Quelques réflexions, autocritiques et propositions sur le processus de changement en Bolivie

Texte publié le 25 février 2016 par Pablo Solón.
Traduction française du document original par Marc ÉCREMENT, Ana ARILLO et Ritimo pour la révision finale.

Que s’est il passé ? Comment en sommes-nous arrivé là ? Qu’est-il arrivé au processus de changement qui, il y a plus de 15 ans, conquit sa première victoire avec la guerre pour l’eau ? Pourquoi un conglomérat de mouvements qui voulaient changer la Bolivie a-t-il fini piégé par un référendum pour que deux personnes puissent être rééligibles en 2019 [1] ?

Affirmer que tout est l’œuvre de la conspiration impérialiste est absurde. L’idée du référendum pour la réélection n’est pas partie de la Maison Blanche mais du Palacio Quemado. Cela dit, il est clair que l’impérialisme et toute l’extrême droite profitent de cette grave erreur que fut la convocation à un référendum pour permettre à deux personnes d’être réélues.

Le référendum n’est pas la cause du problème mais un de ses tragiques épisodes de plus. Le processus de changement suit un mauvais chemin et il est nécessaire de réfléchir bien au-delà des scandales de corruption et des mensonges qui, bien qu’importants, ne sont jamais que la partie émergée de l’iceberg.

J’ai quitté le gouvernement il y a quatre ans et demi et depuis j’ai cherché à comprendre ce devenir. Ce qui se passe en Bolivie n’est pas quelque chose d’unique. Depuis le début du siècle passé, différents mouvements révolutionnaires, de gauche ou progressistes sont arrivés au gouvernement dans différents pays du monde et, malgré le fait que plusieurs d’entre eux aient réalisé d’importantes transformations, pratiquement tous ont fini récupérés par les logiques du capitalisme et par le pouvoir.
En bref, je voudrais ici partager quelques idées, autocritiques et propositions qui, je l’espère, pourront contribuer à retrouver les rêves d’un processus de changement qui est très complexe et qui n’est la propriété d’aucun parti ou dirigeant.

La logique du pouvoir s’est emparée du processus de changement

Les activistes de gauche au gouvernement parlent généralement du danger de la droite, de l’impérialisme et de la contre-révolution, mais ils ne mentionnent presque jamais le danger que représente le pouvoir lui-même. Les dirigeants de gauche croient qu’en étant au pouvoir, ils pourront transformer la réalité du pays et ils ne sont pas conscients que ce pouvoir finira par les transformer eux-mêmes.

En général, au début d’un processus de changement, le nouveau gouvernement promeut - par voie constitutionnelle ou insurrectionnelle - la réforme ou la transformation des vieilles structures de pouvoir de l’État. Ces changements, aussi radicaux qu’ils soient, ne seront jamais suffisants pour éviter que les nouveaux gouvernants ne soient cooptés par la logique du pouvoir qui est présente, tant dans les structures de pouvoir réactionnaires que dans les structures de pouvoir révolutionnaires. L’unique option pour éviter qu’un processus de changement y succombe se situe hors de la sphère de l’État : elle réside dans la force, l’indépendance du gouvernement, l’autodétermination et la mobilisation créative des organisations sociales, des mouvements et des différents acteurs sociaux qui ont donné naissance à ces transformations.

Dans le cas bolivien, qui comparativement à d’autres processus de changement était très privilégié par la forte présence d’organisations sociales vigoureuses, une de nos erreurs la plus grave a été d’affaiblir les organisations sociales en intégrant dans les structures de l’État une grande partie de ses dirigeants qui ont fini exposés aux tentations et à la logique du pouvoir. Avant de coopter toute une génération de dirigeants, il aurait fallu former de vraies équipes pour gérer les attributions clefs de l’État. Octroyer sièges syndicaux, promotions, postes et avantages aux organisations sociales à l’origine du processus de changement a favorisé une logique clientéliste et "prébendière". Par contre, nous aurions dû renforcer l’indépendance et la capacité d’autodétermination des organisations sociales pour qu’elles constituent un véritable contre-pouvoir qui propose et contrôle ceux qui sont devenus des bureaucrates de l’État. Le véritable gouvernement du peuple n’est pas, et ne sera jamais, dans les structures de l’État.

