Les États faillis (Somalie, Afghanistan, Haïti, Guinée-Bissau, République démocratique du Congo, etc.) sont devenus une réalité bien ancrée dans le paysage international et leur liste ne cesse de s’étendre avec de nouveaux effondrements contemporains (Libye, Centrafrique, Yémen et, demain, certains pays du Sahel). Non seulement l’effondrement des premiers pays cités remonte au siècle dernier, mais il dure depuis plusieurs décennies. De ce fait, la faillite de ces États ressemble plus à une période qu’à un événement de leur histoire. Compte tenu des sommes importantes investies dans leur reconstruction avec des contrôles insuffisants, il convient de s’interroger sur le « succès de leur faillite ».
Qu’est-ce qu’un État failli ?
À cette question posée naïvement lors de mon arrivée au Congo au début de ce siècle, un collègue expérimenté m’avait répondu : « Marche dans la rue, et tu comprendras vite ce que c’est. » En effet, il suffit de marcher dans la rue (quand il y en a encore !) pour comprendre qu’un État failli est un État incapable de garantir la sécurité de ses citoyens, dont les institutions sont structurellement dysfonctionnelles, les infrastructures publiques sont en ruines, le budget national est ridicule et l’économie est presque complètement informalisée.
Pauvreté massive, insécurité et impunité totale sont les marqueurs de l’État failli. Depuis les années 1990, les acteurs internationaux ont formalisé une thérapie à base de perfusion budgétaire, d’aide humanitaire, de Casques bleus et d’élections. Mais ce kit de la reconstruction est loin de remédier à la faillite de l’État. Les raisons de cet échec sont multiples et l’une d’elles est l’ignorance de deux réalités fondamentales.
L’État est dans le coma, il n’est pas mort
Le fait que l’État n’assume plus ses responsabilités de base n’est pas synonyme de disparition. Un squelette d’administration survit à l’effondrement. Des fonctionnaires continuent d’aller au bureau, des jeunes continuent de vouloir devenir les agents d’un État déliquescent et des recrutements continuent – le plus souvent illégalement.
Ce paradoxe s’explique par la stratégie de survie des fonctionnaires. Peu ou pas payés, ils privatisent leur fonction et taxent lourdement et arbitrairement la population et les quelques acteurs du secteur formel (ONG internationales et entreprises). Ils utilisent encore leur position dans l’ancien système étatique sans être en mesure de procurer les services publics qu’il fournissait, comme l’eau potable et l’électricité. Dans l’environnement de l’État failli, les relations entre le gouvernement, les fonctionnaires et la population sont l’inverse de ce qu’elles étaient. Alors qu’elle était avant centralisée au niveau gouvernemental, la corruption est généralisée et institutionnalisée dans l’administration ; une importante parafiscalité illégale pèse sur une population appauvrie ; et les fonctionnaires s’autonomisent par rapport à un gouvernement qui les paie mal, irrégulièrement ou pas du tout et n’a plus guère d’autorité sur eux.
Plusieurs conséquences découlent de cette situation. La notion de service public est vidée de son sens : aucun service fourni par l’administration n’est gratuit, celle-ci se comportant comme un prestataire privé. Les fonctionnaires, qui faisaient autrefois partie de l’élite du pays, sont à la fois déconsidérés et enviés. De plus, les administrations les plus résilientes dans les États faillis sont les administrations financières, et plus particulièrement les douanes. Comme cette administration génère souvent l’essentiel de la fiscalité de l’État failli, elle reste fonctionnelle, opaque et résistante à toutes les tentatives de réforme.
L’invention d’un secteur social de substitution
L’État failli qui n’assume plus ses responsabilités régaliennes, sociales et économiques donne inévitablement naissance à des substituts. Bien qu’elles s’en défendent au nom de la souveraineté et l’appropriation nationales, les institutions internationales prennent en mains de facto certaines fonctions étatiques : l’ONU confie la sécurité publique aux Casques bleus avec leur habituel mandat de protection de la population, la santé est co-gérée par l’OMS et les bailleurs, etc. Mais ce sont surtout les acteurs de la société (les églises, le secteur privé, les associations, etc.) qui répondent en premier à la disparition des services publics de base (sécurité, eau, santé, éducation, électricité).
En République démocratique du Congo, où la faillite de l’État dure depuis trois décennies, un important secteur social de substitution s’est construit de manière ad hoc. Autrefois assurée par l’État, l’éducation est maintenant essentiellement l’affaire d’acteurs non étatiques, au premier rang desquelles des organisations religieuses. La privatisation a été introduite par le bas – avec les maîtres-parents dans les écoles publiques – et par le haut – avec la délégation d’écoles publiques aux congrégations religieuses qui sont appelées des écoles publiques confessionnelles (c’est-à-dire dirigées par des églises et reconnues par l’État). L’enseignement universitaire a également fait l’objet d’une double privatisation : faute de dotations d’État, les universités publiques se sont tournées vers des financements privés et les universités privées, souvent d’inspiration religieuse, se multiplient pour absorber la forte croissance de la population étudiante.
