Rooibos : des leçons à tirer

, par SACSIS , ASHTON Glenn

 

Ce texte, publié originellement en espagnol par SACSIS, a été traduit par Pierre-Michel Lafforgue, traducteur bénévole pour rinoceros.

 

Le "thé rouge" rooibos est spécifique à l’Afrique du Sud comme le champagne l’est à la France et le parmesan à l’Italie. Cela devrait être l’une de nos plus criantes réussites, apportant une rampe de lancement à ses propriétaires traditionnels, les peuples indigènes qui l’ont fait connaître aux colons dans ses montagnes Cederberg natives. Mais, tandis que les parts de marché du rooibos croissent avec les années, les paysans indigènes sont demeurés largement marginalisés, et tardent à recueillir leurs récompenses bien méritées.

Pendant l’apartheid, un conseil du rooibos a été créé pour alimenter le marché et protéger ce nouveau produit aux niveaux national et international. Ceci a constitué une puissante fondation qui a aidé l’industrie naissante, mais en excluant ses utilisateurs traditionnels, qui étaient pourtant ceux qui avaient révélé ce secret au monde.

Aujourd’hui, nous avons des marchés bien établis outre-mer, avec des pays riches comme l’Allemagne, les Pays-Bas et le Japon parmi nos plus gros clients. Nous exportons plus de 60% de la récolte, alors que le prix payé aux fermiers a nettement baissé au cours des 5 dernières années, chutant de 200% depuis leur maximum en 2004. Nous ne sommes pas parvenus à optimiser un marché d’exportation potentiellement lucratif, mais aussi plutôt instable au cours des 7 dernières années. Les marchands et les détaillants du rooibos reçoivent un retour sur investissement beaucoup plus important que les fermiers.

En dépit de ces défis, des fermiers indigènes émergents ont fait de remarquables progrès en établissant des marchés de niche avec le soutien et l’assistance d’organisations non gouvernementales, financées par le Nord à l’apogée de l’euphorie démocratique. De petites coopératives comme la Heiveld Co-op, basée dans les alentours de Nieuwoudtville dans la province du Northern Cape et à Wupperthal dans celle du Western Cape, ont fourni des efforts très importants pour s’établir comme producteurs bio et équitables de qualité supérieure, en partenariat avec les organisations internationales du commerce équitable.

Le commerce équitable a été créé pour bénéficier aux producteurs des pays en voie de développement et aider au remplacement de circuits de distribution liés au système historique des plantations, et exploitant les petits paysans, par un système qui soit socialement, économiquement et environnementalement durable. Le but est de payer les producteurs à un prix équitable, reflétant la valeur réelle du produit.

Au cours de ces dernières années, de nombreuses plantations agricoles établies ont réussi à s’intégrer dans le système du commerce équitable par le biais de critères d’évaluation contestables. Elles ont ainsi pu couper l’herbe sous le pied aux paysans indigènes tout en sapant les objectifs authentiques du commerce équitable, lequel n’a jamais été conçu comme pouvant être utilisé par des plantations.

Cette situation déjà délicate a empiré du fait des interférences politiques. Les membres de la Heiveld Co-op cultivent tous dans la province du Northern Cape, dans la région du village de Nieuwoudtville.

En 2007, le gouvernement du Northern Cape est intervenu de manière unilatérale dans l’industrie du thé rooibos, sans aucune procédure publique, étude préalable ou consultation des fermiers locaux. Plus de 100 millions de rands ont ainsi été injectés dans la construction de hangars pour l’emballage, d’installations de séchage et autres infrastructures dans le secteur de Nieuwoudtville.

Alors que les intentions étaient sans doute bonnes, le résultat immédiat de cette intervention fut une re-marginalisation de la communauté émergente des pays indigènes, qui bien qu’ils aient élevé la voix – et on leur a demandé de se taire -, ont généralement accepté le programme, séduits les promesses de diesel, de véhicules et de plants de rooibos gratuits. Comme ces plants n’étaient pas bio, de nombreux fermiers ont perdu leur certification de thé bio, acquise au prix de grands efforts, et devront attendre trois ans pour la regagner.

