Le complotisme, les théories conspirationnistes et le confusionnisme (et ce que le Covid nous aide à comprendre à leur sujet)

Qu’est-ce que les théories du complot ou conspirationnistes ?

, par Rédaction, WEILL Caroline

Il est tout d’abord important de faire une distinction entre les fake news et les théories conspirationnistes. Selon le Guide des théories du complot (produit par un réseau de 150 universitaires européen·nes), la fake news (« infox » en francais) désigne un fait qui n’a aucune véracité, un mensonge, une affirmation sans fondement : par exemple, imputer des propos à une personne qui ne les a jamais prononcés, ou annoncer le décès d’une personnalité encore en vie. Les théories du complot ou conspirationnistes, elles, relèvent d’une narration : c’est-à-dire une lecture de la société et de la réalité dans son ensemble, qui relie entre eux différents éléments et faits (dont certains peuvent être des fake news) afin d’en produire une interprétation particulière. Toutes les fakes news n’affirment pas qu’un complot est en marche. Par ailleurs, alors que les infox peuvent relever de la désinformation intentionnelle (afin de discréditer un·e opposant·e politique, par exemple), les conspirationnistes, très souvent, croient sincèrement à ce qu’ils et elles soutiennent.

Les théories conspirationnistes sont diverses et s’adaptent souvent aux modes de pensée et croyance de chacun·e. Qu’il s’agisse de J.F. Kennedy qui aurait survécu à une « tentative » d’assassinat, à l’existence des Reptiliens (des êtres non-humains s’alimentant de sang humain) ; des vaccins qui causeraient des modifications génétiques aux agissements mystérieux d’un « État profond » (c’est-à-dire d’un groupe secret qui tire les ficelles à l’intérieur de l’État), du complot juif et/ou israélien visant à prendre le contrôle du monde ; de la marche sur la lune qui aurait été tournée en studio à l’attentat du 11 septembre 2001 qui aurait été orchestré par le gouvernement états-unien… Chacun·e peut alors composer sa propre version d’un monde où l’on serait « manipulé·e » à différents degrés et à divers niveaux en piochant dans ces théories et éléments complotistes. La complexité croissante du système d’information actuel provoque souvent des confusions et des modes de raisonnement biaisés : voir une relation de causalité là où il n’y en a pas, ou encore évacuer l’articulation de facteurs complexes pour expliquer un phénomène. Adhérer un jour à une théorie de conspirationniste ne veut pas dire y adhérer toujours, ni à toutes les théories conspirationnistes. Cependant, sans aller jusqu’à des visions paranoïaques du monde, ces différentes lectures des faits (du confusionnisme [1] au conspirationnisme) partagent certaines caractéristiques, et comportent le risque de glisser de l’un à l’autre si l’on n’y prend pas garde.

Selon le Guide des théories du complot (sur lequel se fondent une bonne partie des arguments avancés ici), ces lectures particulières du monde sont caractérisées par l’idée que rien n’arriverait « par hasard », et que la plupart des faits sociaux seraient liés entre eux et déterminés par les agissements d’un groupe minoritaire aux intentions malveillantes pour la majorité. Ces « ennemi·es du peuple » (avec des catégories extrêmement floues) seraient des expert·es en manipulation, tirant les fils dans l’ombre, et dissimuleraient leurs actions : le fameux « on nous cache quelque chose ». La logique de leurs agissements deviendrait perceptible, presque évidente, dès que l’on arrêterait de « croire » aux coïncidences. Fondamentalement, cela suppose une intention occulte derrière chaque événement, et l’idée qu’il existe des personnes si puissantes qu’elles sont capables de contrôler l’ensemble des relations sociales, à tel point que chacun de leurs faits et gestes parvient systématiquement au résultat exact qu’elles avaient voulu et prévu. Pas de place donc à la contingence ni aux conséquences imprévues dans un monde de plus en plus complexe. Ce raisonnement relève évidemment de la spéculation, et n’est en général étayé par aucun examen scrupuleux des faits, et surtout, il repose sur une logique qui considère qu’il ne peut y avoir qu’une seule cause à un seul événement.

Une deuxième caractéristique des modes de pensée conspirationniste est la défiance généralisée face aux institutions établies (le gouvernement, les institutions internationales) et aux principaux organes de presse. Ceux-ci seraient soit directement complices, soit les « idiot·es utiles » du complot de par leur incapacité à l’identifier. La rhétorique de fronde contre les « médias mensonge » (les médias étant pris dans leur globalité et sans distinction aucune) est une constante, et le fait qu’une idée soit marginale, pas ou peu acceptée dans la société, la rend intuitivement et automatiquement digne d’attention pour les conspirationnistes. Selon les recherches sur la connaissance stigmatisée, « le rejet des autorités est pour [elles et] eux un signe de la véracité d’une croyance », quel que soit le fondement de ce rejet. Ainsi, paradoxalement, on peut entendre les mêmes personnes rejeter une information par « esprit critique » vis-à-vis des médias dominants ; et accepter comme vrais, sans examen scrupuleux des faits ni esprit critique, des éléments apportés par une source extra-institutionnelle – comme si la non-appartenance à une institution sociale (médias dominants, organes d’État ou supranationaux, etc) était en soi un gage de fiabilité.

