La recherche est au cœur d’enjeux économiques considérables. Dès lors, s’interroger sur le financement de la recherche et ses évolutions est précieux. Car selon celui qui la finance et selon les critères retenus, ce n’est pas le même monde que l’on prépare pour demain.
Jusqu’à la fin des années 1990, un équilibre semblait instauré entre la science publique, financée par l’Etat, et la science privée, financée par l’industrie. Dans la recherche publique, les laboratoires disposaient de crédits dits « récurrents » : une somme allouée chaque année destinée à payer les salaires et à financer les infrastructures, que les chercheurs pouvaient utiliser selon leurs préoccupations scientifiques. « Ce n’était pas suffisant, explique le chimiste Yves Gimbert, administrateur de la Fondation Sciences Citoyennes, mais cela nous permettait de travailler. Et si l’on avait besoin de plus, on pouvait aller à la recherche d’un partenariat avec un industriel ».
Hérésie du court terme
Aujourd’hui la situation a changé : dans la plupart des pays européens, des agences de pilotage de la recherche publique sont nées. Sous la tutelle des ministères, elles décident des thèmes prioritaires à financer par le biais d’appels d’offres tandis que les crédits récurrents des laboratoires ne cessent de diminuer. Les dossiers d’appel d’offre, auxquels il est devenu difficile d’échapper, demandent un temps considérable aux chercheurs (de un à trois mois), autant de temps qu’ils ne consacrent plus à leurs recherches. Mais ce qui pose problème, c’est d’abord la durée de ces contrats : trois ans. Une hérésie pour beaucoup de scientifiques, qui craignent la mort de la recherche fondamentale. « Pour faire de l’ingénierie, trouver un nouveau procédé, on peut tabler sur trois ans, détaille Yves Gimbert, mais pour faire de réelles découvertes, trouver de nouvelles molécules, bousculer nos anciens modes de pensée, il faut parfois plus de dix ans ». Les gouvernements européens ne cachent pas leur volonté de « dynamiser » la recherche, de la rendre plus efficace et plus utile à l’économie. Pour le sociologue Christian de Montlibert1, ces injonctions cachent un autre mot d’ordre : subordonner la recherche aux intérêts économiques et politiques. « Les projets sont évalués à l’aune de leur utilité économique, déplore le sociologue. L’histoire des sciences a bien montré qu’aucune découverte (en dehors de nouveautés technologiques) n’est issue du souci d’application ». Productrice de précarité, cette nouvelle politique de financement transforme peu à peu les savoirs. La participation des industriels aux décisions des institutions de la recherche risque de freiner les projets qui pourraient aller à l’encontre des besoins économiques ou politiques du moment. « Le plan Cancer, poursuit Christian de Montlibert, étudie très finement les effets du tabac mais ignore les variables environnementales cancérogènes, comme la manipulation de produits dangereux pour la santé durant le travail, chez les agriculteurs par exemple ».
Déjà expérimenté
Dans les pays du Sud, ce système de financement est à l’œuvre depuis longtemps. En l’absence d’institutions de recherche autonomes, la majorité des recherches sont financées par l’industrie ou par les grandes institutions internationales. « En Afrique, les thématiques de recherche sont fabriquées ailleurs, selon une rhétorique en vigueur au FMI ou à la Banque mondiale, on demande aux chercheurs de travailler sur des savoirs directement vendables ou sur des mots-clés fourre-tout comme gouvernance », révèle Patrice Yengo, de l’Université de Brazzaville (République Populaire du Congo). De fait, la recherche sur les médicaments des maladies « non rentables » (paludisme, dengue, fièvre jaune, etc.) ne peut satisfaire à une économie à court terme, qui ne s’intéresse pas aux enjeux très locaux et aux difficultés quotidiennes des populations. Pourtant, les effets pervers du financement industriel du savoir sont depuis longtemps connus. Si des firmes ont historiquement participé à la recherche fondamentale (Kodak, IBM, Bell, etc.), elles s’en désintéressent aujourd’hui, course au profit à court terme oblige. Pis, les recherches financées par les entreprises sont soumises à un régime de propriété intellectuelle particulier. Mise sous embargo des recherches (interdiction de publications) et brevetage des connaissances2 ont mis à mal un des principaux fondements de la science : la libre circulation des savoirs scientifiques. Aux Etats-Unis, les universités se battent désormais à coups d’avocats pour arbitrer leurs différends. Dans une période où la recherche publique devient peu à peu subordonnée à la recherche privée, il est peut-être temps de s’interroger sur la finalité que l’on veut donner à la science : comprendre le monde ou le vendre ?
1 Christian de Montlibert est l’auteur de Savoir à vendre. L’enseignement supérieur et la recherche en danger, Ed. Raisons d’agir, 2004.
2 Lire aussi Les dérives du droit de propriété intellectuelle, Gaëlle Krikorian, page 16.