Les premiers bénéficiaires de cette injonction massive de fonds furent les fermiers conventionnels, principalement blancs. On assista également à une déformation substantielle du marché du fait que les fermiers se virent offrir des prix sensiblement supérieurs à la valeur du marché, ce qui a entraîné la constitutions d’importants stocks de réserve qui concourent aujourd’hui à déprécier le marché. Les fermiers émergents demeurent marginalisés, simples pions dans le jeu.

Le plus étrange est que ce programme a été initié à travers un partenariat entre les départements de l’agriculture du Limpopo et du Northern Cape. Limpopo ? Rooibos ? Comment cela a-t-il pu arriver ? Il apparaît que le directeur du Département de l’agriculture du Limpopo d’alors, Bigman Maloa, ait contribué à favoriser le programme pour renforcer ses tentatives de sauver les exploitations de thé dans la province de Limpopo, abandonnées par les investisseurs d’outremer.

En association avec son homologue politique Tina Joemat-Pettersson, alors directeur du Département de l’agriculture du Northern Cape et à présent Ministre de l’agriculture, de la forêt et de la pêche au niveau national, Maloa destinait le thé Rooibos au marché par l’entremise d’une compagnie paragouvernementale du thé, Venteco Ltd, avec des pratiques de marketing douteuses dont il est encore difficile à se jour de voir les fruits. Cette entité a été renflouée en mai 2010 par le gouvernement provincial du Limpopo, et ce n’était pas la première fois.

A la fin de l’année 2009, Maloa a été sommairement suspendu par la commission parlementaire sur les comptes publics (SCOPA) pour présomption de détournement de fonds à hauteur de 45 millions de rands sur son département, dans l’attente d’une expertise légale et de la fin de l’enquête. En dépit de cela, Maloa a été nommé Directeur général adjoint du département de l’agriculture, de la forêt et de la pêche, chargé de la santé alimentaire et de la bio-sécurité par son ancienne associée sur le projet Rooibos, Joemat-Pettersson.

Pour ajouter du sel sur la plaie, le ministre Joemat-Pettersson a chanté les louanges du projet Rooibos de Nieuwoudtville au Forum économique mondial à Dar-es-Salaam en mai de cette année. Elle reste apparemment mal informée des conséquences réelles de ce projet et de la manière dont il a affecté les fermiers émergents.

Le thé de Heiveld Co-op fut vite reconnu comme l’un des thé rooibos de meilleure qualité sur le marché, avec des produits toujours vendus dans la gamme bio de Pick’n Pay. Au lieu de bénéficier de l’aide du gouvernement, les fermiers et leur organisation ont été déstabilisés, et beaucoup d’entre eux sont à présent coincés dans une situation embarrassante, dépendants des puissants acteurs de l’industrie. Avons-nous besoin d’une démonstration plus limpide que la politique et l’agriculture ne devraient pas être mélangés ?

Heureusement, Heiveld a réussi à rétablir ses systèmes indépendants de gestion et de marketing, et à se remettre en grande partie de ses revers. Ses membres ont compris la valeur de leur indépendance, et à quel point un investissement inapproprié de la part du gouvernement peut saper l’initiative locale et alimenter des conflits au sein de la communauté.

Ce qui s’est spécifiquement produit dans ce cas est un microcosme de ce qui est arrivé plus généralement à nos marchés agricoles. L’ingérence politique a inévitablement des conséquences inattendues, aussi bien en termes de construction de nouveaux systèmes que de démantèlement des systèmes existants.

Les influences néo-libérales et de libre marché imposées au système agricole de l’Afrique du Sud depuis notre transition démocratique ont empêché une véritable transformation du secteur en jetant nos fermiers dans la gueule des loups du commerce international. Dans ces conditions, comment réussir à soutenir, renforcer et transformer notre système agricole face à ces défis complexes ?

