Prostitution : quand les pétitions de principe affectent les droits des migrantes

, par CETRI , LEROY Aurélie

Prostitutions et prostituées [1] sont au cœur d’un débat polarisé et houleux, qui peine à embrasser la complexité des réalités concrètes. La rigidité des cadres de pensée, binaires et normatifs, finit par créer une ligne de front en termes de politiques publiques. Dans ce cadre, les femmes migrantes inscrites dans la prostitution sont tantôt vues comme des travailleuses du sexe, tantôt comme des victimes de la traite, sans, toutefois, qu’aucun dispositif en place ne parvienne à garantir efficacement leurs droits.

De longues dates, la prostitution a fait l’objet d’âpres confrontations et de débats polarisants qui se cristallisent d’une part, autour de la définition du phénomène et d’autre part, sur la manière dont l’État, principalement, gère le « problème » prostitutionnel et tente de lui apporter des « solutions ». Le premier niveau d’opposition, d’ordre conceptuel, justifiant et entraînant le second niveau d’opposition, portant sur les réponses et les politiques à mettre en œuvre.

Les cadres d’analyse qui prévalent autour de la prostitution, s’ils témoignent d’un intérêt pour la question par un nombre varié d’acteur·trices (académiques, militant·es ou politiques), révèlent aussi leurs limites en peinant à embrasser la complexité des réalités concrètes. Construits autour de paradigmes tranchés et de présupposés, ils en arrivent à enfermer la prostitution et les personnes qui s’y adonnent dans des schémas interprétatifs uniques, sans que ne soient pris en compte ni les formes multiples de prostitution, ni les formes de domination croisées ou encore les parcours de vie dans et en dehors de la prostitution.

Résultats des courses, la prostitution est généralement perçue soit comme une forme d’esclavage qui s’inscrit dans les extrémités du continuum des violences patriarcales. Soit à l’opposé, l’activité prostitutionnelle est envisagée comme un travail émancipateur, à tout le moins lorsque celui-ci est « consenti » et qu’il résulte d’un « choix » reposant sur la liberté de disposer de son corps.

Ces positionnements idéologiques antagonistes ont accouché immanquablement de deux figures extrêmes de la prostituée. Alors qu’historiquement, la putain était essentiellement vue comme une débauchée, une délinquante, une déviante (d’un point de vue sanitaire et moral), les figures qui prévalent désormais sont – principalement dans les discours pro-abolitionnistes – celle de la victime prise au piège, de l’inadaptée sociale incapable de penser par elle-même et de se prendre en charge ou, à l’inverse, chez les réglementaristes, de la femme entrepreneuriale et émancipée assumant sa liberté sexuelle et admettant que son corps puisse faire l’objet d’« échanges économico-sexuels » (Tabet, 1987). Cette approche par les extrêmes témoigne d’une crispation de positions dont l’un des effets dommageables est d’invisibiliser et d’ignorer, notamment dans les stratégies mises en place, la multitude de variantes qui composent le spectre entre ces deux positions opposées.

Aujourd’hui, de l’eau a coulé sous les ponts depuis les premières réglementations hygiénistes du 19e siècle [2] et depuis la conversion progressive de nombreux pays à l’abolitionnisme [3], en particulier avec l’adoption par les Nations unies de la Convention de New York de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui [4]. Toutefois, en dépit des mutations sociales et culturelles des sociétés dans lequel s’inscrit le phénomène prostitutionnel, celui-ci continue à l’heure actuelle d’être appréhendé selon un schéma binaire. Les controverses portent sur la légalité ou l’illégalité de la prostitution, sur le bienfondé d’établir un système libéral qui légaliserait la prostitution et la légitimerait en tant que travail ou de maintenir un régime abolitionniste qui l’interdirait. Le prisme idéologique reste prépondérant, alors que les enjeux concrets qui sont liés au monde de la prostitution sont innombrables.

Si un décalage existe entre l’abstraction des débats et les conséquences concrètes de la prostitution, il serait faux pour autant d’affirmer que ces modèles traditionnels sont désincarnés ou déconnectés de la réalité. Une branche de chacun de ces mouvements est certes tournée vers les déclarations et les principes moraux, mais une autre est résolument tournée vers l’action sociale.