Nous avons continué avec une structure hiérarchique de l’État du passé sans impulser une structure plus horizontale. Sans doute, le concept du "patron" ou du "patron l’a dit" a été, dès le départ, une très grave erreur. Jamais le culte de la personnalité n’aurait dû être entretenu.

Au début, nombre de ces erreurs ont été commises sous la pression des circonstances et de la méconnaissance de la façon d’administrer un appareil d’État de manière différente. A notre inexpérience se sont ajoutés la conspiration et le sabotage de la droite, ainsi que l’impérialisme qui a obligé à serrer les rangs, très souvent de manière a-critique (cas Porvenir [2], négociation d’ articles de la Constitution Politique de l’Etat, etc.). Les succès et victoires contre la droite, loin d’ouvrir une nouvelle étape pour reconduire le processus et identifier nos erreurs, ont accentué les tendances les plus enclines au culte du chef et à la centralisation.

La logique du pouvoir est très similaire à la logique du capital. Le capital n’est pas une chose, mais un processus qui n’existe que tant qu’il génère plus de capital. Le capital qui n’est pas investi et qui ne produit pas de profit est un capital qui sort du marché. Le capital doit être en croissance permanente pour exister. La logique du pouvoir opère de la même façon. Sans que l’on s’en rende compte, le plus important pour le gouvernement va être de se maintenir au pouvoir et d’avoir plus de pouvoir pour assurer sa continuité au pouvoir. Les arguments de cette logique qui préfère la permanence au pouvoir et son expansion à tout prix sont au final convaincants et nobles : "s’il n’a pas la majorité absolue au Congrès, la droite boycottera à nouveau le gouvernement", “plus est grand le nombre de gouvernorats et de municipalités que nous contrôlons, mieux peuvent être exécutés les plans et projets”, “la justice et d’autres attributions de l’État doivent être au service du processus de changement”, “peut-être veux-tu que revienne la droite”, “que deviendra le peuple si nous perdons le pouvoir…”.

Si le péché originel du processus de changement a été de croire que nous étions "le gouvernement du Peuple", le moment d’inflexion du processus de changement s’est produit lors de la seconde législature du gouvernement. En 2010, nous avons obtenu plus des deux tiers des sièges du parlement et nous disposions de l’énergie suffisante pour progresser réellement vers une transformation de fond basée sur le Vivre Bien. C’était le moment de renforcer, plus que jamais, le contre pouvoir des organisations sociales et de la société civile afin de limiter le pouvoir de ceux d’entre nous qui étions au gouvernement, au parlement, dans les préfectures et les municipalités. C’était le moment de faire des efforts pour promouvoir de nouveaux leadership et activistes créatifs qui pourraient nous remplacer parce que les dynamiques du pouvoir allaient nous broyer.

Cependant, c’est tout le contraire qui a été fait. On a centralisé encore plus le pouvoir des chefs, on a transformé le parlement en appendice de l’exécutif, on a continué d’entretenir le clientélisme des organisations sociales, on est arrivé jusqu’à l’extrême de diviser quelques organisations autochtones et on a essayé de contrôler le pouvoir judiciaire par d’absurdes manœuvres qui ont fait échouer le projet de disposer d’une Cour Suprême de Justice idoine, indépendante et élue pour la première fois de l’histoire.

Au lieu d’encourager des esprits libres qui suscitent le débat dans tous les espaces de la société civile et dans l’État, on a censuré et poursuivi ceux qui étaient en désaccord avec les positions officielles. On est tombé dans un entêtement absurde à justifier l’injustifiable comme Chaparina [3] et à chercher à détourner à tout prix la victoire des autochtones et des gens qui avaient fait reculer le projet de route par le TIPNIS [4]. Ce contexte, dans lequel la complaisance était récompensée et où la critique était traitée comme la peste, a favorisé le contrôle des moyens de communication par diverses méthodes, a miné l’émergence de nouveaux dirigeants, et renforcé l’illusion que le processus de changement de millions de gens dépendait de quelques uns.

