S’inspirer du passé pour forger le futur

, par TNI , AOURAGH Miriyam, HAMOUCHENE Hamza

Cet article agrège un ensemble de réflexions critiques ainsi que différents points de vue disciplinaires sur les soulèvements qui ont eu lieu au Moyen-Orient et en Afrique du Nord dans les années 2010. L’ensemble de ces écrits a été produit par des universitaires ou des militant·es originaires de la région.

Sur un mur de la place Tahrir, au Caire, un graffiti urbain dénonce les policiers qui ont sciemment visé les yeux des manifestant·es.

Il y a environ un an, nous commémorions les manifestions de masse qui ont débuté en juin 2010 à Alexandrie, en Égypte, suite au meurtre par la police d’un jeune Égyptien - Khaled Mohamed Saeed [1] - et l’intifada saharouie à Gdeim Iziki [2] (au Sahara occidental) d’octobre 2010. Nous évoquions alors le fait que, à notre avis, cette période avait marqué le début d’une révolution.

En 2011, soit un an plus tard, une vague de révoltes s’était propagée dans tout le Moyen-Orient et en Afrique du Nord, déclenchant ce qui allait s’appeler le « printemps arabe » [3]. Ces soulèvements avaient alors marqué le monde entier. En effet, les révolutions tunisienne et égyptienne ont entraîné des bouleversements historiques en Afrique du Nord et même ailleurs. Les populations de ces pays ont célébré le renversement des dictateurs tels que Ben Ali et Moubarak et se sont tournées vers de nouveaux horizons. Comme toute révolution, ces soulèvements ont libéré une énergie colossale – une effervescence collective, un sens inégalé du renouveau et un changement de conscience politique.

Les populations de la région ne connaissent que trop bien le stéréotype raciste et le cliché méprisant incarnés par l’idée fausse et facile selon laquelle « les Arabes et les musulman·es ne sont pas fait·es pour la démocratie et sont incapables de se gouverner elles·eux-mêmes ». Du fait de la domination impériale et coloniale dans la région, cette dernière est considérée, dans certains milieux, comme une entité homogène pouvant être systématiquement réduite à des tropes négatifs. Vue à travers ce prisme déformant, la région renvoie des images de conflits et de guerres, de dictatures impitoyables et de populations passives ; de terrorisme et d’extrémisme, ainsi que de riches réserves de pétrole et de vastes déserts. Cet imaginaire orientaliste et la représentation rigide de « l’autre », ainsi que le pouvoir de « bloquer les récits », sont les marques d’une violence politique et géographique engendrée par l’impérialisme. [4]

Ainsi, les soulèvements ont servi à déconstruire nombre de ces stéréotypes et à déboulonner de nombreux mythes. Le vent de révolution qui a commencé à souffler en 2011 s’est propagé de la Tunisie à l’Égypte, la Libye, la Syrie, le Yémen, Bahreïn, la Jordanie, le Maroc et Oman. Cette expérience émancipatrice a été contagieuse, et a inspiré de nombreuses personnes dans le monde entier : les militant·es de Madrid, de Londres et de New York, regroupé·es autour du mouvement « Occupy » ou le mouvement des Indignés (Indignados), étaient tou·tes fier·es de suivre les pas des Égyptien·nes. Bien que les trois ou quatre dernières décennies aient été marquées par des tentatives de délégitimation d’un changement significatif et radical par le biais de la révolution, suite aux échecs des efforts de décolonisation dans diverses régions du Sud ; bien que les attaques contre-révolutionnaires chercheront toujours à écraser la volonté du peuple, les révolutions et les soulèvements pour l’émancipation continuent (et continueront toujours).

Pour nous, comme pour de nombreux militant·es, la fierté et l’espoir que ces événements ont suscités restent profondément personnels et politiques. Nos parcours professionnels, notre militantisme et nos visions du monde ont été façonnés par cette expérience politique formatrice. Nous avons participé à des conférences/tables rondes célébrant et analysant ces événements historiques, nous avons manifesté aux côtés de nos peuples, et nous avons participé à diverses initiatives solidaires. Avec des ami·es et des camarades, nous avons échangé, débattu et exprimé nos désaccords. Nous nous sommes parfois senti·es pleins d’espoir, et d’autres fois tristes et découragé·es. Mais par-dessus tout, nous avons beaucoup appris : s’engager dans la praxis révolutionnaire est une véritable source d’apprentissage.

