Dix ans après la découverte des gisements pré-salifères (ou pré-sal) et après plus d’un an de gouvernement Temer [1], il est patent que l’instabilité politique provoquée par la destitution de la présidente Dilma Rousseff, en août 2016, et les modifications des cadres règlementant l’exploitation et la production du pétrole, constituent une machination orchestrée par différents groupes de pression. Ceux-ci, à leur tour, sont reliés entre eux et le plus souvent sous la coupe d’acteurs internationaux, répondant à la fois à des intérêts stratégiques et commerciaux à long court ainsi qu’à des opportunismes politiques et financiers à court terme.
Le premier chapitre de cette intrigue se rapporte à un évènement resté peu présent dans les esprits : en janvier 2008, un an après l’annonce de la découverte du pré-sal, la société pétrolière nationale Petrobras a été victime du vol de l’un de ses containers, à l’intérieur duquel se trouvaient quatre ordinateurs portables, deux disques durs et des informations confidentielles au sujet des activités pétrolières dans le bassin de Santos. Le container était censé partir de Santos (État de Sao Paulo) pour Macaé (État de Rio de Janeiro), villes où se trouvent, justement, deux des principaux champs pétrolifères pré-sal. [2]
À l’époque, la police fédérale s’était contentée de suivre une seule ligne d’investigation : l’hypothèse d’un espionnage industriel, s’appuyant sur le fait que seuls les éléments comportant des informations confidentielles avaient été subtilisés, le reste du contenu du container n’ayant pas été touché. Alors que les deux entreprises en charge du transport — l’entreprise nord-américaine Halliburton et la brésilienne Transmagno — faisaient l’objet d’une enquête, la police fédérale a subitement changé de voie, considérant dorénavant qu’il s’agissait d’un simple vol et se contentant d’arrêter quatre agents de sécurité du terminal portuaire.
Le deuxième chapitre de l’intrigue est survenu l’année suivante. En octobre 2009, a lieu à Rio de Janeiro une grande conférence qui réunit des agents de la police fédérale, du ministère public et du secteur judiciaire, ainsi que des autorités du gouvernement états-unien, pour débattre des procédures et des méthodes de lutte contre le blanchiment d’argent et le terrorisme. Le juge Sérgio Moro [3], encore inconnu à l’époque, participe à cet évènement dans le cadre d’une initiative baptisée « Bridge Project » (Projet Ponts). Rappelons également que l’inauguration de cette rencontre a été réalisée par l’ambassadrice états-unienne, Shari Villarosa, spécialiste en gestion de crises politiques liées aux mouvements sociaux et ayant pris part à la répression de groupes organisés au Myanmar (Nozaki, 2018).
Seules les fuites rapportées par Wikileaks feront mention de cet évènement et permettront de confirmer que Sérgio Moro a été le seul juge de première instance dont le nom a figuré dans les comptes rendus de la rencontre [4]. Quelques années plus tard, il sera à la tête de l’opération « Lava Jato » (lavage à haute pression) où il essayera d’établir, de façon simpliste et trompeuse, un lien direct entre les investissements de Petrobras pour l’exploitation du pré-sal et les détournements de fonds liés à la corruption.
Le troisième chapitre, quant à lui, traite de la course électorale de 2010 dont les principales·aux candidat·es en lice étaient José Serra (Parti de la social-démocratie brésilienne - PSDB) et Dilma Rousseff (Parti des travailleurs - PT). Une nouvelle fuite de Wikileaks a révélé que, pendant cette période, le candidat du PSDB a échangé des câbles avec une haute dirigeante de la compagnie pétrolière états-unienne Chevron [5] — entreprise ayant désisté du projet d’exploitation du pré-sal en raison des coûts d’exploitation élevés dans le premier puits — dans lesquels il mentionne l’importance de modifier en profondeur les règlements encadrant l’exploitation et la production du pré-sal.
