Depuis la mort d’Alexeï Navalny le 16 février 2024, on a lu dans les médias et sur les réseaux sociaux beaucoup de commentaires sur sa décision de retourner en Russie après son empoisonnement et sa convalescence en Allemagne. Quand on lui posait la question de son choix, il répondait : « C’est notre pays, nous n’en avons pas d’autre ». Son courage ou son sacrifice, c’est selon, ont fait couler beaucoup d’encre. Lui, assurait ne pas regretter. À l’annonce de son décès, tous les dirigeants occidentaux se sont fendus d’un discours nommant le responsable et réclamant une enquête. Navalny est rentré en Russie, il en est mort, son combat persiste et les médias continuent de le faire exister.
Mais ceux qui ont pris le chemin du retour, quand il mène à la Syrie, restent dans l’oubli.
Qui se souvient de Mazen Al-Hamada, de son retour et de sa disparition dès son arrivée à l’aéroport de Damas, dans un silence assourdissant ? Qui a applaudi et pleuré le courage de Bassel Shehadeh ? Qui s’est indigné du retour de Rifaat Al-Assad ? Qui s’est ému, après le tremblement de terre, que le poste frontière de Bab Al-Hawa s’ouvre pour laisser passer des sacs mortuaires avant l’aide humanitaire ? Qui s’inquiète du sort des Syriennes et des Syriens qui rentrent aujourd’hui dans leur pays ?
Triple échec
Bassel Shehadeh s’est engagé dès le début dans la révolution. Réalisateur prometteur, il obtient en août 2011 une bourse pour aller étudier le cinéma aux États-Unis. De retour en Syrie pour Noël, il décide de ne pas repartir. Il gagne alors Homs, où il forme les militants de la ville aux techniques audio-visuelles et continue de documenter les manifestations, les sièges, la résistance. Il incarne alors, avec tant d’autres, la détermination et la créativité de la jeunesse syrienne. Il est tué le 28 mai 2012, dans un bombardement des forces du régime. Il avait 28 ans. Son retour, son engagement, sa mort n’ont pas fait la une d’un seul média occidental. [1]
Mazen Al-Hamada a passé près de trois années dans les prisons syriennes. Exilé en 2014, il a témoigné dans le monde entier de la torture qu’il y a subie. Malade, hanté par les supplices, il incarnait dans toutes les auditions et les interviews l’espoir que son témoignage changerait quelque chose, la peur de ne pas être entendu, la violence du cri étouffé. Face au peu d’échos que suscitent ses témoignages et à l’inaction des institutions internationales, il enrage, s’isole. Précaire, épuisé, aigri, amer, il prend l’avion le 22 février 2020 pour retourner à Damas, où il disparaît dès son arrivée à l’aéroport. Ce retour, soudain et inexpliqué, est parfois mis sur le compte de ses troubles psychiques. [2]
Ces deux histoires de retour en Syrie sont emblématiques d’un triple échec : médiatique, politique et judiciaire. Elles incarnent le silence et l’inaction occidentale qui accompagnent les exactions du régime syrien, l’oubli, l’abandon ou la mise en danger de celles et ceux qui témoignent, la complaisance envers les dirigeants (lire l’encadré).
En Syrie comme à Gaza, les victimes meurent deux fois. Les bourreaux, eux, font de vieux os.
Un échec humanitaire
Celles et ceux qui retournent en Syrie y sont rarement accueillis en héros. Ils et elles ont fui la guerre, vers la Turquie ou le Liban principalement. lls et elles font le choix de rentrer, parce qu’ils y sont précaires et qu’ils y subissent les violences des autorités et des civils. Parce que, comme la Russie de Navalny, la Syrie est leur seul pays. [3] Ces returnees (« rapatriés »), du nom anglais par lequel l’organisation des Nations unies (ONU) les désigne, se réinstallent, suivant leurs trajectoires, dans des zones contrôlées par le régime ou par d’autres autorités locales. Beaucoup disparaissent. En 2019, un rapport de l’ONG Syrian Network for Human Rights (SNHR) fait état d’au moins 638 réfugiés disparus après leur retour. Quinze sont morts sous la torture. [4]
En 2021, Amnesty International publie un rapport qui documente les viols et les disparitions forcées dont sont victimes les personnes rentrant au pays. Son titre est évocateur : « Tu vas au-devant de la mort ». [5] Suspectées d’en être parties car hostiles au régime, elles sont dès lors exposées au désir de vengeance de ses agents.
La plupart de celles et ceux qui rentrent prennent pourtant cette décision en pensant qu’elle ne représente pas un danger, que le retour, au vu de leur profil, n’est pas risqué.
La réconciliation, une humiliation
Depuis 2016, l’agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dénombre 388 679 returnees malgré des conditions économiques, sécuritaires et humanitaires catastrophiques. Le plus souvent, ils partent de la Turquie ou du Liban où ils n’ont pas de statut et sont les bouc-émissaires de politiques et de populations de plus en plus hostiles. Début février 2024, le Haut-Commissariat des droits de l’homme (HCDH) publie un rapport préoccupant sur les menaces auxquelles sont exposés ces Syriens. [6]
Ceux et celles qui veulent rentrer par la voie officielle afin d’éviter les risques de représailles doivent se soumettre au processus de « réconciliation ». Ce dispositif opaque et humiliant a été mis en place de manière non officielle par le régime, les demandeurs devant verser de l’argent à un intermédiaire de l’État afin de s’assurer qu’ils ne seront pas inquiétés par les services de renseignement. Ce processus n’a pas de cadre légal et les décisions sont arbitraires.