Néanmoins, nous ne pouvons nier que ce qui avait commencé par des soulèvements contre l’autoritarisme et les conditions socio-économiques oppressives – pour le pain, la justice et la dignité – s’est rapidement transformé en violence et en chaos, en polarisations profondes, en contre-révolution et en intervention étrangère. Les différents mouvements populaires de la région se sont retrouvés confrontés à des forces autoritaires et contre-révolutionnaires bien établies, déterminées à les réprimer. Tous se sont heurtés à la résistance de l’État, souvent associée au capital mondial et à l’ingérence étrangère. Le coup d’État égyptien aura finalement contribué à restaurer une dictature encore plus dure et plus oppressive. Les guerres civiles en Syrie, en Libye et au Yémen, et la série de répressions dans les pays du Golfe comme le Bahreïn, sont autant d’exemples de la logique cruelle de la guerre par procuration, qui rappelle tellement les schémas coloniaux avec lesquels la région et ses habitant·es ne sont que trop familier·es. La Tunisie, qui semblait être l’exception dans ce scénario apocalyptique, se trouve aujourd’hui dans une position très fragile. Par ailleurs, les profondes polarisations (islamistes contre laïc·ques, par exemple) imposées aux masses les ont détournées des principales questions socio-économiques qui étaient au cœur de leurs revendications.

Selon certain·es commentateur·rices, le « printemps arabe » a laissé place à un « hiver islamiste » (avec l’arrivée au pouvoir de forces islamistes dans certains pays). Certaines voix progressistes ont été moins pessimistes et ont présenté une perspective plus nuancée sur le plan historique, affirmant que ces événements devraient être considérés comme faisant partie d’un processus révolutionnaire à long terme, avec des hauts et des bas, des périodes de radicalisation et des périodes de recul et de contre-révolution. Ce dernier point de vue a été confirmé lorsque, huit ans après les événements de 2010/11, le processus révolutionnaire a pris de l’ampleur, sous la forme d’une deuxième vague de soulèvements au Soudan, en Algérie, en Irak et au Liban (2018-21), avec le retour sous les feux de la rampe, en 2021, de la lutte héroïque et sans fin des Palestinien·nes – ce qui révèle la détermination populaire sans faille de lutter pour leurs droits et leur souveraineté.

Tous ces événements marquants, qui se sont déroulés entre 2010 et 2021, ont donné la possibilité aux populations d’exprimer leur mécontentement et d’exiger des changements et des réformes radicales, obligeant presque tous les gouvernements de la région à céder sur des questions politiques et économiques.

Pourquoi commémorer cette décennie de luttes dans la région ?

Lorsque nous nous sommes lancé·es dans ce projet, nous nous sommes laissé·es guider par le rôle important de la mémoire dans nos mouvements de lutte pour la justice et la liberté, et le devoir de conserver des archives. Notre mémoire politique n’est pas automatique, comme notre mémoire musculaire ; au contraire, elle est façonnée par les conditions politiques et économiques dans lesquelles nous vivons. Le développement d’affinités politiques et le maintien d’une parenté radicale ne se produisent pas dans le vide – pour perdurer, ils doivent être alimentés. Il faut les archiver et les analyser. Les anniversaires sont l’occasion de le faire, et telle est la raison d’être de ce projet. Le projet comprend des webinaires et des podcasts, ainsi que les articles rassemblés ici, qui peuvent tous nous aider à avoir les idées claires lors des débats parfois trop abstraits, et à dialoguer avec des cas moins médiatisés.

L’un des objectifs de ce projet a été de remettre en question un certain nombre de fausses idées sur la région, ses habitant·es, leurs révoltes et soulèvements. L’une de ces fausses idées étant la tentative des médias mondiaux et grand public, des gouvernements occidentaux, ainsi que des institutions financières internationales, telles que la Banque mondiale, de présenter ces soulèvements comme de simples révoltes contre l’autoritarisme, centrées sur des revendications de libertés politiques et une démocratie similaire à celles des pays industriels occidentaux. Cette conception s’éloigne de toute analyse de classe et tend à dissocier le politique de l’économique, tout en ignorant les combats socio-économiques fondamentaux pour le pain, la justice sociale, la dignité et la souveraineté populaire. Par ailleurs, cette mauvaise lecture – ou plus exactement cette déformation – ne s’arrête pas là. Les soulèvements tunisiens et égyptiens ont été qualifiés par de grands commentateurs occidentaux de « révolutions Facebook et Twitter », exagérant ainsi le rôle des médias sociaux dans leur déclenchement. Une autre conception dominante – mais non moins superficielle – était d’ordre démographique ; elle interprétait les révoltes comme étant principalement des soulèvements de jeunes contre les plus âgé·es – la conséquence d’un « afflux de jeunes » dans les pays concernés.