La logique du pouvoir avait capturé le processus de changement et la seconde réélection est passée pour être ce qui était plus important, et maintenant vient la troisième.

Les alliances qui ont miné le processus

Tout processus de transformation sociale déplace certains secteurs, en catapulte d’autres et en engendre de nouveaux. Dans le cas bolivien, le processus de changement a signifié, au début, le déplacement d’une classe moyenne technocratique et d’une bourgeoisie parasitaire d’État qui, durant des décennies, se sont alternées au gouvernement et qui disposaient toujours de proches dans les structures de pouvoir pour obtenir des appels d’offres publics, des expertises, des concessions, des contrats, des terres et autres avantages.

En 2006 ce secteur a été déplacé et quoique plusieurs de ses membres aient continué à occuper des fonctions étatiques, ils n’avaient alors plus le pouvoir d’avant pour faire des affaires et des arrangements avec l’État. Dans le pays une lutte très dure a commencé entre, d’un côté, les secteurs sociaux précédemment dominants qui avaient été déplacés ou qui craignaient de perdre leurs privilèges (propriétaires fonciers, agro-industriels et entrepreneurs) et, de l’autre côté, les secteurs sociaux émergents ; autochtines, paysans, les travailleurs et une classe moyenne populaire très composite. Les oligarques de la région orientale [5] ont développé avec habileté un discours d’"autonomies" régionales pour gagner l’appui de secteurs de la population, et la confrontation nous a conduit au bord d’une guerre civile. Au final, grâce à la mobilisation sociale et au référendum révocatoire [6], les secteurs les plus réactionnaires se sont trouvé écartés. Cependant, malgré sa déroute, cette oligarchie a obtenu quelques victoires partielles avec les amendements au texte constitutionnel qui, à ce moment-là, paraissaient mineurs par rapport au fait qu’on allait enfin disposer de la Constitution de l’État Plurinational de Bolivie. A ce moment a commencé une politique d’alliance néfaste qui a vidé de son esprit le processus de changement.

Les dirigeants du gouvernement qui avaient déjà commencé à être pris par la logique du pouvoir ont opté pour une stratégie qui a été de pactiser avec les représentants économiques de l’opposition tout en poursuivant leurs leaders politiques. Carotte économique et bâton politique !

Ainsi, peu à peu, les objectifs de la révolution agraire ont été vidé de leur contenu. La grande majorité des propriétaires fonciers d’avant 2006 n’a pas été touchée. On a mis l’accent sur la garantie et l’attribution de titres fonciers qui ont favorisé majoritairement les communautés autochtones et les paysans, mais on n’a pas procédé au démantèlement du pouvoir des latifundiaires. Dans ce contexte, il y a eu une alliance avec le secteur le plus important des agro-entrepreneurs : les exportateurs de soja transgénique à qui on a permis de continuer d’augmenter leur production. Le soja transgénique qui, en 2005, ne représentait que 21% de la production de soja en Bolivie, a atteint les 92% en 2012. On a différé la vérification de l’accomplissement de la responsabilité économique et sociale des grandes propriétés qui aurait conduit à leur expropriation et à leur réattribution, les déboisements illégaux de forêts ont été classés sans suite et on a encouragé l’extension de la déforestation au bénéfice principal des agro-exportateurs.

Cette politique d’alliances pour stabiliser et consolider "le gouvernement du peuple" a concerné presque tous les secteurs du pouvoir économique. La bourgeoisie financière qui, par principe, a été traitée avec égard pour éviter le risque d’une panique bancaire, comme au temps de l’UDP [7], a été l’une de celles qui en a le plus profité. Les profits du secteur financier de Bolivie sont passés de 43 millions de dollars en 2005 à 283 millions de dollars en 2014. Quelque chose de similaire est advenu avec le secteur minier privé transnational, qui malgré quelques nationalisations, a maintenu, tout au long des dix dernières années, une participation de 70% des exportations (minières). Selon le Ministre des Finances lui-même, les profits du secteur privé ont atteint 4.111 millions de dollars en 2013.

