Depuis l’implosion de l’économie mondiale entre 2007 et 2008, une question revenait dans les couloirs de Davos et les comités centraux des partis : où est l’explosion sociale ? La réponse est arrivée ; avec un peu de retard. L’une des étincelles, à l’époque considérée comme la principale, a été la publication en novembre 2010 dans Wikileaks et dans cinq médias internationaux de 220 câbles diplomatiques confidentiels. Parmi de nombreuses autres révélations, les documents témoignaient de la corruption et des méthodes répressives du régime tunisien de Ben Ali.
Depuis la Tunisie, les révoltes dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient se sont rapidement étendues au sud de l’Europe, avant d’atteindre le cœur même de Wall Street.
Aujourd’hui, il est évident que ni cette « transparence » ni « Internet » n’ont alimenté à eux seuls des manifestations dans des lieux aussi différents que la Puerta del Sol ou la place Tahrir. Cependant, avec cette dernière fuite d’information, Wikileaks est définitivement devenu le caillou dans la chaussure de l’establishment états-unien. De fait, 2010 a été l’année charnière au cours de laquelle des documents fournis par Chelsea Manning ont commencé à être publiés.
Dix ans plus tard, Julian Assange a été arrêté à l’ambassade d’Équateur à Londres (avec l’aval du gouvernement de Lenin Moreno). Les raisons ? Le matin même du 11 avril, on a appris qu’il était arrêté non pas uniquement pour ne pas avoir comparu devant le système judiciaire britannique ; mais aussi par ordonnance d’extradition du gouvernement Donald Trump. Le plus intéressant, c’est de comprendre le moment et les intérêts des acteurs impliqués dans cette intrigue diplomatique mondiale.
Un martyr ou un ennemi public taillé sur mesure pour l’ère numérique
La figure d’Assange est auréolée de légende et de controverse. D’une part, ses débuts en tant que pirate informatique ajoutent une part de mystère à la fondation ultérieure de Wikileaks. Il a commencé à jouer avec des ordinateurs à la fin des années 1980. Cela révèle un niveau élevé de familiarité et d’initiative au sein des communautés alternatives d’Internet, en pleine essor à l’époque.
Rappelons que le film hollywoodien Hackers, sorti un peu après (1995), présentait toujours ces individus comme de puissants sorciers de la technologie. La société était alors relativement en retard sur les progrès technologiques. Assange s’est consacré professionnellement à la sécurité et au développement d’applications informatiques jusqu’à la fondation de WikiLeaks en 2006. A priori, à ce moment-là, il était déjà une figure reconnue dans les sous-cultures alternatives d’Internet.
Assange devient la personnalité publique derrière la plate-forme WikiLeaks, qui vise à être une plate-forme mondiale de « lanceurs d’alerte » (ou whistleblowers en anglais), indépendante d’un groupe de médias spécifique. La figure du lanceur d’alerte, associée à la politique anglo-saxonne, n’a pas la connotation négative d’un dénonciateur.
Dans la tradition libérale, un État fonctionnel se doit d’être transparent et respectueux de ses propres lois en matière de liberté d’expression et de publication. Théoriquement, les individus qui prennent le risque de révéler des secrets d’État compromettants devraient pouvoir disposer de plates-formes cryptées et protégées de possibles influences politiques et économiques.
Dans le cas des révélations au sujet des abus commis par les États-Unis sur la scène internationale (écoutes téléphoniques de prétendus alliés, interventions en faveur des multinationales), l’intérêt public de l’information est évident. Dans d’autres cas qui ont affecté des membres de l’OTAN, tels que ceux qui ont montré la connivence du gouvernement espagnol avec les « vols noirs » de la CIA, il est également raisonnable de les publier. C’est même plus ; étant donné le refus du Guardian ou du New York Times de diffuser certaines informations, il est essentiel que des plates-formes indépendantes telles que celle dirigée par Assange existent.
Toutefois, comme on l’a vu avec WikiLeaks, dans la pratique, la révélation de secrets ne se produit pas en vase clos. Assange, loin de devenir une figure « mondiale » de la liberté d’expression, est devenu un pion sur l’échiquier international.
L’OTAN a resserré les rangs autour des intérêts états-uniens : aucun pays européen ne lui accorderait l’asile politique. Dans un monde divisé en blocs, l’organisation transnationale s’est vue obligée de faire appel à des pays non alignés sur les États-Unis. Dans le cas présent, c’est le gouvernement équatorien de Rafael Correa qui a fourni l’asile politique à Assange. Snowden, un autre lanceur d’alerte important, a également dû trouver refuge dans la Russie de Poutine.
Il est clair que les pays européens ne sont pas prêts à développer une politique de sécurité indépendante des intérêts des États-Unis, qu’il s’agisse du président Obama ou de Trump.
Sur le plan personnel, le long enfermement d’Assange a modifié les perceptions du public à son égard. Lorsque les poursuites contre lui ont commencé, il était considéré comme un martyr du droit à l’information. Sans relativiser le travail des médias favorables aux intérêts occidentaux, il est vrai que cette image a commencé à très vite se détériorer. La même demande d’extradition pour laquelle il a dû se réfugier à l’ambassade équatorienne consistait en plusieurs plaintes pour viol et harcèlement sexuel non sollicités en Suède. Assange a alimenté son discrédit en déclarant que « la Suède était l’Arabie saoudite du féminisme » ; et qu’il « était tombé dans le nid de guêpe du féminisme révolutionnaire » avec ces accusations.