Et c’est à ce niveau que des réussites significatives ont pu être engrangées. Le modèle « abolitionniste » suédois qui, dessiné à gros traits, « pénalisent » les clients et « victimisent » les prostituées, s’est ainsi distingué à travers son volet social, notamment par le déploiement de refuges, par des « programmes de sortie » ambitieux, par une éducation à la citoyenneté sexuelle et affective qui a pu opérer des changements sur le plan des mentalités et des rapports à la prostitution. Le modèle « règlementariste » hollandais a connu aussi, en termes d’accompagnement social, des succès à travers notamment le renforcement d’actions de type communautaire, pour et avec les prostituées. Cet accompagnement, qui pouvait se moduler de multiples façons avait pour but de coller au plus près des conditions de vie et d’exercice des personnes engagées dans la prostitution.

Militant·es « abolitionnistes » et « réglementaristes » peuvent donc s’opposer farouchement sur le terrain des valeurs éthiques et morales, mais se rejoindre dans une volonté commune d’améliorer le sort des prostituées. La stigmatisation dont elles sont l’objet, l’insécurité juridique et d’existence des personnes impliquées exigent de trouver, pratiquement et depuis l’échelon de la proximité, des terrains d’entente (Revue nouvelle, 2020).

Si des avancées sont à relever, des limites inhérentes à l’implémentation des deux modèles sont aussi à souligner. La « protection des prostituées » ou les « dispositifs de lutte contre la prostitution ou l’exploitation sexuelle » ont trop souvent été détournés de leurs objectifs premiers, reléguant le bien-être des personnes au second plan de l’attention. Au niveau des autorités locales, le problème prostitutionnel, bien loin des enjeux et des principes politico-juridiques, est ainsi principalement abordé sous l’angle de la gestion des nuisances, des désordres urbains et sociaux qu’il génère, sur la perte d’attractivité de certains quartiers, etc. L’intention non avouée est de rendre l’activité et les personnes qui la pratiquent moins visibles et de les repousser, par ce fait, plus encore dans les marges.

Les dispositifs de lutte sont également instrumentalisés au service de la lutte contre les migrant·es et réfugié·es. Sous couvert de les « sauver », des procédures d’expulsion sont menées à l’encontre de femmes étrangères qui se prostituent et qui se trouvent en situation irrégulière. Plus globalement, tout est aussi fait pour que ces femmes « autres », quelles que soient leurs trajectoires de vie et leurs motivations de départ, ne migrent pas et « restent à leur place ». L’une des contradictions majeures des politiques en vigueur est ainsi de « criminaliser » et de rendre « coupables » au regard des lois de l’immigration, celles que les textes internationaux désignent comme « victimes » de la traite et entendent « protéger ».

Les prostituées : « victimes de la traite ou actrices d’un processus migratoire ? »

Il y a vingt ans déjà, Gail Pheterson (2001) élaborait le concept du « stigmate de la putain », un concept apposé à toutes les femmes qui transgressaient les assignations de genre en termes d’autonomie sexuelle, de mobilité ou d’initiative économique. Dans ses travaux, Pheterson mettait en avant comment historiquement la mobilité féminine était considérée comme contre nature et incompatible avec une « féminité légitime » (Guillemaut, 2008). Elle soulignait à travers ce raisonnement que, sous couvert de lutte contre la prostitution, la quête de mobilité de nombreuses femmes était restreinte et bridée.

Dans les perceptions collectives, la migration féminine est globalement associée soit au mariage et à la famille à travers les procédures de regroupement familial, soit à l’exploitation sexuelle et au trafic, mais plus rarement au marché du travail (ou à l’asile politique – que nous n’aborderons pas ici) qui reste, dans les représentations de la majorité, comme un espace dévolu aux hommes. Or, les femmes ont de tout temps migré pour travailler. Plus encore depuis qu’elles représentent 70% de la population pauvre du monde et que leur lutte pour la survie s’est accrue. Mais ces modes migratoires restent globalement peu perceptibles dans les discours institutionnels et dans les études sur les migrations. « La tendance structurelle patriarcale à analyser l’expérience des seuls hommes demeure » à ces niveaux (Cortés, 2020).