Le processus de changement avait, non seulement, été capturé par la logique du pouvoir mais les secteurs patronaux de droite avaient commencé aussi à le saper de l’intérieur.

Ces alliances qui auraient été impensables avant 2006 ont été justifiées au prétexte qu’ainsi on divisait l’opposition de la province de Santa Cruz" [8], on rendait possible le bon accueil du gouvernement par les villes des provinces orientales, et on évitait une polarisation comme celle du Venezuela, puisque les secteurs économiques de l’opposition de droite verraient qu’il valait mieux ne pas faire échouer la stabilité du gouvernement.

Les nouveaux riches

Ces politiques d’alliance avec l’ennemi n’auraient pas été possibles si une transformation de la base sociale du processus de changement ne s’était opérée. Dans presque tous les processus révolutionnaires de ce siècle et du siècle passé, après un processus de confrontation avec les vieux secteurs déplacés, surgit au sein même du processus révolutionnaire des groupes de nouveaux riches et de nouveaux bureaucrates qui veulent jouir de leur nouveau statut et qui, pour ce faire, s’allient avec des secteurs des anciens riches. L’amélioration des conditions de vie de quelques secteurs et en particulier de quelques groupes de dirigeants ne conduit pas nécessairement à un plus grand développement de la conscience, bien au contraire. La seule façon de neutraliser ces nouveaux riches et ces nouvelles classes moyennes d’origine populaire est encore l’existence de fortes organisations sociales. Cependant, quand celles-ci sont affaiblies et cooptées par l’État, il n’existe plus aucun contre poids à ces nouveaux secteurs du pouvoir économique qui commencent à interférer de manière déterminante dans la prise de décisions.

Au début du second mandat du gouvernement, en 2010, il était clair que le grand danger pour le processus de changement n’était pas extérieur mais dans les dirigeants et les nouveaux groupes de pouvoir qui s’étaient formés dans les municipalités, les gouvernorats, les entreprises d’État, les charges publiques, les forces armées et les ministères. La répartition de la rente gazière entre toutes les entreprises a ouvert une opportunité incroyable pour faire des petites et grandes affaires de toutes sortes. Dans les hautes sphères, on était conscients du danger mais on n’a pas décidé de mettre en place de façon opportune des mécanismes efficients de contrôle interne et externe de l’appareil d’État. La logique dominante a conduit à être celle des chantiers et encore des chantiers pour gagner plus de popularité et ainsi obtenir la réélection. Ainsi, de nouveaux secteurs de pouvoir économique ont surgit entre les mains de dirigeants politiques, syndicaux et entrepreneurs qui ont commencé à monter socialement grâce à l’État. A ceux-là se sont ajoutés les secteurs du commerce, de la contrebande, des coopératives minières, des producteurs de feuille de coca, des transporteurs et d’autres qui ont obtenu une série d’avantages et de bénéfices du fait qu’ils représentaient d’importantes masses électorales.

Le problème du processus de changement est plus profond qu’il n’apparaît. Il ne s’agit pas seulement de graves erreurs commises par des individus ou de scandales de corruption dignes de série télévisée, mais il y a maintenant une bourgeoisie émergente et une classe moyenne populaire, chaula, aymara et quechua [9] qui ne cherchent qu’à poursuivre leur processus d’accumulation économique.

Pour poursuivre le processus de changement il faut revigorer les anciennes organisations sociales et en créer de nouvelles. Aujourd’hui, il n’est pas sûr que ceux qui ont été les acteurs clefs de ce processus, il y a une décennie, soient ceux de demain. Croire qu’avec un changement de personnes il est possible de poursuivre le processus de changement conduit à se tromper soi même. Le processus de changement est plus complexe et nécessite la reconstitution du tissu social qui fut à son origine.

