SAISON 3, EPISODE 1 : dernier séjour de "terrain" à Cusco

Ouh là là, je suis arrivée il y a déjà deux semaines, et pas un seul post sur la navette. La honte. Il faut dire que je ne suis pas vraiment sûre de ce que je vais pouvoir vous raconter cette année : le gros de mon travail de terrain est fait.

En 2022, j’étais un bon moment à La Oroya pour le rapport d’experte devant la Cour Interaméricaine des Droits Humains, puis en terrain exploratoire à Chumbivilcas ; et en 2023, j’ai fait le gros de mon travail de terrain. J’en suis sortie avec une centaine d’entretiens, trois carnets de note remplis d’observations, de réflexions et de d’analyses. C’est déjà bien plus de matériel qu’il ne m’en faut pour les 350 pages de thèse (350 selon une prof d’anthropologie avec qui j’en ai parlé ; mais la capacité à être synthétique est bien difficile à obtenir, et j’ai souvent tellement de choses à dire que j’ai tendance à me perdre dans les détails. Enfin).

Du coup, cette année, je reste basée à Cusco. Mon laboratoire de recherche à l’EHESS m’a payé le billet d’avion, officiellement, pour une brève exploration des archives du Ministère de l’Énergie et des Mines (basé à Cusco) et de l’archevêché de Sicuani (parce que les mines dans les années 1780, au moment de la révolte de Tupac Amaru, ont peut être une signification importante dans l’ordre colonial des choses). On m’a déjà prévenue que ces archives sont maigres, et qu’en particulier les femmes en sont complètement absentes ; mais j’irai y mettre mon nez et prendre quelques photos, au moins pour justifier de mon billet d’avion. L’autre motif important de ma présence dans le sud andin cette année, c’est la possibilité d’aller faire un court terrain à La Rinconada, la mine informelle la plus importante du sud andin. Située à 5200m d’altitude, plusieurs dizaines de milliers de personnes y habitent et extraient principalement de l’or, qui finit en Suisse. Un groupe de médecins grenoblois (la blague) y travaillent depuis un an et demi, et étudient comment le corps humain fait pour s’habituer à ce niveau d’altitude ; et ils veulent mettre un place un programme de recherche sur la santé des femmes à La Rinconada. Forcément, moi, ce qui m’intéresserait, ce serait d’étudier la santé sexuelle (des travailleuses du sexe) et reproductives (des femmes enceintes exposées au mercure) là bas. En 2023 je n’ai pas eu accès aux travailleuses du sexe ni à leur récit de vie - trop dangereux pour elles, et pour moi. Or, dans ce cadre où l’idée est de faire un suivi médical accompagné d’un travail en sciences sociales, ce serait peut être possible. Et si c’était possible, ce serait un énorme apport aux études de genre en contexte minier.

Outre le travail d’archive et le potentiel petit terrain, mon objectif pour ces six prochains mois est de reprendre tout le matériel (entretien, notes, photos) et de relire, réécouter, trier, organiser, analyser. Pré-mâcher le travail ethnographique pour, début 2025, passer à la phase d’écriture avec tout à la main. Et d’arriver fin décembre avec un plan détaillé, à faire valider par ma directrice de thèse.

Du coup, vu ce travail, je ne suis pas sûre de ce que je vais pouvoir vous raconter au cours de ces prochains mois. Quand j’étais sur le terrain, il y avait forcément plein de choses à dire. Cette année, je risque d’être bien plus enfermée chez moi. Je ne suis même pas sûre d’avoir de quoi faire des entrées de blog sur la question des mouvements sociaux : depuis que je suis arrivée, j’ai l’impression que tou·tes mes ami·es proches se concentrent sur leurs vies personnelles, et que les dynamiques collectives se sont éteintes. Il faut dire que la crise sociale et économique du Covid a été rude à Cusco, où des familles entières sont parfois décédées ; et que le confinement strict a été particulièrement dévastateur pour les économies informelles. Et puis, les révoltes contre Dina Boluarte et l’éviction de Pedro Castillo ont été un coup extrêmement rude : tant d’énergie populaire déployée, tant de victimes mortelles qui ne trouvent aucune justice un an et demi après, une répression de plus en plus féroce qui s’abat en permanence. Je n’ai jamais vu autant de militaires et de policiers dans les rues de Cusco, en particulier dans les espaces publics que les militant·es occupaient. A Chumbivilcas, une nouvelle mine située sur la partie haute, où les principales sources d’eau jaillissent, va rentrer en exploitation ; et les dirigeants font déjà face à des plaintes au pénal pour "atteinte à la vie" alors qu’ils étaient allés voir où en était le projet. Le niveau de répression est constant est féroce ; et j’ai l’impression que la fatigue et la lassitude a pris le pas. Enfin, on verra bien ce qui se passe au fur et à mesure.

