« Réduire l’écoféminisme à des trucs de meuf version écolo, c’est dévoyer une pensée profondément radicale »

, par Basta ! , BINCTIN Barnabé

Qu’est-ce que l’écoféminisme ? Tout à la fois un corpus théorique, des pratiques en lutte et une grille de déconstruction du monde. Un mouvement pluriel auquel Jeanne Burgart Goutal a consacré une monographie passionnante. Entretien.

Basta ! : L’écoféminisme connaît un regain d’intérêt et de notoriété depuis quelques années, mais cela reste un mouvement politique assez méconnu, notamment en France, et ce malgré une histoire longue de plus de 40 ans. Qu’est-ce qui vous a donné envie de plonger en profondeur dans l’étude de ce courant de pensée ?

Jeanne Burgart Goutal [1] : L’écoféminisme ouvre de très nombreuses pistes de réflexion, par les thèmes dont il traite et par les questions qu’il amène à se poser. Ce n’est pas seulement un concept théorique, c’est aussi un mouvement social et militant, avec une histoire longue et complexe, qui s’est illustré dans des luttes et des mobilisations concrètes dans différent pays, autour d’enjeux variés : le nucléaire civil ou militaire, l’extractivisme minier, la déforestation, des scandales sanitaires, la pollution de quartiers défavorisés… L’écoféminisme est un objet passionnant parce qu’il se caractérise par une grande pluralité, et des approches très différentes selon les lieux et les époques. Un des enjeux, c’est donc de ne pas réduire l’écoféminisme à un courant unifié. Il faut plutôt le voir comme une nébuleuse aux contours flous et mouvants, que j’ai essayé de penser comme une arborescence. Il y a des branches essentialistes et d’autres constructivistes, des branches athées et d’autres plus spirituelles – et parmi elles, des sous-branches chrétiennes, musulmanes ou néopaïennes.

Cette diversité est parfaitement assumée, les écoféministes la valorisent même comme un véritable argument rhétorique. C’est une façon de dire : « On ne veut pas reproduire ce schéma de la pensée unique, cette vision monolithique qui est le signe du patriarcat ». Le dénominateur commun à tous ces courants, c’est la conviction qu’il y a des liens étroits entre la domination des femmes et la domination de la nature. Les écoféministes ne se contentent pas de juxtaposer ou d’additionner écologie et féminisme, elles cherchent à les articuler ensemble. C’est leur thèse fondamentale : le patriarcat et le capitalisme écocide ne sont pas deux phénomènes distincts, qui existeraient malencontreusement et simultanément, au contraire, ce sont les deux faces d’une seule et même médaille. Elles parlent alors de « matrice d’oppression », ou parfois aussi de « patriarcapitalisme » – en un seul mot, pour bien montrer que cela fait système. L’écoféminisme vise à démontrer qu’il y a intérêt à penser ensemble ces différentes formes d’exploitation parce qu’elles seraient intrinsèquement liées. C’est ce qui en fait une pensée politique aussi féconde.

C’est aussi ce qui explique que l’écoféminisme ne se résume pas simplement à des problématiques relatives aux inégalités de genre et à la crise écologique ?
De fait, l’essor de l’écoféminisme s’est joué à la croisée de nombreuses luttes. Il prend racine plus précisément dans la lutte antinucléaire, à la suite de l’accident de Three Mile Island (1979), aux États-Unis, à un moment où ce pays connaît un vrai bouillonnement contestataire, avec les manifestations pacifistes contre la guerre du Vietnam et le mouvement pour les droits civiques. C’est aussi la période du « flower power », avec les premières prises de conscience environnementale et le mouvement de renaissance amérindienne. C’est un terreau propice à l’émergence de l’écoféminisme, qui va tenter de faire converger tous ces combats en un seul et même mouvement. Il ne s’agit pas seulement de penser ensemble exploitation de la nature et oppression des femmes, mais bien d’élargir l’analyse à tous les systèmes de domination tout en clarifiant leurs connexions entre eux, qu’ils relèvent des classes sociales, de l’esclavagisme, des orientations sexuelles ou du handicap. L’écoféminisme est une pensée de l’intersectionnalité.