Du bien vivre à l’extractivisme

Pour revitaliser et poursuivre le processus de changement, il est fondamental de savoir quel pays nous sommes en train de construire, d’être sincères et autocritiques. Les succès de ces 10 ans passés sont indéniables sur bien des aspects et ont pour origine l’accroissement des revenus de l’État par la renégociation des contrats avec les transnationales pétrolières quand les prix des hydrocarbures étaient élevés. De façon stricte on ne peut pas dire qu’il y eut une nationalisation puis qu’aujourd’hui, deux entreprises transnationales (PETROBRAS et REPSOL) gèrent 75% de la production du gaz naturel de Bolivie. Ce qui a bien eu lieu est une renégociation des contrats qui a fait que les profits des entreprises transnationales, tirés des coûts récupérables et des bénéfices, sont passés de 43% en 2005 à seulement 22% en 2013. Il est indéniable que les transnationales du pétrole, poursuivant leur activité en Bolivie, gagnent le triple de ce qu’elles gagnaient il y a dix ans, mais d’un autre côté, il est tout aussi vrai que l’État dispose de huit fois plus de revenus, ceux-ci étant passés de 673 millions de dollars en 2005 à 5.459 millions de dollars en 2013 [10]. Cette énorme quantité de millions de dollars a permis de faire bondir l’investissement public, de mettre en application une série d’aides sociales, de développer les travaux d’infrastructure, l’extension des services de base, l’accroissement des réserves en devises de l’État et la mise en œuvre d’autres mesures. Il est indéniable qu’en comparaison des décennies antérieures, il y a eu une amélioration de la situation de la population et cela explique l’appui dont bénéficie encore le gouvernement.

Mais la question demeure : où nous conduit ce modèle ? au Bien Vivre ? au socialisme communautaire ? Ou, au contraire : sommes-nous tombés dans l’addiction à l’extractivisme [11] et à la rente d’une économie capitaliste fondamentalement exportatrice ?

L’idée de départ était de nationaliser les hydrocarbures pour redistribuer la richesse et sortir de l’extractivisme des matières premières, tout en progressant dans la diversification de l’économie. Aujourd’hui, dix ans plus tard, malgré quelques projets de diversification économique, nous n’avons pas surmonté cette tendance et nous sommes, au contraire, encore plus dépendants des exportations de matières premières (gaz, minerais et soja). Pourquoi sommes-nous restés à mi-chemin et sommes-nous devenus dépendants de l’extractivisme et des exportations ? Parce que c’était la façon la plus commode d’obtenir des ressources pour se maintenir au pouvoir. Il n’est pas vrai qu’il n’y avait pas d’autres options, mais il est évident que celles-ci n’allaient pas produire rapidement des revenus en devises pour accroître la popularité du gouvernement. Aller vers une Bolivie agro-écologique aurait été une voie beaucoup plus cohérente avec le Vivre Bien et et la protection de la Mère Terre [12], mais cela n’aurait pas garanti, à ce moment, d’importants revenus économiques et aurait signifié une confrontation avec la grande agro-industrie du soja transgénique.

De façon autocritique, nous devons reconnaître que la conception que nous avions il y a plus de 10 ans de la substitution des importations n’est pas faisable à l’échelle où nous l’imaginions, et ce à cause de la concurrence internationale de marchandises meilleur marché et aussi du fait de la taille réduite de notre marché intérieur. C’est encore beaucoup plus difficile quand on ne met pas en œuvre la moindre politique de monopole du commerce extérieur et de contrôle de la contrebande. Des mesures opportunes comme freiner les accords de libre commerce de Bolivie, revenir sur le TLC [13] avec le Mexique et sortir du CIADI [14] n’ont pas été accompagnées de mesures de contrôle effectif du commerce extérieur.

Le Vivre Bien et les droits de la Terre Mère ont gagné en notoriété au niveau international, mais au niveau national ils ont été dévalorisés parce qu’ils servaient seulement à nourrir un discours qui ne se mettait pas en pratique. Le TIPNIS a été la goutte qui a fait déborder le vase en montrant l’incongruité qu’il y avait entre le dire et le faire.