Dix ans plus tard, les interprétations dominantes qui commémorent le dixième anniversaire des événements n’ont guère apporté d’éclaircissements. Plusieurs rapports et articles des médias parlent de révolutions ratées et perdues, et de promesses non tenues. Mais le ton dominant se reflète dans le titre d’un article du Guardian publié en décembre 2020, faisant référence à Mohamed Bouazizi, le vendeur de fruits ambulant qui s’était immolé par le feu, catalysant les soulèvements arabes : « Il nous a ruiné·es : 10 ans après, les Tunisien·nes maudissent l’homme qui a déclenché le printemps arabe ». Le récit avancé fait état de désespoir : le soulèvement n’en valait pas la peine ; on aurait mieux fait de rester pauvres et enchaîné·es. Une telle interprétation doit être fortement contestée et déconstruite afin d’offrir une lecture plus nuancée et moins idéaliste (plus matérialiste) de la révolution et de ce qu’elle implique. Plusieurs activistes et chercheur·ses progressistes critiques ont souligné l’importance de reconnaître les complexités des mouvements révolutionnaires, leurs crises, leurs lacunes et même leurs échecs inévitables. [5] Pour cela, il est nécessaire de considérer les révolutions comme étant imprégnées de tendances contre-révolutionnaires, usurpées par des forces réactionnaires. Le fait que les populations de la région continuent de se révolter témoigne de cette complexité. En fin de compte, les idées qu’ont les gens des révolutions ont un impact critique sur les résultats de ces événements lorsque ces derniers se produisent réellement, d’où la nécessité d’étudier et d’apprendre des révolutions passées.

Tout au long de ce projet, nous avons cherché à laisser place à une réflexion critique : nous avons traité les différents points de vue disciplinaires et les emphases politiques sur la base d’une approche inclusive. Dans le même temps, nous avons laissé la parole aux plus jeunes, aux femmes et aux populations locales de la région – le moins que l’on puisse faire. Ce faisant, nous espérons avoir évité les dichotomies rigides, ainsi que l’autosatisfaction en matière de possession de la « vérité » – un désir qui découle de notre rejet des styles et des comportements sectaires et polémiques, qui peuvent très vite se transformer en attaques personnelles. L’un des résultats de cette collaboration a été d’apprendre à travailler respectueusement – malgré nos divergences – dans un esprit de camaraderie, et de poursuivre les discussions de manière constructive. Toute personne engagée dans les questions présentées dans ce projet est plus que consciente des effets néfastes des positions de tranchées (campisme), qui ont affaibli les possibilités progressistes d’un engagement significatif au fil des ans. Nous avons si souvent vu des débats sur la Syrie ou la Libye, par exemple, se transformer en oppositions binaires profondément polarisantes (et souvent fausses) – aliénant les participant·es et étouffant les débats productifs sur les stratégies révolutionnaires et la solidarité internationale. En fin de compte, nos stratégies pour concilier adéquatement certaines positions (par exemple, anti-autoritaire contre anti-impérialiste) seront mises à l’épreuve dans nos mouvements, mais nous ne devrions jamais nous absoudre de notre devoir d’argumenter contre des positions politiques sélectives. Une lutte pour une liberté doit être au service d’une autre – et non pas être sacrifiée pour en obtenir une autre. Cette opinion a été exprimée avec force lors d’un de nos webinaires avec nos participant·es marocain·es et sahraoui·es.

Résumé des articles

Les contributeur·rices à ce dossier sont d’éminent·es universitaires et des militant·es originaires de la région. [6] Ils ont eu le choix de rédiger leurs articles en arabe ou en anglais. Tous les articles sont proposés à nos lecteur·rices dans les deux langues.