Dans ce billet de blog, Ploum, acteur du mouvement du logiciel libre et des communs, rappelle que les théories du complot sont souvent des intuitions justes d’un vrai problème social, mais qui supposent des conditions concrètement irréalistes. « D’une manière générale, toutes les théories conspirationnistes sont des constructions basées sur un problème très juste. Problème auquel on a créé une cause artificielle absurde ou exagérée, cause qui symbolise et personnifie le problème afin d’avoir l’impression de le comprendre. [...] En lui donnant un nom, on se crée un ennemi identifié et la possibilité d’agir, de le combattre activement. » En passant au crible les sujets de complot les plus courants, Ploum montre comment la mécanique complotiste amène à des conclusions fausses, prêtes à l’emploi, simples à croire ou à appliquer, à partir de faits avérés ou de débats nécessaires. Une forme d’erreur de raisonnement qu’il résume par la formule « Si vous pensez qu’un domaine quelconque est corrompu, de l’industrie alimentaire à la recherche scientifique, vous avez probablement raison. Mais ce n’est pas contre le domaine en question qu’il faut lutter, c’est contre la corruption. »

Il est important de souligner que le complotisme ne date pas d’hier. Il existait déjà au temps de la Révolution française, avec des feuillets distribués dans tout Paris, ou encore au temps de la Grande Guerre de 1914-1918 où la désinformation était déjà le fruit de velléités de propagande rencontrant des imaginaires disposés à y croire. Internet et les réseaux sociaux ont eu un effet de miroir grossissant de cette réalité préexistante en rendant ces théories de plus en plus visibles, facilement accessibles et relayables. Même s’il n’est pas établi que plus de gens sont réceptifs aux théories du complot, le web des acteurs de l’économie de l’attention (les GAFAM) a facilité, ces dernières années, par le truchement d’algorithmes qui contribuent à créer des bulles de filtres, la formation de communautés de plus en plus homogènes, se faisant l’écho les unes des autres, et se validant mutuellement au point d’en devenir une sorte d’écosystème numérique autonome qui donne une illusion de véracité. De fait, pendant la pandémie de coronavirus, et en particulier au cours des différents confinements, une grande partie de la population, en France et dans le monde, a passé beaucoup plus de temps que d’habitude sur les réseaux sociaux et sur Internet : avec une plus grande exposition à des tentatives d’explication d’une situation en soi angoissante, les théories du complot semblent s’être particulièrement diffusées. Attention cependant au « déterminisme technologique un peu trivial [qui] sert désormais de clé d’explication à la montée des populismes, à la crise des médias et à la diffusion de croyances irrationnelles », selon les mots du sociologue Dominique Cadon : il faut se pencher sur les dynamiques sociales, politiques, économiques et culturelles de plus long terme, et au-delà de la simple « rupture » induite par l’introduction des technologies numériques, pour comprendre ce qui se passe réellement dans nos sociétés.

Il est aussi important de rappeler qu’il y a toujours eu – et qu’il y aura toujours – de vraies conspirations et/ou complots : les affaires révélées par Wikileaks ou Snowden, en sont de parfaits exemples. Cependant, le Manuel de la théorie du complot (écrit par deux professeurs de psychologie cognitive) rappelle que « les caractéristiques du raisonnement conspirationniste [entre autres : contradiction, suspicion extrême, réinterprétation de l’aléa, imperméabilité à la preuve] ne permettent pas de découvrir de telles [conspirations]. Au contraire, un raisonnement classique, fondé sur un scepticisme mesuré, des preuves robustes et de la cohérence, est nécessaire pour dévoiler les véritables tentatives de tromperie. » Pour qu’un complot ne soit pas dévoilé, a fortiori sur des dizaines d’années, cela implique qu’un nombre très limité de personnes soient impliquées ; il est très difficile que des complots d’une telle ampleur ne soient pas révélés massivement après tant de temps.

Par ailleurs, force est de constater que le terme « complotisme » est souvent instrumentalisé dans différentes stratégies politiques, ce qui rend délicat une réflexion mesurée sur le sujet. D’une part, il est souvent mobilisé par les tenant·es du pouvoir pour faire taire les propos critiques, qu’ils soient fondés sur des éléments tangibles ou non. Cette stratégie permet le blocage global des positions qui remettent en question de politiques publiques. D’autre part, certaines personnalités politiques ont cherché à se prémunir d’accusations et de critiques bien fondées en criant au complot contre eux : en se positionnant en contradiction avec certaines institutions sociales (des médias dominants perçus comme « libéraux », par exemple), considérées – à tort ou à raison – comme corrompues, ces personnalités chercheraient à faire accepter toute déclaration de leur part comme nécessairement vraie, puisqu’elle s’oppose aux institutions corrompues.