Quel avenir pour l’économie sociale et solidaire ?

Introduction

, par CDTM 34

Économie, sociale et solidaire, trois mots pour une seule idée ?

Économie sociale et solidaire, trois mots pour désigner un unique ensemble fondé sur un mode de gestion se voulant plus démocratique et participatif et un but autre que le seul partage des bénéfices. Alors que l’association de ces trois termes apparaît pour certains comme une contradiction et pour d’autres comme un oxymore, il s’agit d’un champ qui, au cours des deux derniers siècles, a gagné en cohérence jusqu’à obtenir sa reconnaissance du point de vue de la loi et du droit. Mouvement transnational, ses acquis principaux et ses réalisations concrètes s’inscrivent pourtant majoritairement dans le périmètre national, celui de la loi et des politiques publiques. Cette dimension explique les particularismes locaux et les différences d’appellation entre des mouvements qui se ressemblent et tendent de plus en plus à se rencontrer et à s’organiser notamment au niveau de cet échelon supranational qu’est l’Union européenne.

La loi de 2014, spécificité du contexte français

En France, cet ensemble connaît sa reconnaissance la plus aboutie avec la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire (ESS). C’est elle qui en fixe le périmètre et restreint notamment l’appartenance et l’usage du qualificatif d’organisation de l’économie sociale et solidaire aux seules associations, coopératives, fondations et mutuelles ainsi qu’aux sociétés commerciales de l’ESS et aux organisations agréées ESUS (Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale). Cette loi structure et fixe également les missions du réseau qui représente et incarne l’économie sociale et solidaire, à l’échelle des régions par le biais des Chambres Régionales de l’Économie Sociale et Solidaire (CRESS) et au niveau national via ESS France. D’après le cadre posé par la loi de 2014, l’ESS représente 10% de l’emploi en France, elle est présente dans tous les secteurs d’activité. Cependant, plus que la naissance d’un mouvement, cette loi représente l’aboutissement d’un processus entamé plusieurs siècles auparavant.

Les fondements de l’économie sociale et solidaire

La constitution de cet ensemble succède à une longue période d’édification et de consolidation des statuts des organisations qui le composent. Ces statuts, qu’ils soient associatifs, coopératifs, mutualistes ou appartenant au secteur des fondations sont très divers et regroupent des organisations qui n’ont parfois de commun que la forme juridique. Ainsi, cette diversité entre ou au sein des familles statutaires est le fruit d’un processus historique qui a commencé dès les débuts de l’ère industrielle et de l’expansion du capitalisme et de ses formes organisationnelles. Pour faire face à ce nouveau mode d’organisation et de production ainsi qu’au bouleversement des rapports sociaux qu’il entraîne, différentes réponses sont apportées sur tous les plans de la vie humaine : de la production à la consommation et au crédit, en passant par la culture, les loisirs, la santé et la solidarité. Ce sont ces réponses qui, une fois traduites et structurées en formes organisationnelles, ont donné naissance aux grandes familles statutaires dont la réunion forme/constitue aujourd’hui l’économie sociale et solidaire. Ainsi, il n’est pas rare que certaines organisations ignorent leur appartenance à l’économie sociale et solidaire, se trouvent peu ou pas d’affinités avec d’autres organisations de l’économie sociale et solidaire ou ne s’y reconnaissent pas tout simplement.

Diversité

Économie solidaire contre économie sociale

L’hétérogénéité des organisations et des pratiques regroupées au sein d’un même champ crée des contradictions qui se retrouvent sur le plan théorique. En effet, dans le cas de l’économie sociale et solidaire, la théorie succède à des pratiques que les théoriciens ont parfois du mal à cerner et à unifier. L’ensemble autrefois identifié et connu sous l’appellation d’économie sociale a, dans le dernier quart du XXe siècle, été mis en cause et bousculé par les tenants d’une économie solidaire autoproclamée. La principale critique adressée à la première par ces derniers étant l’abandon de l’aspiration à une transformation globale de la société et la trop forte attention portée au caractère économique de l’activité en dépit de sa finalité. En effet, les coopératives comme les mutuelles, aux prises directes avec les assurances ou les entreprises capitalistes, ont pu, par mimétisme ou par opportunisme, adopter des comportements et des pratiques analogues à ceux de leurs concurrents. Les associations qui, pour répondre à leur objet social, sont devenues employeuses ont, quant à elles, connu des difficultés concernant les conditions de travail de leurs salarié·es. Ces dernier·ères, parfois pris·es en étau entre engagement militant et leur condition de salarié·e ont aussi pu subir la différence de statut et les pesanteurs liées à la place et à la fonction des administrateur·rices bénévoles au sein de l’association. Il faut aussi ajouter le problème de la reconfiguration de la relation entre associations et puissance publique caractérisée par la baisse ou la conditionnalité des subventions et l’évolution des modalités de financement vers une place croissante des commandes publiques par appels à projet. Ainsi, des associations ont été amenées à se réorienter vers la vente de biens ou de services dans le but de ne plus dépendre complètement des subventions et d’auto-financer au moins en partie leur activité ce qui a pu les conduire à des processus mimétiques semblables à ceux évoqués dans le cas des coopératives et des mutuelles.