Dans son article, Adam Hanieh examine les causes profondes des soulèvements régionaux à travers une approche historique et d’économie politique. En décrivant de manière détaillée certaines lignées de la révolution de 2011, il déconstruit le cadre libéral dominant de la région et de ses soulèvements. Il soutient qu’il faut prêter attention à la centralité de la région dans l’économie mondiale et à la façon dont ses structures politiques reflètent sans aucune ambiguïté le développement capitaliste observé dans la région au cours des dernières décennies.

Ghassen Ben Khelifa fait un bond dans le passé et nous ramène dans les années 2010-2011, marquées par le soulèvement du peuple tunisien qui revendiquait alors son droit à la liberté d’expression et à vivre dignement. Il jette un regard très critique sur les événements précurseurs qui ont constitué l’intifada tunisienne et montre comment cette dernière a été contenue, voire avortée. Il remet en cause de manière convaincante le cadre « exceptionnaliste » de l’expérience tunisienne et présente une série de mesures impériales et néolibérales contre-révolutionnaires destinées à étouffer la révolution et ses revendications économiques.

Dans leur article, Mostafa Bassiouny et Anne Alexander soutiennent que toute analyse de la révolution égyptienne de 2011 doit absolument tenir compte du rôle qu’a joué le mouvement ouvrier. Il et elle y démontrent le caractère indépendant des luttes ouvrières dans le processus révolutionnaire, et soulignent l’importance de « l’action réciproque » entre les aspects économiques et politiques de la lutte des classes, dont le rôle a été central dans les changements révolutionnaires en Égypte.

Fourate Chahal a fourni des illustrations magnifiques et évocatrices pour tous les articles de ce dossier. Elle nous offre également des collages artistiques magnifiques et puissants qui capturent la beauté, la créativité et l’énergie dégagée par les différents mouvements de contestation – à travers notamment des graffitis, l’art, des slogans et la reconquête des espaces publics par les personnes en révolte.

Dans son article, Ali Amouzai porte un regard critique sur le mouvement historique du 20 février au Maroc, qui s’est exacerbé en 2011, et détaille l’équilibre des forces politiques et sociales qui l’ont précédé. Ensuite, il décrit et analyse la réaction de la monarchie face à cette menace pour son pouvoir, qui a pris la forme de la répression, de la cooptation et de l’endiguement. Il met également en lumière le rôle du Maroc en tant qu’avant-poste des visées impérialistes sur le continent africain mais qui, malgré tout, continue à résister au droit à l’autodétermination des Sahraouis.

Selon Rafeef Ziadah, les soulèvements ont entre autres accentué le rôle des acteurs régionaux dans de multiples États, qui s’efforcent de stabiliser le système politique à leur avantage. En se concentrant sur la Libye et le Yémen, elle examine les différents modes d’intervention appliqués par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, y compris les campagnes militaires directes, l’utilisation de mandataires, l’aide financière et les programmes humanitaires – tous travaillant en tandem pour façonner un résultat régional qui a renforcé le statu quo contre les espoirs de changement offerts par les soulèvements.

Yasser Munif commence son article en examinant le pain comme produit central en temps de guerre et de paix, donnant un aperçu de la réforme agraire mise en œuvre par les régimes successifs en Syrie, de 1963 à 2000. Il se concentre ensuite sur l’utilisation du pain par le régime d’Assad lors de la révolte en Syrie comme arme de guerre. Il donne également un aperçu de la résistance de base des rebelles, prenant la ville de Manbij dans le nord de la Syrie comme étude de cas.

Muzan Al Neel, quant à elle, met l’accent sur la révolution soudanaise de 2018-2019 et explique les raisons qui ont poussé les Soudanais·es dans les rues pour renverser le pouvoir en place en scandant « Just fall ». Elle analyse la situation actuelle dans le pays et le rôle du gouvernement de transition, ainsi que son évolution par rapport aux revendications du soulèvement. Elle termine son article en explorant les manières dont le soulèvement soudanais pourrait et devrait continuer à atteindre ses objectifs face à la contre-révolution.

Zahra Ali propose une analyse féministe du soulèvement irakien de 2019. S’appuyant sur son travail de terrain approfondi mené auprès de réseaux de femmes et de jeunes et de mouvements sociaux en Irak, elle prend le soulèvement de 2019 comme cadre de réflexion sur la manière dont les protestations massives permettent une compréhension de l’émancipation qui élargit notre imaginaire féministe, en accordant une attention particulière aux espaces que le soulèvement a produits.

