Réflexions sur les perspectives des mouvements sociaux en Grèce et en Europe

, par SKOUMBI Vicky

Les élections du 17 juin en Grèce ont été suivies par une phase d’attente, un temps d’arrêt pendant lequel les divers acteurs des mouvements ont en quelque sorte suspendu leur mobilisation, le temps d’intégrer les nouvelles données. Cette période qui vient de finir a été marquée par une relative déception à la hauteur de l’espoir qu’a représenté la montée de Syriza, une déception qui relèverait plutôt du sentiment d’une occasion manquée. Les grandes mobilisations de deux années précédentes avec 17 jours de grève générale et plusieurs grandes manifestations, malgré une répression de plus en plus féroce, se sont mises en sourdine depuis le 12 février, ce qui pourrait en partie s’expliquer par une longue période électorale, les élections anticipées ayant été arrachées de haute lutte à un pouvoir complètement délégitimé.

Actuellement on constate une relative reprise du mouvement syndicale avec la grève générale du 26 septembre, assez suivie dans la fonction publique et les transports, et une nouvelle journée de mobilisation prévue pour le 18 octobre. Notons que la Confédération Générale de Travailleurs Grecs (privé) et l’ADEDY (la Confédération Nationale du secteur public) ont été obligées de lancer un appel à la grève sous la pression des centaines de syndicalistes de base.
Le mouvement de désobéissance civile « Je ne paie pas », très actif il y a encore un an, est pratiquement sur le point de disparaître, laminé par ses divisions internes et les ambitions électoralistes d’une partie de ses leaders.

Un mouvement antifasciste commence à émerger dans des quartiers et les écoles où des comités et des assemblées se mettent en place mais, dans l’ensemble, il s’agit plutôt d’organiser des actions défensives en réaction à telle ou telle attaque criminelle de néonazis. Pour l’instant, il n’existe que très peu de réseaux qui prennent le devant en occupant l’espace public afin que l’Aube Dorée [1] ne puisse pas se l’approprier.

D’ailleurs la stratégie de ce mouvement reste dans le flou d’une certaine indétermination, oscillant entre le choix de comités d’autodéfense et de ripostes coup sur coup d’une part, et les mobilisations massives qui éviteraient – à tout prix ?- la violence d’autre part [2]

Le seul parti qui gagne vraiment du terrain est l’Aube Dorée avec plus que 12% dans les intentions de vote. Plusieurs facteurs y contribuent. Tout d’abord le sentiment d’impuissance face à l’offensive néolibérale menée par des centres de pouvoir qui -à l’exception des institutions européens- restent sans nom et sans visages (les marchés, la finance, les banquiers etc.). Le fait que les mobilisations massives n’ont pas aboutit à un recul sensible de l’offensive néolibérale joue un rôle important ; car, même si celles-ci ont réussi à détrôner Papandréou et imposé un recours aux urnes, ceci n’a pas été reçu comme une victoire. Qui plus est, si les élections sont confisquées par la campagne d’intimidation du peuple grec et de diabolisation de Syriza, alors, aux yeux de certains précaires et exclus, il ne reste que le recours à la force brute de l’Aube Dorée qui se présente comme une force punitive anti-systémique. La rupture du contrat tacite entre les représentants et les citoyens, même si celui-ci se trouvait réduit à une relation clientéliste d’une part et la séquestration systématique de la souveraineté populaire par des élus qui s’appliquent à mettre en place des mesures au contrepied du mandat qu’ils ont reçu d’autre part, jette un discrédit sur l’ensemble du système politique traditionnel et délégitime même la procédure électorale.

Pour les catégories de la population les plus déroutées et les plus atteintes par les mesures d’austérité draconienne, il ne reste qu’à trouver un visage aux forces obscures qui détruisent leur vie en la figure de l’ « ennemi intérieur » que sont censés incarnés les étrangers. Bref, l’Aube Dorée est sur le point de devenir un vrai mouvement nazi à fort ancrage populaire et, pour arriver à ses fins, elle organise des distributions de produits alimentaires, par des Grecs et pour des Grecs, et met en place des réseaux de « protection » et de services dans de quartiers dégradés d’Athènes. D’ailleurs elle dispose d’importantes ressources financières – 20% des entrepreneurs ont voté Aube Dorée tandis que le score dans l’ensemble de la population était de 7%- et paie en biens ou en espèces les services de gros bras qui se chargent de ses expéditions criminelles. Un rôle crucial à sa montée a été joué par l’imbrication très profonde avec les mécanismes étatiques de la justice et de la police qui ne se limitent pas à offrir une impunité sans faille aux activités criminelles de l’Aube Dorée mais agissent de concert avec elle. Les rafles effectuées par la police grecque dans le cadre de l’opération « Xenios Zeus » (Zeus l’hospitalier !) pendant lesquelles toute personne coupable du « délit de faciès » est interpellée et renvoyée à des camps de rétention si il n’a pas des papiers, légitiment les faits et gestes de l’Aube Dorée, dont le discours raciste est d’ailleurs systématiquement repris dans une version à peine plus modérée par les partis au pouvoir.

En face, il y a un foisonnement d’initiatives de solidarité sociale : diverses formes d’économies alternatives, des réseaux d’échanges non-marchandes, de banques du temps, des réseaux de distribution directe de produis agricoles sans intermédiaires, des centres de consultations autogérés où sont accueillis des malades n’ayant pas de couverture sociale, qu’ils soient grecs ou immigrés, des banques alimentaires etc. Syriza met au cœur de ses priorités le renforcement de ces diverses initiatives de solidarité sociale et la mise en place d’une plateforme qui permettrait l’échange d’expériences et la coordination entre elles. Le but serait de créer, sous le mot d’ordre Personne seul dans la crise, un « bouclier social » qui mettrait à l’abri les plus vulnérables.