À la fin des années 1990, la présence accrue de prostituées étrangères sur les trottoirs des villes d’Europe de l’Ouest [5] alerte l’opinion publique et mobilise les décideur·euses politiques contre un « fléau » en expansion. Des textes internationaux foisonnent à l’initiative de l’Organisation internationale des migrations, de l’Union européenne, des États. La Convention des Nations unies contre la criminalité, dite de Palerme, organisée en 2001, et ses deux Protocoles additionnels portant sur la « traite » et le « trafic illicite » des personnes constituent les principales références de ce nouvel attirail juridique. Dans les coalitions féministes qui entourent les débats de l’époque, l’expression « trafficking » ne fait toutefois pas l’unanimité. Pour la Coalition Against Traffic in Women (CATW) qui représente le courant féministe radical de tendance abolitionniste, la traite est le volet international de la prostitution, mais traite et prostitution demeurent selon cette organisation, indissociables. L’une et l’autre sont identifiées comme des formes d’exploitation sexuelle, une marchandisation des corps des femmes au profit d’hommes qui les trafiquent (proxénètes, mafias, réseaux criminels) ou les consomment (clients).

Dans cette perspective, la traite est placée par les politiques publiques « dans le champ de la lutte contre la criminalité (migration illégale, crime organisé) » ; les femmes migrantes sont quant à elles définies comme des victimes du commerce international du sexe. Y compris celles qui s’affirment conscientes de l’activité qu’elles pratiqueront au terme de leur voyage. Selon ce point de vue, le « consentement » de la personne qui se prostitue est en effet « vicié » et inopérant, en raison de la situation de vulnérabilité dans laquelle elle se trouve. La prostitution est dès lors comprise comme « forcée », par définition, et la seule option envisageable est d’extraire les femmes de ce système, de les réhabiliter et de réintégrer les « survivantes » (Barry, 1984 ; Audet, 2005) dans leurs communautés.

La Global Alliance Against Trafficking in Women (GAATW) et le Network of Sex Workers Project (NSWP), composées des féministes d’inspiration « libérale » et d’organisations de défense des travailleuses du sexe, ont également participé au débat autour des Protocoles de Palerme. Ces deux structures se distinguent de la CATW en estimant qu’englober toutes les formes de migrations des femmes qui présentent une part variable de travail sexuel – que celui-ci soit « forcé » (sex trafficking) ou « volontaire » (migration for sex work) – est abusif et brouille la compréhension de la complexité des expériences migratoires des femmes (Toupin, 2003). Les réglementaristes estiment dès lors que traite et prostitution ne sont pas intrinsèquement liées, que la prostitution n’est pas nécessairement forcée et que d’autres formes de traite existent en dehors de la prostitution (travail domestique, travail clandestin dans l’agriculture, dans le textile, etc.).

L’idée sous-jacente dans cette approche est que les femmes migrantes et réfugiées ne sont pas qu’« objets de trafic » et peuvent être « actrices d’un processus migratoire » (Guillemaut, 2006). Ces lobbies ne nient pas l’existence du phénomène de la traite et le condamnent fermement, mais considèrent que dans « un dispositif de contraintes multiples » (économique, social, personnel), l’option du travail du sexe qui est retenue peut constituer une « stratégie d’adaptation », des formes de « micro-résistance » ou encore une « tactique » (idem) de survie ou de mieux-vivre. Cette approche se fonde sur des études ethnographiques et des méthodes participatives qui ont fait entendre des voix de femmes impliquées dans la migration internationale et le trafic sexuel.

La GAATW et la CATW ont, par cette approche, tenté de décrypter les catégories de « traite » et de « trafiquants » qu’elles considéraient trop homogénéisantes. Elles les conçoivent plus comme un continuum allant de modèles d’organisation extrêmement violents assimilables à de l’esclavage à des modèles plus diffus d’organisation, à des réseaux informels à petite échelle, composés d’amis, de voisins et de parents, sorte de « facilitateurs », qui ne sont pas nécessairement reliés à des réseaux de crimes organisés.

Des féministes de tout horizon, mobilisées sur cette question, ont mis en exergue que ces flux migratoires sont induits par l’accès restreint que les femmes ont au marché du travail formel et réglementé et que les seules options qui s’offrent à elles pour générer rapidement des revenus [6] sont les services sexuels et dans une moindre mesure – car les rentrées sont plus lentes –, les services domestiques. Si les femmes disposaient de plus de « voies légales et indépendantes leur permettant de migrer vers le marché de travail d’un autre pays », celles-ci auraient moins recours à ces formes de migration et seraient moins « contraintes d’utiliser des services et des intermédiaires peu scrupuleux » (Guillemaut, 2003) qui les placent dans des situations de vulnérabilité.