Hamza Hamouchene s’appuie, quant à lui, sur une approche fanonienne pour analyser le mouvement algérien de 2019-2021 et défend la rationalité de la rébellion dans le contexte du nouveau mouvement populaire (Hirak) en Algérie – un mouvement qui, selon lui, est une continuation du processus de décolonisation. Il établit également un lien entre le soulèvement en Algérie et le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis et examine ce que la pensée de Fanon a à offrir à ces luttes et à d’autres pour la justice économique et politique.

Enfin, Rima Majed applique une approche comparative et se demande ce que les soulèvements irakiens et libanais de 2019 ont en commun, outre leur proximité régionale et culturelle. Elle examine d’abord si ces soulèvements peuvent être qualifiés de « révolutions » ou de « révolutionnaires ». Elle se concentre ensuite sur les contradictions internes de ces révolutions, en examinant la rhétorique de la corruption, l’unité nationale, la politique technocratique et l’individualisme.

S’inspirer du passé pour forger le futur

Les anniversaires ont un pouvoir symbolique et peuvent être de bonnes occasions de faire le point sur ce qui s’est passé, et de réfléchir aux aspects positifs et négatifs. Ils peuvent aussi être des moments dynamiques où l’on réfléchit à la manière d’aller de l’avant. Notre objectif n’est pas de nous remémorer les belles époques révolues, ni de romancer ces grands événements historiques. Au contraire, dans ce projet, nous espérons nous rapprocher de l’esprit des révolutions, de leur énergie créatrice, mais aussi de leurs contradictions et de leurs défauts – et de leurs ennemi·es.

Évidemment, ce projet comporte des lacunes – des points qui ne sont pas abordés. Cela est dû en partie à nos propres limites, en termes de travail et de temps, et en partie aux limites d’un projet dont la raison d’être est liée à un certain moment dans le temps. En vérité, les processus révolutionnaires restent inachevés. Il en va de même pour la praxis politique, qui inclut l’écriture sur les révolutions. Et bien que nous ne prétendions pas, ou ne cherchions pas, à être exhaustif·ves dans la discussion d’une région aussi vaste, nous espérons offrir ici un aperçu important, dans la voix et la langue de ses habitant·es. Ce que nous avons cherché à présenter est une analyse progressiste qui puisse contribuer à approfondir notre connaissance de la région – avec l’espoir que cela nous permettra de tirer les leçons des erreurs du passé et de continuer à faire pression pour un changement dans les conditions politiques et socio-économiques oppressives qui prévalent, une aspiration de longue date.

Nos souvenirs des événements incroyables de la dernière décennie ont été fondateurs. Nous nous sentons privilégié·es d’avoir été témoins de personnes agissant avec une endurance et une bravoure politique que l’on ne peut que qualifier « d’historiques ». Nos esprits ont été éclairés et grandis par les innombrables hommes et femmes ordinaires qui ont osé dire « le peuple veut » [al sha’b yourid], et qui se sont levé·es dans des circonstances sans précédent. Nous sommes héritier·es de leurs luttes, et du prix énorme payé pour arriver à un point de basculement auquel ni les ami·es ni les ennemi·es de la révolution ne peuvent revenir. Il y a peu de choses aussi puissantes que des gens ordinaires de la classe ouvrière qui surmontent tous les obstacles et ébranlent les fondements mêmes du statu quo.

« Le privé est politique », proclame la maxime féministe. « Rien sur nous sans nous », telle est la devise de la lutte contre le handicap. Dans l’esprit de ces deux messages, nous remercions chaleureusement tou·tes les contributeur·rices à ce projet, qui apportent leurs perspectives en tant qu’universitaires et militant·es de la région. Nous rendons également hommage à celles et ceux qui sont tombé·es, aux blessé·es, aux prisonnier·es politiques et à celles et ceux qui continuent de lutter. Nous leur dédions ce travail, ainsi qu’à tou·tes celles·ceux qui ont sacrifié leur vie pour le pain, la justice et la dignité.

Voir l’article original en anglais sur le site de TNI

Notes

[1Le meurtre par la police égyptienne de Khaled Mohammed et la colère déclenchée a contribué à faire grandir la colère les semaines suivantes, entraînant la révolution égyptienne de 2011.