Quand Françoise d’Eaubonne – à qui on attribue la création du terme « écoféminisme » – écrit Le féminisme ou la mort, en 1974, c’est précisément pour appeler le féminisme à prendre position sur les grands enjeux politiques contemporains. Selon elle, le féminisme ne peut plus simplement être un combat mené par les femmes pour les femmes autour de questions comme l’égalité salariale. Il doit muter pour devenir une vraie pensée universelle, un nouvel humanisme. À cet égard, que l’écoféminisme ait ainsi fleuri sur la question nucléaire n’est pas anodin, cela rejoint l’idée de Françoise d’Eaubonne : avec l’atome, il se joue quelque chose qui touche directement à la vie et à la mort, et qui est ainsi dénoncé, de façon hyperbolique, comme un symptôme d’un système particulièrement violent. L’enjeu consiste alors à saisir la racine du mal, et ainsi « redéfinir le féminisme comme un mouvement destiné à abolir toutes les formes d’oppression », selon l’expression de Greta Gaard [philosophe écoféministe états-unienne]. Avec, pour certaines écoféministes, cette idée sous-jacente que la domination masculine est un peu la matrice, la clé de voûte qui ajointe toutes les autres formes d’oppression, une sorte de modèle d’un rapport de domination général.

C’est une approche avec laquelle vous vous tenez pourtant à une certaine distance : tout au long de votre enquête, vous formulez plusieurs doutes concernant ces formulations. Pourquoi ?
Parce que, d’un point de vue rigoureusement philosophique ou historique, ce n’est pas forcément vrai ! Le capitalisme et le patriarcat ne vont pas automatiquement dans le même sens, il y a différentes formes de domination qui peuvent jouer l’une contre l’autre. Il y a des formes d’émancipation des femmes qui ont pu se faire sur le dos de la nature, sur le dos de femmes ou d’hommes de classe sociale plus défavorisée, ou sur le dos d’ouvriers ou d’ouvrières dans d’autres pays du monde. Exemple : lorsque l’on a permis aux femmes de passer moins de temps à la cuisine ou aux tâches ménagères, cela a souvent fait le jeu des industries agroalimentaires, avec la nourriture transformée, textiles, avec le prêt-à-porter… Il y a comme un jeu de dupes : la solution technique a permis d’éviter la solution sociale, avec une répartition plus égale des tâches entre hommes et femmes. Même exemple avec la pilule contraceptive, dans le cadre du contrôle de la reproduction : on a fait croire que le système technologique et industriel était la voie de l’émancipation féminine.
Affirmer en bloc la thèse que « c’est un seul et même système de domination », c’est une simplification difficilement tenable, théoriquement. Mais tout mon cheminement de réflexion a justement consisté à dépasser cette réserve liée à ma posture de philosophe : appliquer une grille de lecture trop conceptuelle, avec des critères de scientificité, à des manifestes et des réflexions d’ordre plus politiques ou émotionnels, c’est forcément passer à côté de l’objet et de ses objectifs. Or justement, si la question n’est plus « est-ce parfaitement exact ? » mais plutôt « quel effet ça produit politiquement ? », notamment en termes de prise de conscience, de remise en cause et de mobilisation, alors dans ce cas, l’écoféminisme me paraît être un outil beaucoup plus pertinent !

L’écoféminisme est une « arme de déconstruction massive », écrivez-vous, qui vous permet d’identifier les biais qui façonnent nos édifices de pensée, comme l’anthropocentrisme ou encore le point de vue centré sur l’Occident.
L’écoféminisme pose une question toute simple : que se passe-t-il si on change la focale ? Que se passe-t-il si, au lieu de toujours tout raconter depuis le point de vue de l’homme blanc comme s’il était universel, on parle désormais par le prisme d’une femme kényane, d’un brin d’herbe ou d’une cosmovision amérindienne ? Verdict, ce ne sont pas du tout les mêmes histoires, on ne voit plus la même réalité. Utilisé comme des lunettes critiques, l’écoféminisme devient un outil très puissant pour décortiquer tous les discours qui nous environnent et nous imbibent, on se rend compte de la somme de toutes les représentations sociales qui nous formatent. Prenez la distinction nature-culture, avec son idée sous-jacente de l’Homme « s’arrachant » à la nature : c’est une construction qui traverse tous les pans de notre culture, des grands classiques de littérature jusqu’aux pubs à la télé. Et cela vaut pour tout, des discours les plus insignifiants du quotidien aux paroles les plus scientifiques. En paléoanthropologie par exemple, de plus en plus d’études tendent à remettre en question la primauté de la chasse – par ailleurs injustement considérée comme exclusivement masculine – dans le processus d’hominisation, par rapport à d’autres compétences dévolues aux femmes. C’est tout un socle de connaissances, jugées ancestrales et universelles, qu’il faut ainsi revisiter.