Droits des personnes migrantes versus lutte contre la criminalité

Depuis l’adoption des deux protocoles, le terme anglais trafficking est traduit en français par « traite ». Sa définition juridique repose sur trois éléments : 1) la traite concerne le recrutement, le transport, l’hébergement ou l’accueil de personnes 2) l’implication de la personne dans l’acte de traite se fait sans son consentement, par la contrainte. 3) l’exploitation d’individus à des fins lucratives est le mobile et un élément constitutif de la traite. L’exploitation peut être sexuelle (prostitution) ou économique (travail domestique, bâtiment, etc.).

La traite se différencie du « trafic illicite de migrants » (smuggling) qui désigne le fait de faire passer illégalement une frontière à des individus, afin d’en tirer directement ou indirectement un avantage financier ou un avantage matériel.

Les phénomènes de traite et de trafic ont ainsi été définis séparément et sont appréhendés de façon distincte sur le plan juridique. La criminalisation de ces deux phénomènes ne poursuit en effet pas les mêmes objectifs et ne tend pas à protéger les mêmes choses. Dans le cas de la traite, ce sont les droits fondamentaux des victimes que les dispositions entendent protéger. Dans le protocole contre le trafic illicite, c’est « l’intégrité des frontières des États » qui est défendue (Dupront, 2018).

Ces définitions juridiques ont été l’objet de nombreuses critiques portant notamment sur le manque d’adéquation des Protocoles avec les réalités vécues par des femmes migrantes et sur le manque d’efficacité qu’ils apportent en termes de protection.

Une objection émise par les réglementaristes a été de remettre en question les étiquettes globalisantes de « traite » ou de « victime » qui, selon leurs points de vue, ne font pas transparaître la complexité et la multiplicité des parcours de vie, des trajectoires de migration, du degré de coercition et d’exploitation, ou encore de la part d’« agentivité » des femmes..

Les abolitionnistes ont estimé, pour leur part, que la notion de consentement censée établir une distinction entre « traite » et « trafic », entre « vraies » et « fausses » victimes, ou encore entre « victimes » et « travailleuses migrantes illégales » était floue et imparfaite. Dans le parcours de mobilité internationale des femmes, le consentement, la tromperie et l’exploitation se croisent et fluctuent selon les étapes migratoires, sans jamais être totalement explicites. En outre, cette notion demeure assez hermétique à l’approche intersectionnelle, en prenant insuffisamment en compte la réalité sociale des discriminations. Avoir le choix ne signifie pas la même chose et n’a pas la même portée pour tout le monde. Dès lors, le contexte et les circonstances qui entourent la prise de décision nécessitent d’être interrogés et la question du préjudice causé à la personne, quel qu’ait été son « choix » à un moment donné, ne devrait jamais être effacée.

Ensuite, si traite et trafic sont définis séparément dans les Protocoles et peuvent être, dans les faits, commis indépendamment, ils sont toutefois fréquemment imbriqués. Une personne considérée comme « objet de trafic illicite » peut aussi être « victime de traite ». Face à cette situation non définie, les États ont fait le choix de défendre leurs intérêts et de prioriser la protection de leurs frontières plutôt que de garantir les droits des personnes migrantes, qui peuvent être exposées à des risques d’exploitation.

Les dispositifs juridiques et les politiques migratoires adoptés par les gouvernements d’Europe de l’Ouest en matière de lutte contre la traite des femmes migrantes et réfugiées sont, pour cette raison, qualifiés d’hypocrites par des chercheur·euses critiques et des acteur·trices de terrain. Agissant prétendument « au nom du droit des femmes » et de leur « protection », la lutte contre la traite est devenue un prétexte pour protéger les frontières et limiter au maximum l’immigration irrégulière.

Les attentats de 2001 et les impératifs de sécurité nationale subséquents ont également contribué à renforcer un climat de défiance qui a permis aux États occidentaux de justifier et de légitimer leurs politiques et polices migratoires.