[2Gdeim Izik était un camp de manifestation basé au Sahara occidental, établi le 9 octobre 2010, jusqu’au mois de novembre de la même année. Alors que les manifestations étaient à la base pacifique, elles se sont alors transformées en affrontements entre Saharoui·es et forces de sécurité marocaines. Certaines personnes ont qualifié ces manifestations de troisième infatida Saharouie, succédant aux deux premières qui ont eu lieu entre 1999 et 2005. Selon l’universitaire et militant politique, Noam Chomsky, le long mois de protestation à Gdeim Izik est le déclencheur du printemps arabe.

[3L’expression « Printemps arabe » fait allusion aux révolutions de 1848 – souvent appelé « Printemps des nations » – , au Printemps de Prague de 1968 et aux soulèvements observés en 1989 en Europe centrale et de l’Est. Cette expression a été inventée et utilisée par les médias et les expert·es occidentales·aux, mais a été critiquée par certain·es chercheur·ses qui y voyaient une stratégie états-unienne visant à contrôler les buts et objectifs du mouvement et à l’orienter vers une démocratie libérale de style occidental. Cependant, il est important de reconnaître certaines utilisations positives de l’expression « printemps arabe » et le lien qu’elle établit avec des soulèvements historiques antérieurs dans la région, tels que le printemps berbère de 1980 en Algérie et le printemps de Damas de 2000.

[4Said, E. (1984) ‘Permission to narrate’, Journal of Palestine Studies 13(3) : 27–48.

[5Bayat, A (2017) Revolution without Revolutionaries : Making sense of the Arab Spring. Stanford : Stanford University Press. Voir aussi Traboulsi, F (2014) Revolutions without Revolutionaries. Beyrouth : Reyad El-Rayyes Books.

[6Nous notons ici brièvement les différentes façons dont les auteur·rices de ce dossier font référence à la région qui fait l’objet de ce projet. Certains parlent de « Moyen-Orient » ou « Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) ». D’autres font référence à la « région arabe » ou au « monde arabe », tandis que d’autres encore utilisent les expressions moins usitées telles que « Afrique du Nord et Asie occidentale (NAWA) » ou « Asie occidentale et Afrique du Nord (WANA) ». Notre propre point de vue est que si nous nous engageons à faire avancer la lutte contre les récits hégémoniques qui remettent en question les structures de pouvoir et les concepts et noms décolonisateurs, il n’est que justice de remettre en question la désignation coloniale « Moyen-Orient » - une construction de l’Occident et conçue pour s’opposer à lui ; une partie de l’héritage de l’orientalisme, de la création d’un « autre ». Nous sommes favorables à l’utilisation de l’expression « région arabe », mais sans ses connotations ethniques. Nous reconnaissons que cette dénomination peut susciter des sentiments d’exclusion et d’oppression chez certain·es. Mais, aucune dénomination n’est parfaite, et chacune a ses propres limites. À notre avis, sans vouloir effacer le riche héritage culturel et politique dans notre région, une référence ancrée dans une identification géographique, telle que l’Afrique du Nord et l’Asie occidentale (ANAO), est une description plus appropriée.

Commentaires

Miriyam Aouragh est une anthropologue néerlando-marocaine. Elle enseigne à l’Institut de recherche en Communication et des médias, à l’université de Westminster. Elle est l’auteur du livre « Palestine Online » et du prochain « Mediating the Makhzan ». Ses recherches et articles portent sur la cyberguerre, la politique numérique de base et les (contre-)révolutions.

Hamza Hamouchene est un chercheur-militant algérien basé à Londres ; il est également commentateur et membre fondateur de la Campagne de solidarité de l’Algérie (ASC), de l’Environmental Justice North Africa (EJNA) et du North African Food Sovereignty Network (NAFSN). Il occupe actuellement le poste de Coordinateur du Programme Afrique du Nord au Transnational Institute (TNI).

Sponsorisé par la Rosa Luxemburg Stiftung avec des fonds du Ministère fédéral de la Coopération économique et du Développement de la République fédérale d’Allemagne. La présente publication ou des extraits de celle-ci peuvent être cités gratuitement par d’autres personnes, à condition de fournir une référence appropriée à la publication originale.

Cet article, initialement paru en anglais le 21 octobre 2021 sur le site du TransNational Institute (CC BY-NC-ND 3.0), a été traduit vers le français par Ornella Lowe et relu par Virginie de Amorim, traductrices bénévoles pour ritimo.