Sur quelles bases l’écoféminisme propose-t-il de reconstruire, ensuite ?
C’est une vraie question. Il faut admettre qu’il y a un certain ébranlement à voir ainsi remis en cause autant d’éléments constitutifs de nos identités, de nos constructions sociales et intellectuelles. Quelles sont les nouvelles pensées qui nous structurent, quelle est la nouvelle esthétique que l’on peut admirer ? Une fois que l’on a constaté que Baudelaire, Rousseau ou Kundera avaient écrit des abominations d’un point de vue écoféministe, par qui les remplace-t-on ? Pour l’heure, je peine à trouver mes nouveaux héros et héroïnes ! Mais l’un des côtés salvateurs de l’écoféminisme, c’est aussi de rappeler que le mental et la rationalité ne sont pas tout. Et qu’il y a toutes ces choses, souvent associées au féminin, bien que j’aie la plus grande réserve sur ces étiquettes « masculin » et « féminin », pour ma part – comme les émotions, la sensibilité, le corps – qui ont tout autant de valeur et qu’il faut cultiver.

À l’école, j’ai surtout appris à travailler mon intellect pour en faire quelque chose qui fonctionne. Mais grâce à l’écoféminisme, j’ai pris conscience que cultiver sa sensibilité, entretenir un rapport juste aux émotions, développer son sens de l’observation ou de l’écoute, se réapproprier son corps et l’usage de ses mains, ce sont des savoirs tout aussi importants et raffinés – le yoga constitue par exemple un champ de découvertes passionnant à cet égard. On peut se moquer des pratiques corporelles, mais elles ont tout de même l’intérêt de traduire des théories séduisantes en rapport concret au monde. Dans l’écoféminisme, il y a cette idée très forte de ne pas rester dans la théorie mais de participer à la transformation de la société et de ses manières de vivre, en redonnant toute la dignité à des dimensions trop souvent dévalorisées.

L’une des figures mises en avant du côté des écoféministes est celle de la « sorcière ». Qu’est-ce qui séduit autant chez elle ?
Il y a d’abord toute une redécouverte de notre propre histoire, qui est fondamentale. Les bûchers de sorcières, c’est une façon de relire la naissance du capitalisme à l’aune de ces campagnes de terreur menées à l’égard des femmes, de montrer que l’avènement de notre système économique et politique actuel puise sa source dans cette violence. À titre personnel, cette relecture a été importante. Or les sorcières véhiculent aussi un imaginaire de puissance, à travers les aptitudes originales qu’on leur prête – la connaissance des plantes, les pouvoirs magiques et les pratiques contraceptives. Elles réenchantent nos modèles de féminités, qu’elles rendent bien plus enthousiasmants que ceux que nous présente la société de consommation. Aujourd’hui, quand on grandit en tant que fille, cela reste très compliqué de savoir à qui et à quoi on peut s’identifier pour construire notre identité. La sorcière remplit en partie ce vide massif.

Les femmes qualifiées de sorcières faisaient aussi peur parce qu’elles étaient jugées trop libres et trop indépendantes. Cela rejoint l’objectif d’autonomie, qui est au cœur de la réflexion écoféministe, incarné par le concept de « reclaim », de réappropriation ?
Il y a en effet l’idée de se réapproprier une gamme de savoir-faire anciens, dévalorisés au fil du temps, et qui pourraient assurer un mode de vie plus autonome, mais aussi plus convivial. Cela commence par les plantes, et comment se soigner soi-même, mais cela touche aujourd’hui à la plupart de nos besoins – produire ses légumes, cuisiner, faire ses habits. C’est un point de départ pour réaliser à quel point nous sommes privés de nos compétences les plus basiques par le système industriel. L’écoféminisme est un logiciel qui percute de plein fouet l’État moderne : ses idéaux politiques s’articulent beaucoup autour de cette image de communautés autogérées et autosuffisantes, avec une division du travail beaucoup moins importante et une capacité d’auto-organisation sans hiérarchie.

Derrière les rituels de sorcière, je pense qu’il y a aussi quelque chose de l’ordre de la fascination pour tout ce qui apparaît un peu plus, disons, ésotérique. Il y a comme un besoin de rêves et de magie face au rationalisme technocratique hyper complexe dans lequel nous sommes. Nous vivons une période très compliquée. Je crois que toute cette quête de sens, autour de la figure de la sorcière mais plus largement des nouvelles spiritualités, du yoga et du qi gong, de la reconnexion avec les rythmes naturels, de l’astrologie, participe d’une aspiration à une forme de réenchantement du monde.