Rappelons que le projet mettant fin à l’obligation de participation de Petrobras dans tous les projets d’exploitation du pétrole contenu dans la couche pré-salifère a été initialement conçu par José Serra, lequel s’était probablement engagé, avant même de remporter les élections, à exercer des pressions et à défendre des intérêts, et pas nécessairement au niveau national, comme en témoignent les câbles fuités. En outre, le fait que José Serra, malgré son échec électoral, ait été nommé au ministère des Affaires étrangères par le gouvernement Temer, laisse penser qu’il s’agissait du poste le plus opportun pour permettre à l’homme politique, actuellement sénateur, de s’acquitter des promesses faites, préalablement, aux compagnies pétrolières étrangères (Nozaki, 2018).
Le quatrième chapitre de ce panorama historico-conjoncturel se déroule entre 2011 et 2012. À partir de cette période, les grands groupes de médias ont établit un parallélisme quasi systématique entre les « frustrations du marché » et les résultats de l’entreprise Petrobras. Le plaidoyer en faveur du marché s’appuyait sur le fait que l’entreprise publique ne remplissait pas ses objectifs de production et de profits, ses dirigeants ayant pourtant déjà annoncé que les investissements de grande ampleur réalisés (à hauteur de 55 milliards d’USD) exigeaient un temps de maturation avant que la production augmente de façon croissante et exponentielle, comme cela a été le cas, peu de temps après, grâce aux bons niveaux de production des gisements pré-sal et à la diminution des coûts d’extraction.
Cette année-là, la politique énergétique états-unienne a connu une réorientation stratégique dont le document Blue Print for a Secure Energy, émis par le gouvernement, rend bien compte. Le Brésil, qui y est considéré comme un pays dont les technologies en matière de pré-sal, de biocarburants et d’hydrocarbures non conventionnels doivent être suivies de près, est présent dans trois des sept lignes directrices stratégiques énoncées.
La visite aux installations de l’entreprise Petrobras qu’a effectué Barack Obama, en 2011, n’est pas une surprise, celui-ci marchant ainsi dans les pas de George Bush, présent lors de la découverte des gisements pré-sal en 2007. D’autres acteurs, en marge des États-Unis, s’intéressent également de près à cette nouvelle perspective. La France [6], la Norvège et la Chine [7] placent au cœur de leurs politiques énergétiques l’accès au secteur du pré-sal brésilien. Des entreprises telles que Shell, européenne, et CNPC, asiatique, augmentèrent, quant à elles, leurs investissements en matière d’exploitation et de production au Brésil (Nozaki, 2018).
Nous pouvons affirmer, sans exagérer, qu’une grande partie des grands groupes de médias nationaux s’est fait, à l’époque, le porte-voix des opérateurs étrangers qui souhaitaient rejoindre le marché du pré-sal brésilien.
Le cinquième chapitre de cette histoire à rebondissements commence à s’esquisser en 2013 : Edward Snowden, consultant en informatique de l’Agence nationale de sécurité (NSA), révèle des documents montrant clairement que la présidente Dilma Rousseff, des ministres et de hauts responsables gouvernementaux, ainsi qu’un réseau d’ordinateurs privés de l’entreprise Petrobras, étaient victime d’espionnage de haut niveau, mettant en évidence, une fois de plus, l’intérêt que les États-Unis portaient aux technologies d’exploitation en eaux profondes (Manzano, 2013).
Cette année-là, suite aux fuites dans la presse, le gouvernement américain nomme Liliana Ayalde nouvelle ambassadrice au Brésil. Celle-ci est connue pour avoir activement participé aux évènements ayant précipité la chute du président Fernando Lugo, accentuant ainsi la régression libéralo-conservatrice en Amérique latine. En même temps que cette nomination, s’est déroulé le premier tour d’enchères du pré-sal sous le régime du partage de la production, les compagnies américaines (Exxon Mobil et Chevron) et anglaises (BP et BG) décidant de ne pas y prendre part et de le boycotter afin de mettre à mal Petrobras et sa prééminence dans le secteur.