Notre système agricole a une longue histoire d’interventionnisme politique. Le gouvernement de l’apartheid a fortement soutenu la communauté des fermiers afrikaners à travers des institutions protectrices comme les conseils de marché. Il y eut de tels conseils pour le blé, la pomme de terre, le mil, les agrumes, la viande rouge et le lait, visant à chaque fois à améliorer la stabilité du marché par des mécanismes étatiques de soutien.

Ces conseils ont été démantelés par la nouvelle administration à cause de la pression économique et politique intérieure aussi bien que des influences néo-libérales de l’extérieur, comme celle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cela a exposé le secteur aux répercussions de la politique de subventions aux exportations dans les pays développés, leur permettant de vendre à perte.

Ces problèmes furent aggravés par l’entrée facilitée des intermédiaires et des firmes multinationales qui contrôlent à présent nos structures de vente des semences et du produit des récoltes, ébranlant davantage notre souveraineté nationale et notre sécurité alimentaire.

Pendant que nous démantelions la protection agricole, d’autres nations ont reconnu les menaces et ont entrepris des démarches pour protéger leurs systèmes agricoles. En 1997, le Ministre russe de l’agriculture a déclaré sans équivoque qu’il maintiendrait la protection agricole comme s’il en allait de la sécurité nationale. Le cycle de Doha de l’OMC demeure bloqué essentiellement à cause du mécontentement des nations en développement à l’égard du système de commerce agricole inégal proposé par les pays développés.

Nos petits fermiers émergents sont restés marginalisés. Dans le Western Cape, les protestations sont en train de devenir de plus en plus vociférantes, avec une nouvelle manifestation cette semaine contre les déplacements continus et le manque de soutien de l’Etat. L’incapacité politique à protéger les fermiers émergents des caprices de l’économie de marché néo-libérale continue à miner les nouveaux entrants sur le marché.

L’Afrique du Sud a perdu des marchés dans la région par notre adoption aveugle des cultures génétiquement modifiées. La structure trans-nationale de notre marché des semences a rendu artificiellement moins cher d’importer l’alimentation animale pour le Western Cape depuis l’Argentine et les Etats-Unis que de recourir aux surplus dans les silos pleins à craquer de l’intérieur du pays.

Au lieu de chanter les louanges, dans le cadre du Forum économique mondial, de programmes incohérents et non consultatifs dont on ignore les effets pervers, nous avons besoin d’un leadership politique qui soit à la fois informé et qui travaille à soutenir les intérêts nationaux. Nous ne pouvons pas continuer à nous fier à des politiciens de carrière qui ne parviennent pas à comprendre les réalités fondamentales des marchés agricoles globalisés.

Les erreurs faites au niveau national sont en train de se répéter et de s’aggraver dans les provinces. La pseudo-nationalisation et la nomination de cadres pour des raisons de complaisance politique tend à entraîner des fautes coûteuses davantage et non à permettre de parvenir au succès.

Dans le cas de la Heiveld Co-op, cela a sapé plus d’une décennie de dur travail, qui avait rapporté de réels dividendes pour les fermiers et les populations indigènes, qui ont été d’abord marginalisés par le colonialisme, puis par l’apartheid, puis par le fondamentalisme du libre marché, et à présent par l’incompétence.

Et que pensent les contribuables du fait qu’ils payent des millions de rands pour casser un système de travail dont l’installation et le fonctionnement ne leur avaient rien coûté ? Pour le moins a-t-il fallu qu’une commission d’enquête révèle le fond de la supercherie.

De puissants arguments peuvent être produits pour rétablir des mesures protectrices pour notre secteur agricole assiégé. Nous avons besoin de soutenir des marchés qui travaillent au meilleur de notre intérêt national. Ce faisant, nous devons contrôler avec attention chaque intervention de l’Etat, de sorte que la sécurité et la souveraineté alimentaires soient prioritaires et que les fermiers émergents soient significativement soutenus.

L’adaptation de notre secteur agricole est primordiale non seulement pour nous nourrir, mais également pour notre croissance future, pour l’emploi et la prospérité. Une nation qui ne peut pas se nourrir d’elle même ne saurait prospérer.