Mais attention, il y a aussi un effet de mode, et le capitalisme est très fort pour récupérer à sa sauce les mouvements qui s’opposent à lui. Il y a forcément un danger à transformer l’écoféminisme en un objet un peu chic, glamour et médiatique, au détriment de sa dimension profondément radicale, altermondialiste et anticapitaliste. J’ai pu le percevoir au cours de différents festivals et événements auxquels j’étais invitée ces derniers mois : l’écoféminisme était alors réduit à des « trucs de meuf » version écolo, on y parlait serviettes hygiéniques, maquillage et fabrication de ses propres cosmétiques, ou poils et épilation, couche lavable ou jetable… On voit bien le dévoiement.

Cet aspect « ésotérique » n’est-il pas ce qui a freiné culturellement le développement de l’écoféminisme en France ?
Vouer des cultes aux déesses ou à Gaïa, célébrer les rythmes naturels, en faisant un lien entre le cycle lunaire et le cycle menstruel : voilà des pratiques spirituelles écoféministes qui heurtent le féminisme à la française tel qu’il s’est construit dans l’héritage de Simone de Beauvoir, avec son approche universaliste et non-différentialiste. Les écoféministes se sont vu reprocher d’essentialiser et de naturaliser [2] les femmes, tout ce que le féminisme français a toujours cherché à combattre en bannissant la notion-même de « féminin ». Les féministes françaises des années 1980 étaient très mal à l’aise face à ce nouveau discours. « On a lutté pour se défaire de l’association des femmes à la nature et à une essence propre, et voilà qu’il faudrait revaloriser malgré tout ces dimensions ?! », disaient-elles en substance. Cela leur apparaissait comme un piège beaucoup trop dangereux. Moi-même, je dois bien admettre que cela m’interroge.

Mais je pense qu’il faut plutôt comprendre l’écoféminisme comme la recherche d’une troisième voie. À partir du moment où l’on admet que l’association des femmes avec l’idée de nature a été un instrument de leur dévalorisation et de leur oppression, que fait-on ? D’un côté, le féminisme « libéral » consiste à nier formellement cette association : les femmes sont culturelles, comme les hommes. C’est le fameux « on ne naît pas femme, on le devient ». De l’autre, le féminisme dit « culturel », moins connu en France mais qui a connu un vrai essor aux États-Unis, consiste au contraire à valider cette association mais en la revalorisant, en en faisant un outil de supériorité . C’est le personnage de Pocahontas, ou les héroïnes d’Avatar, où la figure du Bien s’incarne dans le féminin et dans son harmonie avec la nature. Le point commun à ces deux stratégies, c’est qu’elles ne changent pas le modèle dualiste : dans les deux cas, on continue à opposer nature et culture.

L’écoféminisme cherche donc une troisième voie, qui ne vise pas à briser par principe cette association femme-nature, mais plutôt à redéfinir la nature, et la relation que tous les humains entretiennent avec elle. Une fois universalisé et dégagé de ses connotations aliénantes, le « féminin » devient alors chez beaucoup d’écoféministes le symbole d’une part de chacun de nous à cultiver, celle qui serait la plus en lien avec le care, la sensibilité, l’appartenance au monde naturel, le « soi écologique ». Le chemin est ténu, mais pas impossible. En France, derrière le quasi-monopole de la problématisation féministe acquis par Simone de Beauvoir, il y a déjà eu d’autres voix pour penser un féminisme différentialiste. Je pense à Luce Irigaray (linguiste, philosophe et psychanalyste), qui défend cette idée que le féminisme est enfin l’occasion de penser les choses à partir du « deux », de la différence, en faisant réellement droit à l’altérité, au lieu de toujours vouloir penser les choses à partir de l’unique, du seul ou du même, qui s’inscrit déjà dans une certaine logique de domination.

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Notes

[1Agrégée de philosophie et professeure de yoga, Jeanne Burgart Goutal mène depuis près de dix ans une recherche sur l’écoféminisme, mêlant approche théorique et vécue. Elle est l’auteure de plusieurs textes de référence sur le sujet, notamment dans Féminismes du XXIe siècle (PUR, 2017) et dans le Dictionnaire des féministes (PUF, 2017). Elle a publié en 2020, aux éditions de L’échappée, Être écoféministe. Théories et pratiques.

[2L’essentialisation est l’acte de réduire un individu à une seule essence, un ensemble de propriétés fixes. Dans le cas des femmes, il y aurait ainsi des caractéristiques fondamentales qui définiraient leur existence. La naturalisation, elle, consiste à rapprocher une catégorie sociale de la nature, la considérant ainsi comme plus proche d’un état de nature, voire d’un état sauvage. En l’occurrence, c’est par exemple l’idée de considérer que les femmes seraient plus influencées par leurs hormones que les hommes.

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Être écoféministe. Théories et pratiques, Jeanne Burgart Goutal, L’échappée, 2020.