Peu de temps après, en mars 2014, coïncidence ou non, débute la première phase offensive de l’opération « Lava Jato » visant à incriminer, d’emblée, le projet de développement axé sur la participation de l’État et le rôle central joué par Petrobras en tant que fer de lance industriel et technologique dans le pays. Au-delà du bien-fondé de la lutte contre la corruption, ce sont les méthodes utilisées par l’opération « Lava Jato » qui posent véritablement question, puisqu’il y a une façon sélective de recourir aux procédures, une mise en scène spectaculaire de ses actions et la prémisse selon laquelle l’État incarnerait le règne du vice, et le marché, celui de la vertu. [8]
Le résultat en sera la destruction de l’économie nationale au profit des intérêts d’une caste juridique aux procédures pour le moins douteuses et, pour le secteur du pétrole, la fragilisation de l’entreprise Petrobras avec, en parallèle, l’arrivée accrue d’acteurs étrangers participant à l’exploitation et à la production du pré-sal, le projet du sénateur José Serra étant pratiquement conclu. Pour compléter ces dérèglementations, en juillet 2018, un nouveau projet de loi (PL 8939/2017) du député du parti Démocrate de Bahia, José Carlos Aleluia, autorise l’entreprise Petrobras à vendre jusqu’à 70 % des champs pétrolifères qui lui avaient été concédés sous le régime de cession à titre onéreux (Polito, 2018). Tout comme pour le retrait de l’obligation de participation de Petrobras dans les projets d’exploitation du pré-sal, sous le régime du partage de la production, les opérateurs, grands bénéficiaires de cette modification, soumettront désormais leurs offres pour l’achat de ces surfaces.
Ces mouvements n’ont en rien constitué la fin d’une période d’instabilité, mais, plutôt, sonné le début d’une crise encore plus profonde qui a traversé l’année 2015 et dont l’aboutissement sera l’avènement du gouvernement Temer en 2016, favorisant le démantèlement de Petrobras [9] et la mise aux enchères pour l’exploitation du pré-sal en 2017 et 2018. [10]
Toutefois, bien que le démantèlement de Petrobras a constitué la porte d’entrée des opérateurs étrangers, ceux-ci ont été au cœur d’une intrigue, si tant est qu’ils ne l’aient tramée eux-mêmes, impliquant le milieu judiciaire, législatif et exécutif, avec pour objectif de rebâtir, ou plutôt de démolir, le cadre règlementaire de l’exploitation des réserves pré-sal. Carneiro et Delgado (2017) rappellent que, suite à la destitution de la présidente Dilma Rousseff, plusieurs modifications ont vu le jour, pointant l’intérêt du gouvernement actuel à entamer un « dialogue avec les divers acteurs de l’industrie du pétrole et du gaz afin de récupérer les investissements ». Parmi les quatre modifications mises en avant par les auteurs, deux d’entre elles sont liées au modèle de règlementation du pré-sal : (i) fin de l’opérateur unique et (ii) accélération du calendrier des tours d’enchères à partir de la mise en place du nouveau régime (Carneiro, Delgado, 2017).
Avec la fin de l’opérateur unique, tel que nous l’avons déjà mentionné, s’opère le retrait de l’obligation de participation de Petrobras à toutes les enchères du pré-sal, facilitant ainsi l’accès à l’exploitation et à la production du pré-sal à des entreprises étrangères. Pour donner encore plus d’élan à ce mouvement, l’accélération du calendrier des tours d’enchères des appels d’offres rend impossible la participation de Petrobras, étant donné l’apport élevé en capital requis pour pouvoir y participer et réaliser les investissements nécessaires.
Ce phénomène est encore plus visible lors des seconds et troisièmes tours d’enchères du pré-sal réalisés en 2017. Selon l’Agence nationale du pétrole, il y a eu un nombre considérable d’entreprises intéressées et habilitées à participer aux enchères, telles que Exxon Mobil (EEUU), Petrogal (Portugal), Petronas (Malaysie), Repsol (Espagne), Shell et BP (Royaume-Uni), Statoil (Norvège), Total (France) et CNODC (Chine).
Les modifications du cadre règlementaire ont joué un rôle crucial dans la stratégie de pénétration des opérateurs étrangers au niveau du pré-sal brésilien et ont constitué la voie principale pour accélérer l’accès du capital international au pétrole brésilien.