Qu’est ce que j’ai fait, donc, depuis mon arrivée ? Mon vol a atterri à Cusco mardi 25 juin. Le lendemain j’ai vu quelques amies, et jeudi j’ai pris mon bus pour Chumbivilcas, pour rendre visite à tout le monde pour la fête patronale de la communauté de Huaccoto. Je suis arrivée à l’époque des fêtes, comme l’année dernière, et c’était l’occasion de recroiser tout le monde, leur dire que je ne les ai pas oublié·es, que je suis à Cusco et que je viendrais de temps en temps les voir. Puis je suis revenue à Cusco pour cinq jours, j’ai vu du monde, j’ai avancé le travail pour ritimo, et vendredi 5 juillet j’ai pris mon vol pour Lima. J’ai passé le week end à voir des ami·es (et à pleurer de soulagement dimanche à 13h heure péruvienne, toute seule dans le centre commerciale de San Miguel pour capter du WiFi et me connecter au Live de Médiapart pour suivre la soirée électorale. Toute seule, en sanglot, les passant·es me regardaient bizarrement - bref, les soirées électorales à l’étranger). Et lundi 8 et mardi 9, j’ai eu deux journées de travail à l’Institut Français d’Études Andines (IFEA). La première, sur la prévention des VSS à l’université et en particulier à l’IFEA, les ressorts légaux français et péruviens, comment ça s’articule, le protocole à mettre en place par la directrice (jeune, féministe, dynamique). La deuxième journée était une table ronde assez informelle sur la question de la violence de genre sur le terrain : la violence qu’on subit en tant que chercheuse, et la violence subie par les femmes avec qui on travaille : quelles méthodologies pour aborder le sujet, ne pas revictimiser les femmes, ne pas les réduire non plus à ce statut de victime, ne pas promettre d’intervenir quand on n’en a pas les moyens, etc. Bref, notre positionnalité, notre intervention, les défis éthiques, méthodologiques, etc. Tout cela, avec des collègues belges de l’Université Catholique de Louvain, et des collègues péruviennes de l’Université Catholique de Lima. On a quelques projets ensemble, encore, pour l’année à venir, à commencer par le séminaire de recherche sur "Activité minière et violence de genre" à Cusco, ce soir.

Je me suis trouvé un mini appartement meublé, chez la mère d’une amie : un espace autonome dans un coin de la grande "casona", ces maisons coloniales anciennes construites autour d’un patio fleuri et d’une "pileta" (une fontaine). Madame Zoila me traite déjà un peu comme sa fille ; elle insiste pour que je prenne le petit déjeuner avec elle et Luna, la chienne adorable qui jappe et court dans tout le patio. La maison est située dans le quartier de Santiago, à deux pas du marché central San Pedro et de la Place d’Armes ; c’est un quartier très populaire, où on trouve de tout dans les rues, les vendeur·ses ambulantes proposent du jus d’orange, des éponges à la douzaine, des rocoto rellenos (gros piment doux fourré à la viande et aux légumes) ou encore des babioles en plastique chinoises. Il y a des pharmacies et des échoppes partout, le marché de Ccasccaparo où les femmes vendent des fruits et légumes (et tout le reste) à même le sol - où l’odeur n’est pas des plus frais non plus, disons. Mais je suis contente de pouvoir me déplacer à pied, d’être à côté du marché, et en plus d’être logée pas loin de ma copine Elsa (un cadre politique historique de Cusco, figure centrale de la résistance à la dictature de Fujimori dans les années 1990, et une femme que j’admire tellement que je pourrais vous en parler des heures). Je reprends doucement mes marques dans la ville de Cusco, qui n’a pas tant changé, et en même temps beaucoup (les embouteillages omg).

Et je vous fais signe dès que j’ai des choses intéressantes à vous raconter. Prenez soin de vous, et bel été.