De la rentabilité à la lucrativité

La résolution trouvée par la réunion des deux termes au sein d’une seule et même expression n’a pour autant pas entièrement répondu à la question théorique cachée derrière cet attelage de pratiques. Cette question, simple mais fondamentale, peut être résumée par l’interrogation suivante : quel est le dénominateur commun entre associations, coopératives, mutuelles et fondations ? La très grande diversité au sein de chaque entité (taille, ancienneté, secteur d’activité…) rend complexe la tâche de la convergence mais le rapport à la lucrativité pourrait constituer une première piste d’explication. Alors que la rentabilité ou au moins l’équilibre financier est un impératif pour toutes les organisations, qu’elles appartiennent à l’économie sociale et solidaire ou non, la question de la lucrativité peut, quant à elle, différer en fonction de sa forme. Celle des organisations capitalistes leur permet, si la condition de la rentabilité est remplie, une lucrativité maximale (rémunération des actionnaires, vente de l’entreprise...). Au contraire, la forme et les statuts des organisations de l’économie sociale et solidaire, chacune à leur manière, encadrent la lucrativité par l’impossibilité de vendre la structure ou par l’existence de réserves statutaires obligatoires visant à orienter tout ou partie du bénéfice vers la consolidation ou le développement de l’activité. Cependant, les deux mondes sont loin d’être hermétiques, les liens commerciaux ou partenariaux qui lient les différents types d’organisation, les pratiques comme le mécénat ou l’existence des fondations d’entreprise sont autant de ponts entre économie classique et économie sociale et solidaire. De plus, la recherche illimitée du profit monétaire qui meut les organisations capitalistes, sous peine de disparition ou d’absorption par des groupes plus grands ou concurrents, peut les pousser, par intérêt bien compris, à investir et à nouer des liens avec le champ de l’économie sociale et solidaire. La limitation de la lucrativité ne s’opposant pas à la possibilité d’engranger des profits symboliques vitaux pour alimenter l’image de l’entreprise, du groupe ou de l’entrepreneur. Attractif en raison des déductions fiscales qu’il permet, ce modèle parfois qualifié de philanthropique est une pente que les organisations de l’économie sociale et solidaire peuvent être tentées de suivre en raison de leurs importants besoins de financement et du caractère parfois non rentable de leur activité.

L’économie sociale et solidaire a-t-elle un avenir ?

Pour le moment, l’existence et l’appartenance à l’économie sociale et solidaire permet aux organisations qui la composent de bénéficier de certaines exemptions ou aménagements sur le plan fiscal, d’obtenir la reconnaissance de leur utilité publique ou de bénéficier, pour certaines, de subventions de la part des collectivités publiques. L’ouverture du champ de l’économie sociale et solidaire aux sociétés commerciales de l’ESS qui sont des entreprises classiques intégrant dans leurs statuts différents éléments comme une gouvernance démocratique, l’affectation majoritaire des bénéfices au maintien ou au développement de l’activité et le caractère impartageable et non distribuable des réserves obligatoires constituées pourrait provoquer une fracture du périmètre établi ou le faire apparaître comme inutile. En plus du respect de certains critères de gestion, ces sociétés commerciales de l’ESS se doivent de poursuivre une utilité sociale qui peut se traduire par le soutien à des personnes en difficulté économique ou sociale, la lutte contre les inégalités et le renforcement de la cohésion territoriale ou le développement durable et la solidarité internationale. Dans le même esprit, la loi Pacte de 2019 introduit la notion et le qualificatif de société à mission qui permet aux entreprises classiques d’adjoindre à leur activité des objectifs sociaux et environnementaux. L’accentuation de la porosité entre les deux espaces et le brouillage des limites du champ de l’ESS pourraient entraîner ou accélérer sa dilution au sein du modèle hégémonique toujours en quête de nouveaux marchés. Ce dernier bénéficierait donc, grâce à la reconfiguration ou la disparition de ces niches concurrentielles, de l’ouverture de nouveaux espaces permettant d’étendre le champ de l’économie capitaliste clôturant ainsi l’intention initiale de transformation de l’économie et de la société.