Nord.
Ce système est très efficace en tant que mécanisme d’appauvrissement toujours organisé pour répondre aux besoins monétaires du Nord. Faut-il rappeler qu’à ce jour la crise grecque a rapporté 7,8 milliards d’euros à la Banque Centrale Européenne [8] ?
Et surtout le système-dette est plus efficace que les systèmes d’exploitation qu’il a remplacés, le colonialisme faisant lui-même suite à l’esclavagisme : pas de réactions moralisatrices avec lui puisque dans la pensée collective "une dette, ça se rembourse, n’est-ce pas… Question d’honneur !". Les victimes sont consentantes et pas de compassion extérieure à attendre en retour…
La stratégie de Sankara face à la crise
Sankara est un fin connaisseur du système en place : "On me demande où se trouve l’impérialisme : Regardez dans vos assiettes quand vous mangez. Les grains de riz, de maïs, de mil importés, c’est ça l’impérialisme, n’allez pas plus loin".
Il va alors faire preuve d’un pragmatisme à double détente :
- On connaît la rafale de réformes et d’initiatives qu’il a prises pendant son cours passage à la présidence, en particulier la réforme agraire et l’incitation à la transformation locale du coton, alors exclusivement exporté : "Produisons ce que nous consommons, et consommons ce que nous produisons !"
Ces mesures ont pour but de sortir le peuple burkinabé de la misère et de l’amener à une autonomie alimentaire, les injonctions à l’exportation de matières premières vers les pays du Nord ayant eu pour conséquence l’abandon des cultures vivrières au profit des plantations de coton. - Mais elles vont beaucoup plus loin : le paiement de la dette devant s’effectuer exclusivement en dollars, moins d’exportations = moins de dollars et donc plus que jamais le remboursement devient impossible.
Cette politique qui tend à satisfaire les besoins de la population renforce son constat : "Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous n’avons pas de quoi payer".
Le front uni d’Addis-Abeba contre la dette et la situation actuelle
Le front uni, c’est la pire des craintes des créanciers mais pour le construire, il faut convaincre. Sur les images captées lors du discours d’Addis Abeba en juillet 1987, on voit déjà que derrière les applaudissements pointe le scepticisme de certains (pour ne pas dire leur opposition), comme ce fut le cas pour Houphouët-Boigny par exemple. Le système dette ne va pas tarder à se manifester : Thomas Sankara est assassiné moins de 3 mois plus tard, le 15 octobre 1987.
Et après ?
La politique de Rectification de Blaise Compaoré a pour conséquences que le pays se retrouve face aux mêmes difficultés : la dette s’envole au point que le Burkina Faso sera contraint de recourir au dispositif PPTE dont la signification ne laisse pas de doute, Pays Pauvre Très Endetté : une partie de sa dette sera effacée… mais au prix de nouvelles conditionnalités semblables aux sinistres PAS, et à la condition d’emprunter à nouveau… pour rembourser encore et encore.
La situation du Burkina Faso en 2016 [9] :
- La dette extérieure est détenue à 83% par les IFI
- Le service de la dette (80 milliards de dollars par an) représente 21% du PIB du pays, autant d’argent qui ne permet pas de satisfaire les besoins de la population : le budget de la santé ne représente par exemple que 7,4% du PIB.
- Le Burkina Faso est 181e / 187 en terme d’indice de développement humain (IDH)
La dette du pays, insoutenable [10] dans les années 1980 s’est alourdie d’une dette odieuse [11] dans les années Compaoré ; de l’injonction de Sankara "On ne PEUT pas payer" le pays est en droit de déclarer désormais "On ne DOIT pas payer", fort de l’approche actuelle de la question de la dette qui s’appuie sur des textes juridiques et des traités internationaux, tels la Déclaration des Nations Unies sur le droit au développement (1986), les Pactes Internationaux de 1966 sur les droits humains, ou encore l’affirmation de l’état de nécessité.
La construction du Front Uni contre la dette est toujours d’actualité en Afrique et dispose désormais d’outils comme les audits citoyens, d’autant plus urgents à installer qu’une nouvelle crise de la dette semble incontournable.
Mais suite à son extension aux pays de Nord, c’est désormais un front uni Nord /Sud contre la dette qu’il s’agit de faire advenir.