Une autre Bolivie est possible

Quelques jours avant le référendum, une information a été publiée selon laquelle, à Oruro [15], on allait construire une usine de production d’énergie solaire de 50 MW qui couvrirait la moitié de la demande d’énergie électrique du département d’Oruro, avec un coût d’investissement de 100 millions de dollars. La nouvelle a à peine circulé, bien que ce soit une petite preuve qu’une Autre Bolivie est Possible.

La Bolivie peut abandonner progressivement l’extractivisme et se placer à l’avant garde d’une véritable révolution énergétique communautaire. Si la Bolivie le proposait, un investissement de 1.000 millions de dollars pourrait produire 500 MW d’énergie solaire, ce qui représente presque un tiers de la demande nationale actuelle. La transformation pourrait être beaucoup plus importante si on prenait en compte le fait que le gouvernement prévoit un investissement total de 47.000 millions de dollars d’ici 2020.

De plus, la Bolivie pourrait soutenir une énergie solaire communautaire, municipale et familiale qui convertirait le consommateur d’électricité en producteur d’énergie. Au lieu de subventionner le diesel pour les agro-industriels, on pourrait investir cet argent pour que les boliviens de moindres revenus produisent de l’énergie solaire sur leur toit. De cette façon, on démocratiserait et décentraliserait la production d’énergie électrique. Le Vivre Bien commencera à être une réalité lorsque l’on donnera un pouvoir économique à la société (comme producteurs et pas seulement comme consommateurs et bénéficiaires de bons d’aide sociale) et qu’on promouvra des activités pour récupérer l’équilibre perdu avec la nature.

La véritable alternative à la privatisation n’est pas l’étatisation mais la socialisation des moyens de production. Très souvent, les entreprises d’État se comportent comme des entreprises privées en l’absence de participation sociale effective et de contrôle social. Faire le pari de la génération d’énergie solaire communautaire, municipale et familiale contribuerait à donner du pouvoir à la société plutôt qu’à l’État et aiderait à réduire les émissions de gaz à effet de serre qui provoquent le changement climatique.

Le thème de l’énergie solaire communautaire et familiale n’est qu’un petit exemple pour que nous puissions penser hors des modèles traditionnels du "développement". De même, nous devons récupérer la proposition d’une Bolivie agro-écologique et agro-forestière parce que la véritable richesse des nations, d’ici quelques décennies, ne sera plus dans l’extractivisme destructeur de matières premières mais dans la préservation de sa biodiversité, dans la production de produits écologiques et dans la connivence avec la nature, ce en quoi nous avons le grand legs des peuples autochtones.

La Bolivie ne doit pas commettre les mêmes erreurs que les pays dits "développés". Le pays peut franchir des étapes s’il sait décrypter les véritables possibilités et périls du XXIº siècle et laisser le vieux développementisme du XXº siècle.

Personne n’envisage de cesser immédiatement d’extraire et exporter du gaz. Mais il n’est définitivement plus possible de faire des plans pour accroître l’extractivisme quand d’autres alternatives existent qui, peut-être à court terme, seraient plus compliquées à mettre en œuvre mais qui, à moyen terme, seront beaucoup plus bénéfiques pour l’humanité et la Mère Terre.

Au lieu de promouvoir des référendums sur la réélection de deux personnes, nous devrions promouvoir des référendums sur les transgéniques, l’énergie nucléaire, les grands barrages hydro-électriques, la déforestation, l’investissement public et sur autant d’autres sujets qui sont cruciaux pour le processus de changement. Il n’est possible de poursuivre le changement qu’avec un plus grand exercice de la démocratie réelle.

Une lecture erronée de ce qui s’est produit peut conduire à des formes plus autoritaires de gouvernement et à la résurgence d’une droite néolibérale comme cela se produit en Argentine. Il n’y a pas de doute que des secteurs de droite agissent tant depuis l’opposition que de l’intérieur du gouvernement. On ne peut pas non plus fermer les yeux et ne pas reconnaître que des secteurs de la gauche et des mouvements sociaux se sont laissés coopter par le pouvoir ou que nous n’avons pas été pas capables d’articuler une proposition alternative claire.