En rentrant, la plupart trouvent leurs biens détruits ou confisqués, et certains doivent désormais s’acquitter d’un loyer auprès des autorités locales pour vivre dans leurs propres maisons.
Sans papiers d’identité
La grande majorité ne dispose pas de papiers d’identité. De gré ou de force, ces Syriens ont souvent dû les abandonner en quittant le pays ou en y revenant. Ceux qui s’installent dans des zones non contrôlées par le régime obtiennent des documents édités par les autorités locales, qui n’ont aucune valeur en dehors du pays et qui les exposent à chaque vérification des forces progouvernementales. Inversement, le fait d’être en possession de documents délivrés par le régime peut entraîner des problèmes similaires dans les zones hors du contrôle gouvernemental.
En plus de constater la confiscation de leurs biens, de retrouver leur logement détruit ou occupé, de n’avoir pas accès à un état-civil, de ne pas pouvoir travailler, d’avoir peur de scolariser leurs enfants car ils redoutent un enlèvement sur le chemin de l’école, ceux qui retournent craignent en permanence une arrestation arbitraire, un interrogatoire, une disparition forcée. Ayant vécu à l’étranger, ils sont aisément soupçonnés d’être des militants anti régime ou d’avoir adopté le positionnement politique de leur ex pays d’accueil. Leurs relations sont davantage surveillées, leurs propos davantage contrôlés. Ils sont isolés. Ceux qui avaient fui pour raisons politiques se réinstallent dans des zones sous contrôle non gouvernemental, où ils subissent aussi harcèlements, extorsions et menaces de la part des groupes armés locaux.
Nombreux sont ceux qui décident de repartir. Peu le peuvent. La majorité n’a pas d’autre choix que de rester.
Les femmes, première ligne et double peine
Les femmes sont les premières à subir les affres du retour. Selon le rapport du HCDH, nombre d’entre elles sont contraintes par leur famille de rentrer avant tout le monde, en éclaireuses et contre leur gré, ou pour s’occuper d’un parent malade. Si elles ne sont effectivement pas concernées par les menaces liées au service militaire, elles sont néanmoins plus vulnérables, surtout quand elles rentrent seules. Violées, harcelées, intimidées, menacées, elles trouvent aussi moins facilement de moyens de subsistance, surtout quand leurs enfants les accompagnent. En l’absence du père, elles sont parfois obligées de les déclarer au nom de leurs parents ou de leur beau-père pour leur obtenir un état civil. Les viols et les sévices sexuels qu’elles subissent lors des arrestations et des interrogatoires les condamnent socialement. Les femmes qui rentrent sont, elles aussi, des héroïnes ordinaires dont ce monde fait des fantômes.
Rentrer n’est pas toujours affaire de courage, d’engagement ou de sacrifice. Alors que la normalisation du régime syrien avec un certain nombre de pays de la région fait craindre une hausse de ces retours, le rapport du HCDH se conclut par des « recommandations » au gouvernement de Bachar Al-Assad, l’enjoignant d’assurer sécurité et dignité aux returnees. Depuis 2015, les Syriens attendent des condamnations et la mise en œuvre de la résolution 2254 de l’ONU qui exhorte le pouvoir de cesser ses attaques contre les civils. Le HCDH se contente désormais de préconiser le respect du droit humanitaire international et des enquêtes indépendantes sur les violations des droits humains commises sur son territoire. Ou comment tuer, encore une fois, la mémoire de Mazen Al-Hamada, de Bassel Shehadeh et de toutes celles et ceux qui sont morts d’être rentrés.
Complicités françaises
Si Mazen Al-Hamada est rentré en Syrie en raison de ses désillusions sur la justice internationale, c’est pour échapper aux poursuites judiciaires que Rifaat Al-Assad a, lui, fui Paris pour Damas. Le retour symbolique d’une justice en échec face à l’enfer syrien.
Ancien vice-président syrien, Rifaat Al-Assad était responsable de l’armée lors des massacres de Hama en 1982. Depuis 1984, il coulait des jours tranquilles en exil en France où il a été décoré de la légion d’honneur par feu le président François Mitterrand pour « services rendus ». Il est finalement condamné par la justice française, en 2020, à quatre ans de prison pour blanchiment d’argent et détournement de fonds publics. Ses biens sont confisqués. Puis il est poursuivi par la justice suisse pour crimes contre l’humanité. Mais, en octobre 2021, le bourreau Rifaat Al-Assad rentre en Syrie depuis Paris : il était pourtant sous contrôle judiciaire. Son retour met en péril celles et ceux qui ont témoigné contre lui dans ces affaires. Il illustre l’échec politique et judiciaire vis-à-vis victimes civiles syriennes et, à tout le moins, une certaine complicité française envers les tortionnaires.