Ce texte, publié originellement en anglais par Pambazuka, a été traduit par Léa Ferté, traductrice bénévole pour rinoceros.
Alors que l’Afrique du Sud se prépare à célébrer le Jour de la Liberté (Freedom Day [1]) le 27 avril, Motsoko Pheko dénonce l’échec de l’accord négocié il y a 16 ans, mettant fin à l’apartheid, à prendre en considération « les objectifs initiaux pour lesquelles la lutte de libération a été menée ». La constitution du pays est peut-être la meilleure du monde, mais, selon Pheko, il serait temps qu’elle évolue sur les points fondamentaux concernant la population pauvre majoritaire.
Que célébrons-nous le 27 Avril ? Certains disent que nous fêtons la démocratie, la naissance d’une nation arc-en-ciel, le miracle d’un accord négocié, la meilleure constitution du monde, qui conduit à ce que l’Afrique du Sud soit le seul pays en Afrique, et le cinquième dans le monde, à avoir légalisé le mariage homosexuel.
Cependant, les 16 années qui ont constitué la période post apartheid montrent que les fondations sur lesquelles l’Afrique du Sud est bâtie sont dangereusement fissurées. L’accord négocié à l’époque est inéquitable. En effet, les tractations n’ont pas tenu compte des objectifs initiaux pour lesquelles la bataille de libération avait été engagée. Les intérêts fondamentaux des 80% de la population sont mis en péril : les négociateurs ont confondu le commencement d’un long parcours avec l’arrivée à destination.
Cela explique que la constitution sud-africaine n’ait jamais été amendée, sauf quand il a été question de déplacer les habitants de Khutsong au Nord-ouest, et ceux de Matatiele au cap oriental. Elle a aussi été modifiée quand les résidents de Phiri, une communauté pauvre de Soweto, se sont opposés à l’installation de compteurs d’eau, rendant l’eau chère et inabordable pour eux. En revanche, la constitution sud-africaine n’a jamais été amendée sur les sujets fondamentaux touchant les citoyens pauvres, majoritaires dans le pays.
La politique foncière menée par le parti au pouvoir est une totale catastrophe. La terre est le trophée pour lequel le combat pour la liberté a été mené. Il s’agit d’un patrimoine national, sans lequel la libération économique de la majorité ne pourra s’opérer. En Afrique du Sud, les Noirs représentent 80% de la population, et pourtant ils ne possèdent que 13% des terres. C’est l’aboutissement du « Native Land Act » de 1913, qui a légalisé l’expropriation des Noirs et créé des « réserves d’autochtones », également appelées « Bantustans », réservoirs de force de travail bon marché destinée aux exploitations agricoles et minières. La section 25 de la constitution sud-africaine est seulement un autre nom pour le « Native Land Act » de 1913, puisqu’elle interdit toute réclamation de terres ayant appartenu à des Noirs avant 1913.
À la suite du « Native Land Act », le porte parole du Congrès National Africain (ANC), Solly Plaatje, a déclaré que « ce qui s’est produit lors de la rencontre entre les ministres et les députés (du Parlement colonial) à Cape Town, eux seuls le savent, mais le « Native Land Act » de 1913 en est le résultat. Début mai (1913), personne ne savait que cette année-là allait disparaître le moindre reste de liberté foncière pour les Noirs … Le 19 juin de cette même année, la loi avait été adoptée et elle était appliquée sur tout le territoire sud-africain. »
Les Noirs furent dépossédés de tant de terres que le porte parole de l’ANC, Solly Plaatje, le président de l’ANC, John Langalibalele Dube et trois autres représentants se rendirent en Grande-Bretagne. Le 14 juillet, ils présentent une pétition au roi George V, le colonisateur de l’Afrique du Sud. Les requérants, représentants des rois et des habitants du pays, expliquent qu’ils vouent à leur pays un amour fervent, et que cette terre leur a été confisquée.
Ils affirment « accepter pleinement la souveraineté de la Grande-Bretagne et aucune autre ». Une des demandes formulées au Roi George V est « que l’on devrait attribuer la terre aux autochtones proportionnellement à leur nombre, dans les mêmes conditions que celles offertes à la race blanche ».
C’était il y a presque 100 ans. Mais ces souhaits n’ont pas été réalisés. Evoquée pour la seconde fois lors des négociations de 1994, l’idée d’une distribution équitable des terres a été enterrée, malgré la « Revendications des Africains en Afrique du Sud et la Déclaration des Droits » (Africans Claims In South Africa and The Bill Of Rights [2]), soutenue par plusieurs présidents de l’ANC : Dr Alfred B. Xuma, Dr James Moroka et le chef tribal Albert Luthuli.