Malgré tout, il ne faut pas être naïf face au mauvais traitement de l’Australien. Comme le dit le philosophe et ami proche Slavoj Zizek, il y a eu une tentative manifeste d’assassiner le personnage. Cependant, Assange lui-même est toutefois tombé dans le piège : ses positions sur des questions aussi diverses que le féminisme, la guerre en Ukraine, le Venezuela ou la Catalogne lui ont coûté nombre de ses anciens défenseurs et collaborateurs. De fait, l’une des utilisations les plus claires de son nom est intervenue pendant la campagne électorale de Donald Trump.
La « relation spéciale » et le repositionnement néo-conservateur du projet Trump
Une analyse des discours du dernier mois de campagne de l’ancien magnat de l’immobilier révèle qu’il a mentionné 164 fois WikiLeaks. Bien qu’il le nie maintenant, la publication des courriels du directeur de campagne de Clinton, John Podesta, a été l’une des armes les plus utilisées sur Twitter, pendant des interviews et des débats contre la candidate démocrate.
Ces courriels montraient, entre autres révélations, les discours rémunérés de Clinton pour des organisations à Wall Street. Ils ont également révélé des manœuvres internes pour fragiliser Bernie Sanders et le priver de tout soutien au sein du parti démocrate.
À l’approche de la fin de la campagne, WikiLeaks et Assange sont passés à la défensive face aux accusations de collaboration avec Trump et, donc avec le Kremlin. Il était clair que l’administration Poutine ne voulait pas de Clinton à la Maison Blanche ; en revanche, cela n’a pas invalidé ce qui a été révélé par les courriers. La situation a pris de telles proportions que le gouvernement équatorien a limité l’accès d’Assange à Internet. Ce dernier a directement accusé l’establishment états-unien de bloquer son droit à la liberté d’expression, alimentant ainsi l’image que la campagne Trump cherchait à donner de Clinton et des élites démocrates.
Au-delà des obsessions des libéraux avec Trump, la Russie et WikiLeaks, le fait est que Clinton a perdu pour de nombreuses autres raisons. Pour Trump, cependant, s’associer, même de manière ténue, à un « ennemi public » comme Assange supposait une révolution diplomatique à Washington à cette époque. Ses déclarations ambiguës sur la pertinence de l’Alliance atlantique, sa posture face à la Russie, la Corée et l’Arabie saoudite... Tout semblait indiquer que le magnat de l’hôtellerie parierait sur l’isolationnisme et s’accommoderait de la relation avec les puissances associées à « l’axe du mal ».
Dans une véritable fuite en avant, l’opposition de la droite démocrate au gouvernement Trump s’est basée sur ces accusations ténues mais importantes. Toutefois, les enquêtes du procureur Mueller n’ont pas réussi à prouver de manière concluante l’existence d’un lien entre la campagne de Trump et la Russie. Maintenant que le gouvernement britannique a arrêté Assange, il peut prouver son patriotisme en demandant son extradition et son procès. C’est un moyen direct de s’aligner plus explicitement sur la tradition néoconservatrice de Washington, une solution qui s’éloigne de l’isolationnisme de la campagne et qui appréhende le défi international des États-Unis de réimposer de leur autorité sur la Russie et la Chine.
Quid des acteurs secondaires, le Royaume-Uni et l’Équateur ? Le premier connaît l’une des plus graves crises de son histoire. Le gouvernement de May, isolé de ses alliés naturels en Europe continentale et contraint par la droite conservatrice de se rapprocher de l’administration Trump, a cédé sans trop de protestation à l’arrestation d’Assange. Il est prévisible qu’il ne bloquera pas son extradition si les autorités judiciaires le jugent opportun.
Le second, en revanche, s’est depuis longtemps positionné comme un défenseur des intérêts états-uniens. Le changement d’équipe de Lenín Moreno a sans aucun doute été la pièce la plus étrange du revirement à droite de l’Amérique latine. Cependant, même l’assertif Rafael Correa aurait eu du mal à résister à la pression d’un pays relativement influent comme le sont les États-Unis. Avec le bâton ou la carotte, la superpuissance a trouvé le moyen d’atteindre l’un de ses principaux objectifs.
L’individu imparfait qui a fait face à l’empire
Au-delà des jugements personnels et du contexte géopolitique international, Julian Assange est poursuivi pour avoir révélé et facilité la révélation des abus des gouvernements soi-disant libéraux. Tortures, vols de la mort, espionnage… Autant d’affaires proscrites par nos systèmes démocratiques et qui, cependant, assurent le « bon » fonctionnement de l’empire américain.
L’interdiction d’établir des traités secrets est une revendication longtemps associée à la tradition révolutionnaire. En 1789 tout comme en 1917, les empires dynastiques étaient méprisés à cause des accords privés entre princes qui se répartissaient le monde. Kant lui-même considérait que les républiques étaient des formes de gouvernement supérieures, car une population informée ne permettrait jamais au gouvernement de manipuler l’opinion publique pour faire la guerre à un pays voisin.
Les travaux d’Assange s’inscrivent dans cette longue tradition. Les accusations de harcèlement sexuel et ses déclarations idéologiques condamnables méritent des éclaircissements et un débat public. Cependant, c’est loin d’être ce que Londres et Washington ont en tête.
Face à la volonté de Trump de juger l’Australien en vertu d’une loi restrictive sur l’espionnage datant de 1917 (!), nous devons défendre le droit des lanceurs d’alerte et de leurs protecteurs de publier des secrets d’État. Sinon, ce précédent mettrait en danger Manning, Snowden, les journalistes qui les ont soutenus et tant d’autres qui se sont sacrifié·es pour déchirer le déguisement libéral de l’hégémonie atlantique.