La poursuite du processus de changement passe par : a) discuter de façon critique et propositionnelle les problèmes du développementisme capitaliste tardif invivable et sous-jacent à l’agenda patriotique pour 2025, b) évaluer, expliciter et engager des actions au sein et hors de l’État pour faire face aux problèmes et dangers que suscite la logique du pouvoir (autoritarisme, clientélisme, suivisme, nouveaux riches, alliances pragmatiques et truquées, corruption, etc…), c) dépasser la contradiction entre le dire et le faire, et rendre réelle l’application des droits de la Terre Mère, ainsi que la mise en place de projets qui contribuent réellement à l’harmonie avec la nature, et d) être autocritiques avec soi-même et avec nos propres organisations et mouvements sociaux qui parfois reproduisent les pratiques nuisibles des chefs et prébendiers.

Le Vivre Bien est possible !

Lire le texte en espagnol

Notes

[1Le référendum constitutionnel bolivien de 2016 s’est tenu le 21 février 2016 pour modifier la constitution en supprimant le nombre maximum de deux candidatures à la présidence instauré par la Constitution de 2009

[2le 11 septembre 2008, il se produisit un affrontements entre séparatistes opposés au gouvernement d’Evo Morales et tenants de l’unité nationale favorables au gouvernement ; il y eut 13 morts et plus de 50 blessés. Voir > http://www.eldeber.com.bo/bolivia/seis-preguntas-entender-caso-porvenir.html

[3le 24 septembre 2011, "Un millier d’Indiens amazoniens, qui marchent depuis un mois vers la capitale La Paz pour protester contre un projet routier à travers des terres ancestrales" (…). Voir > http://www.lapresse.ca/international/amerique-latine/201109/24/01-4451126-bolivie-tension-sur-la-marche-indigene-4-blesses-un-ministre-retenu.php

[4Le "Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure" (TIPNIS) est situé dans les départements boliviens de Beni et de Cochabamba. Wikipédia. Voir > http://www.sciencespo.fr/opalc/content/la-bolivie-et-la-revolte-des-indigenes-du-tipnis

[5proche du Brésil

[6Le président bolivien Evo Morales a promulgué (le 23 mai 2008), la loi de convocation officielle du référendum révocatoire du mandat populaire du président, vice-président et des préfets (gouverneurs) départementaux. Il aura lieu le 10 août prochain.(…) Pour la première fois dans toute l’histoire de la Bolivie, le peuple a le droit non seulement de choisir mais également de révoquer les autorités si celles-ci ne sont pas utiles ou ne sont pas au service du peuple, a affirmé Evo Morales, au moment de sanctionner la loi. (…) Son intention est que les différends entre Boliviens se résolvent par les urnes et non par les armes. Le gouvernement souhaite qu’à travers le dialogue, de nouveaux référendums autonomes soient évités, comme celui qui a eu lieu à Santa Cruz le dimanche 4 mai, en marge de la loi et de la constitution bolivienne.” ( Source : http://www.michelcollon.info/IMG/article_PDF/article_a277.pdf )

[7Unidad Democrática y Popular (Unité démocratique populaire) était une alliance formée à la fin des années 70 regroupant divers partis de la gauche bolivienne ayant pour leader Hernán Siles Suazo et qui a disparu en 1985 (...) lire : https://es.wikipedia.org/wiki/Unidad_Democrática_y_Popular