Le projet de loi en faveur de la liberté, adopté par l’ANC en 1943, indique : « Nous exigeons le droit à un partage équitable de toutes les ressources matérielles du pays ; nous estimons qu’il est injuste que 13% des terres soient accordées à 8 millions d’Africains, contre 87% à 2 millions d’Européens … C’est pourquoi nous demandons une redistribution juste de la TERRE. »
La lutte pour la libération du peuple africain en Afrique du Sud a été substantiellement celui d’une redistribution équitable des terres et de ses ressources proportionnelle au nombre d’habitants. Mais le gouvernement de l’ANC, pour restituer la terre aux Africains, opta pour le principe de la libre volonté de l’acheteur et du vendeur. Malgré les milliards de rands dépensés, cela n’a pas fonctionné. Le gouvernement de l’ANC n’a désormais plus aucun argent pour acheter la terre. Le ministre de la réforme agraire et du développement durable, Gugile Kwinti, a admis qu’il aurait besoin de 72 milliards de rands pour acheter le foncier prévu.
Un proverbe africain dit : « Est fou celui qui achète son propre bétail. » Le rachat de la terre qui a été prise aux Africains pendant l’époque coloniale est injuste, barbare et viole les principes du droit international contre le colonialisme et l’apartheid. Ce type de politique foncière a échoué au Zimbabwe, entraînant des conséquences terribles. Si un géant économique comme la Grande-Bretagne n’a pas pu acquérir suffisamment de terres au Zimbabwe, comment serait-il possible que le gouvernement de l’ANC puisse régler la question de la terre en l’achetant ?
Cette politique foncière injuste a conduit Dan Mokonyane, auteur de The Big Sell Out (« La Grande Trahison »), à écrire : « Cela ressemble au vulgaire spectacle d’un violeur qui revient sur les lieux ravagés par son crime, réclamant de l’argent pour l’effort dépensé et le sperme perdu. »
Que célébrons-nous le 27 avril en Afrique du Sud ? Les anciens combattants pour la liberté, tels que les membres de l’armée de libération du peuple azanien (APLA), ont pris les armes contre l’apartheid. Pour cette raison, ils croupissent dans les prisons de la « Nouvelle Afrique du Sud ». Les Nations Unies ont dénoncé le régime de l’apartheid comme un crime contre l’humanité à travers la Convention Internationale sur la répression et les sanctions à l’encontre du crime de l’apartheid. Pourtant, ce sont les anciens combattants pour la liberté qui ont été punis d’emprisonnement. En revanche, le régime de l’apartheid a amnistié en 1993 plus de 3 500 personnes appartenant notamment à ses forces de sécurité. Plus de 44 tonnes de documents ont été détruites. De plus, la Commission Vérité et Réconciliation a accordé l’amnistie à d’autres exécutants du régime.
Le 27 avril de cette année a donné l’opportunité à la nation de réfléchir à l’abandon de son parcours vers la liberté pour une destination prétendument idyllique.
Le blocage des routes et les pneus incendiés dans tout le pays sont des signaux qui prouvent que la trajectoire doit être rectifiée avant qu’il ne soit trop tard.
En Afrique du Sud, la majorité des chômeurs sont noirs. Les personnes les plus pauvres sont noires. Ceux qui vivent dans les taudis, sordides et inhumains, sont noirs. Ces logements indignes sont davantage sujets aux incendies ou aux inondations, détruisant l’habitat et des vies. Les hôpitaux et les cliniques les moins équipés sont ceux qui soignent les Noirs.
Les routes les moins entretenues, voire inexistantes, sont dans les endroits où vivent les Noirs. La population la moins diplômée et la moins instruite en Afrique du Sud est noire. Les gens qui ont le moins d’argent à consacrer à l’instruction et qui sont éduqués dans une moindre proportion sont noirs. Ceux qui ont l’espérance de vie la plus courte sont noirs. Ceux qui souffrent des taux de mortalité infantile les plus élevés sont noirs. Cependant, des milliards de rands sont dépensés pour acheter des terres, et payer le service de la dette du régime de l’apartheid.
La majorité des 45 millions de Noirs possède peu, voire rien du tout. La démocratie qui leur est proposée revient à l’expropriation sans réappropriation possible. La constitution sud-africaine doit être amendée, vers plus de justice et de démocratie, pour créer un état de développement qui tire le niveau de vie de tous vers davantage d’égalité, et éradique la pauvreté et le sous-développement.
Le professeur Sampie Terreblanche a pointé le problème dans son livre Histoire des inégalités en Afrique du Sud, 1652-2002, lorsqu’il écrit : « Les principaux leaders de l’ANC ont en fait vendu la liberté souveraine de mettre en place une politique socio-économique indépendante et adéquate pour une politique de moindre valeur, quand ils ont commencé à établir des compromis avec le secteur privé et ses partenaires internationaux. Ces « transactions » malencontreuses doivent être annulées ou renégociées. »