Ces initiatives ne font pas que protéger seulement les plus exposés mais elles reconstituent aussi le tissu social en train de se dissoudre sous l’effet de la politique néolibérale. Réinventer le collectif et l’être-ensemble, voilà le véritable enjeu. Dans le triplet de Syriza auto-organisation, résistance, solidarité, le mot clef est celui de l’auto-organisation. Car les bénéficiaires de ces réseaux ne seront pas juste des "usagers" d’un service qui viendrait tant bien que mal remplacer l’État défaillant, mais des vrais acteurs qui se mobilisent et s’organisent pour prendre en main leur propre destin. Le mode opératoire pourrait être le suivant : une fois le contact établi et la personne sortie de la situation d’urgence, elle est invitée de s’activer avec ses compétences et ses savoirs au sein du réseau. On pourrait donc parler d’une prise en charge collective de soi où ceux qui sont dans l’œil du cyclone de la crise inversent la tendance et, des victimes qui subissent, deviennent les promoteurs en acte d’une autre société. Il s’agit d’un enjeu qui dépasse la simple défense des plus fragiles car ces pratiques solidaires et autogérées sont les ébauches d’une autre société plus juste ; elles instaurent au cœur du présent des foyers, certes circonscrites et fragiles, de l’émancipation que nous appelons de nos vœux. Ainsi la pratique active du partage et la redéfinition du commun permet d’installer des îlots d’utopie au cœur de la société. Syriza se doit de devenir le vecteur d’un pragmatisme utopique au contrepied du pragmatisme "réaliste" et terre à terre qui érige l’État de choses existant en loi universelle et incontournable.

Cependant il faudrait reconnaître que cette conception ne fait pas l’unanimité au sein de la gauche grecque : on y rencontre assez souvent un certain mépris de ces initiatives, considérées comme une version "gauche" de la philanthropie. Pour les tenants de la logique du pire, elles ne seraient qu’une forme de charité qui pourrait rendre la situation actuelle un peu plus supportable et donc retarder la révolution ! Ce qui est complètement occulté par ce point de vue est le constat que la misère et la paupérisation extrême d’une grande partie de la population fait le lit de l’Aube Dorée laquelle est le seul parti à tirer profit du sentiment de ne plus avoir d’avenir et du désespoir qui en résulte.

Je ne saurais finir ce papier sans mentionner que les dernières semaines, on constate une telle escalade de la répression qu’on ne saurait plus parler en Grèce d’un régime parlementaire. La torture commence à être ouvertement pratiquée au quartier général de la police grecque à Athènes où des militants antifascistes ont été mal traités dans des conditions dignes d’ Abu Ghraib [3]. L’Aube Dorée fait la loi dans des quartiers dégradées d’Athènes et elle empêche, en étroite collaboration avec la police et les intégristes chrétiens, la représentation d’une pièce de théâtre considérée « blasphématoire » [4]. La criminalisation des mobilisations va bon train avec des syndicalistes violemment interpellés par la police et poursuivis par la justice pour leur actions syndicales, alors que la police conseille aux riverains qui se plaignent pour de troubles du voisinage, si il s’agit d’étrangers, de s’adresser à l’Aube dorée qui saurait les faire taire. En même temps les persécutions, les agressions et même les meurtres d’étrangers par l’Aube dorée de concert avec la police grecque n’arrêtent pas de défrayer la chronique sans que la moindre poursuite contre les auteurs ne soit engagée. L’inventaire des horreurs qui ne saurait être complet sans s’étaler sur des pages et de pages, je me contenterais donc juste d’ajouter qu’il est grand temps de reconnaître qu’en Grèce, sous l’incitation de la Troïka et de choix politique de l’Union Européenne, est déjà installé un état d’exception permanent. A la confiscation de la souveraineté budgétaire et à la séquestration de la souveraineté populaire s’ajoute aujourd’hui la suspension systématique des droits et les libertés démocratiques. Car on ne saurait infliger à un peuple des mesures qui le mène tout droit à un suicide collectif sans un corset sécuritaire et répressif qui abolit tout simplement la démocratie. Une question s’impose alors : la marge de libertés et de droits que comporte cette forme si appauvrie de la démocratie qu’est la démocratie parlementaire, reste-t-elle compatible avec le capitalisme néolibéral ? La réponse saute aux yeux.

Aujourd’hui plus que jamais se fait ressentir la nécessité impérieuse de construire un mouvement social européen qui ne se limiterait pas à des manifestations de solidarité mais lancerait des actions et de mobilisations coordonnés et synchronisées partout en Europe regroupant les luttes des peuples contre l’offensive néolibérale. Un premier pas dans cette direction est la grève générale à la fois au Portugal et en Espagne le 14 novembre à laquelle pourrait se joindre la Grèce et qui sait, la France aussi malgré les réticences de grandes confédérations syndicales. Vivement donc la grève générale européenne, ne serait-ce que celle de pays du Sud plus la France ! Il y a va de la défense d’une vie digne de ce nom, il y va de l’avenir même de la démocratie. A mon avis, la meilleure réponse à la montée du fascisme et du néonazisme ainsi qu’aux dangers pour la démocratie que représente le projet néolibéral serait la construction d’une perspective européenne de luttes.