[8Au sujet de la consultation sur l’autonomie qui a eu lieu à Santa Cruz, (la députée bolivienne Elizabeth Salguero) a déclaré qu’il s’agit d’un « carnaval autonome plus que d’un processus démocratique » et a souligné que le « régime autonome n’existe pas dans la constitution ». Enfin, elle a répété que « le référendum révocatoire va réorienter la voie démocratique pour que le peuple décide s’il veut ce processus de changement ou s’il nous faut accompagner le président ». Avec ces deux mesures, celle d’exposer son poste et celui du vice-président à la considération du vote populaire, ainsi que celle de la convocation de tous les préfets à un dialogue, Evo Morales prend à nouveau l’initiative d’une option risquée qui confirme sa vocation démocratique et sa conviction de la nécessité des changement qu’il promeut pour son pays. L’opposition devrait reconnaître l’illégalité du référendum réalisé à Santa Cruz, et accepter le jeu démocratique avec toutes ses conséquences. Le référendum révocatoire est une issue « in extremis », mais qui, face au refus de dialoguer persistant de la part de l’opposition, s’avère valable pour éviter l’éclatement de la crise et la progression de la division interne." ( Source : http://www.michelcollon.info/IMG/article_PDF/article_a277.pdf )

[9peuples amérindiens présents en Bolivie et dans les pays voisins.

[10Carlos Arce Vargas. Una década de gobierno ¿Construyendo el Vivir Bien o el capitalismo salvaje ? CEDLA. 2016. http://cedla.org/sites/default/files/una_decada_de_gobierno._construyendo_el_vivir_bien_o_un_capitalismo_salvaje.pdf

[11La notion d’ extractivisme est un concept large et polysémique qui désigne les moyens et stratégies d’exploitation industrielle de la Nature, quand il s’agit d’extraire (sans retour et directement dans le milieu naturel) des ressources naturelles pas, peu, difficilement, lentement ou coûteusement renouvelables. Ce qui est extrait peut être des molécules, des matières et des matériaux, des organismes vivants (plantes, champignons, animaux) ou de l’énergie (ex : uranium, hydrocarbures fossiles, bois-énergie).
L’extractivisme est une sorte de déclinaison du principe de la cueillette mais appliqué avec des moyens industriels, localement dans le cas des carrières, et à très grande échelle dans le cas de la pêche industrielle ou de l’exploitation des forêts tropicales. L’extractivisme nécessite des réseaux de transports (routes, voies ferrées, canaux, pistes d’atterrissage, pipe-lines, ligne à haute-tension, navires marchands ou technique, etc.).
Dans le cas de ressources peu ou lentement renouvelables il a comme limite la surexploitation (ex : surpêche) et dans le cas de ressource rares, sa limite est l’épuisement de la ressource. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Extractivisme

[12« Terre-Mère » est une expression utilisée pour désigner certaines Déesses mères, plus particulièrement celles qui personnifient la terre fertile (Gaïa grecque, Pārvatī hindoue chez les Indiens, Amalur basque, Etügen ekh (ou Ekh Gazar) du Tengrisme turco-mongol, etc.). La Déclaration universelle des droits de la Terre-Mère est une déclaration formulée par les peuples amérindiens lors de la Conférence mondiale des peuples contre le changement climatique 2010). Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Terre-Mère)

[13Traité de Libre Échange L’accord de libre-échange entre le Mexique et la Bolivie fut signé le 10 septembre 1994 et entré en application le 1er janvier 1995.

[14Centro Internacional de Arreglo de Diferencias relativas a Inversiones (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), institution de la Banque Mondiale créé par la convention de Washington du 18 mars 1965.

[15grand carrefour ferroviaire et routier de Bolivie. Une voie ferroviaire franchit les Andes et relie la Bolivie directement aux ports chiliens d’Iquique et d’Antofagasta sur la côte pacifique.

Commentaires

Pablo Solón Romero est un homme politique bolivien qui fut Ambassadeur de la Bolivie aux Nations Unies de février 2009 à la fin juin 2011. Il est maintenant directeur exécutif de l’organisation altermondialiste "Focus on the Global South". Wikipédia (…) Pablo Solón a d’abord travaillé plusieurs années comme travailleur social et militant dans différentes organisations sociales : dans des mouvements indigènes, des associations d’étudiants, des syndicats et dans des associations défendant les droits de l’homme ou des organisations culturelles de la Bolivie. Il s’est lié ainsi aux mouvements qui ont porté au pouvoir Evo Morales et son parti, le MAS, de la fin des années 1990 à 2005