Les acteurs de l’économie informelle inventent aussi leurs propres mécanismes de financement avec les célèbres tontines. Elles permettent à leurs membres de faire face financièrement aux coups durs (maladie) et de financer un petit commerce de survie. Elles sont en même temps la sécurité sociale et la banque des pauvres. Le succès des églises de réveil tient en grande partie à ce qu’elles ont intégré ce système de solidarité financière dans un cadre confessionnel.
Loin du cliché culturaliste sur le « dynamisme de la société civile », la multiplication des réseaux de solidarité communautaire, des structures confessionnelles et des associations en tous genres est la réponse pragmatique à la faillite de l’État. La population n’a d’autre choix que d’inventer de nouvelles formes de solidarité, d’échange et d’interdépendance pour tenter de se procurer les services publics de base dont elle est privée. Ce faisant, elle construit progressivement un secteur social de substitution qui n’est pas exempt de problèmes (manque de compétences et de financement, fragmentation, désorganisation, etc.) mais qui a l’avantage de répondre à des besoins locaux et immédiats. Avec le temps, les acteurs non étatiques de ce secteur acquièrent une légitimité et un prestige auprès de la population qui apprécie les services qu’ils rendent en lieu et place de l’État.
L’échec du « state building » international
Face à un État failli, les donateurs internationaux répondent par le « state building ». L’essentiel de l’aide internationale est orienté vers l’administration (construction et équipement de bureaux, aide budgétaire pour payer les salaires des fonctionnaires, etc.) et seule une maigre portion est attribuée à la société civile. Ainsi, au lieu de s’interroger d’abord sur la façon dont la population se soigne, s’éduque, s’approvisionne en eau potable, etc., et d’identifier les acteurs non étatiques qui contribuent à ces services de base, les donateurs font des diagnostics des administrations qui ne fournissent plus ces services dans le but de les rendre de nouveau opérationnelles.
Cette approche est un échec 9 fois sur 10. D’une part, elle ignore que le corps social n’est pas resté passif face à l’effondrement de l’État et a inventé ses propres solutions à la crise. Pour imparfaites qu’elles soient, ces solutions fonctionnent. Elles génèrent aussi des effets de légitimité et des intérêts qui peuvent parfois aller à l’encontre de la politique de reconstruction des administrations, la population ayant plus confiance dans des églises ou des associations que dans l’État. D’autre part, l’État failli étant moribond mais pas mort, il résiste encore aux initiatives de transformation. Il survit parce qu’il est toujours le réceptacle des intérêts de l’élite politico-administrative même si celle-ci a failli et conduit le pays à la ruine. Si elle acquiesce aux réformes de gouvernance publique promues par les bailleurs, elle s’efforce de les saborder en silence car elles remettent en cause sa stratégie de survie.
Après la période des déclarations d’intention bienveillantes, l’agenda des réformes est bloqué à tous les niveaux – aussi bien par le haut (le gouvernement) que par le bas (les fonctionnaires). Ils font cause commune pour que les bailleurs se préoccupent plus de leurs salaires et de la reconstruction de leurs bureaux que de leurs performances et de la réforme de leurs pratiques. La transformation de l’État failli en État fournisseur de services se heurte à des logiques de prédation que les bailleurs tolèrent tout en sachant qu’elles réduisent leurs investissements et efforts à néant.
S’ils veulent vraiment reconstruire quelque chose dans les États faillis, les donateurs doivent réexaminer le paradigme stérile du « state building » (qui ne saurait se limiter à un simple mécano institutionnel) et confronter leurs idées préconçues à la réalité sociologique. Pour ce faire, voici quelques questions simples qui définissent un agenda de recherches utiles à leur stratégie de reconstruction :
- Quelle est la légitimité de l’administration et de ses incarnations multiples aux yeux de la population ? A-t-elle des ressources pour se réinventer, à quel horizon temporel et à quel coût ?
- Quels sont les intérêts qui assurent sa survie et quelles sont ces structures de pouvoir ?
- Quels sont les services de base qui existent encore ? Qui sont leurs pourvoyeurs ? Quels sont leurs intérêts ?
- Quelles sont les structures de pouvoir du secteur social de substitution, comment fonctionne-t-il et quelles sont ses interactions avec l’État résiduel ?
On ne peut que regretter qu’à part quelques exceptions notables (les travaux de Theodore Trefon sur la RDC et ceux d’Avocats sans Frontières sur la justice informelle en Centrafrique) le secteur social de substitution n’ait pas suscité autant de recherches que l’économie informelle. Il s’agit pourtant là d’un domaine qui joue un rôle clé dans la survie des populations des États faillis et permet de comprendre comment les sociétés s’adaptent à la déliquescence de l’État.