La traite et le trafic des personnes sont inscrits dans la Convention des Nations unies, dite de Palerme, sous l’angle de la lutte « contre la criminalité transnationale organisée », ce qui suggère que ces problèmes sont de nature criminelle et de droit pénal, et que seules des mesures répressives et des politiques sécuritaires sont à même d’y répondre. L’opération Frontex [7], avec sa mission première de police des frontières, traduit pratiquement cette volonté d’une Europe forteresse. Des politiques répressives et des mesures de refoulement sans ménagement contre des migrant·es illégaux·ales sont depuis menées, sous prétexte de combattre la traite des êtres humains. Mission à laquelle « l’Union européenne et Frontex ont accordé, ces dernières années, une priorité croissante ».

Inefficacité des cadres juridiques et légaux

Les réglementations internationales se sont avérées doublement inefficaces, autant pour réduire les flux migratoires que pour garantir les droits de femmes. Dans les pays signataires de ces textes, qui se déclarent abolitionnistes, la protection offerte par les gouvernements s’est avérée faible (un titre de séjour temporaire) ou inexistante, car conditionnée au fait que la victime collabore avec les autorités judiciaires (en portant plainte contre un passeur ou un proxénète). Toutefois, au vu de la situation irrégulière de la plupart de ces femmes et du risque de représailles qu’elles et leurs familles restées au pays encourent, peu de plaintes sont émises, assurant ainsi l’impunité des auteurs et dépossédant les victimes de leurs droits.

Beaucoup passe dès lors d’un statut de « victime à protéger » à celui de migrante irrégulière « à expulser ». Dans les pays réglementaristes qui distinguent traite et migration volontaire, une femme considérée « comme ‘consentante’ à sa prostitution n’aura droit à aucune protection particulière et sera souvent cataloguée comme une immigrante illégale exerçant un travail illicite » (Poulain, 2009), justifiant dès lors son expulsion en cas de contrôle.

Les victimes que les textes internationaux entendent protéger sont finalement peu prises en compte. Elles ne sont pas la cible des politiques et la défense de leurs droits n’est pas l’objectif poursuivi. Leur bien-être, leurs droits sociaux, leurs préoccupations concrètes et immédiates, autant que leurs perspectives futures sont globalement ignorées. À l’échelle internationale ou des États, l’évolution des cadres légaux – autour de positions plutôt réglementaristes ou abolitionnistes – n’ont pas fourni de réponses optimales à toutes les problématiques qui se posent dans les diverses formes de prostitution.

« La » prostitution n’existe pas en tant que phénomène uniforme. Cette idée ne colle pas à la réalité. Les textes législatifs sont, dans ce contexte, certes un levier d’action important, mais à ce jour, beaucoup d’entre eux (que ce soit aux niveaux national ou international) pêchent par manque de complexité et de cohérence. Croire qu’il existe « une » solution à « la » prostitution est une chimère.

Quelles perspectives ?

Pour trouver des réponses qui soient à la hauteur des enjeux posés par l’activité prostitutionnelle, en particulier celle des femmes migrantes, des actions politiques fortes sont à entreprendre à plusieurs niveaux. Les premières d’entre elles doivent être tournées vers les personnes prostituées elles-mêmes. C’est avec les principales concernées, au plus près de leurs territoires de vie et de leurs réalités, en tenant compte de leurs préoccupations, des spécificités de leurs trajectoires et de leurs environnements, et grâce à un travail d’accompagnement ambitieux et correctement financé, que les contours de la question et les amorces de solutions pourront se dessiner. Des actions et des programmes d’aide significatifs ont été menés par le passé, mais il convient aujourd’hui de les renforcer et de les pérenniser.

La seconde série de mesures découle des liens évidents qui existent entre prostitution et précarité/vulnérabilité. La prostitution est « un choix » contraint. Cet élément est sans doute un dénominateur commun à l’immense majorité des formes de prostitution. Le statut de « victime » et les notions de « consentement » font nécessairement l’objet de discussions depuis longtemps. Il n’en demeure pas moins que la principale préoccupation des personnes prostituées est de lever les contraintes qui pèsent sur elles. Régulariser un séjour, obtenir des papiers, ne pas se faire arrêter par la police, trouver un revenu et obtenir de l’argent, accéder au marché du travail ou aux études, etc.

La prostitution est le symptôme d’une longue liste d’inégalités sociales et de rapports sociaux de domination qui se croisent et se recoupent. Dès lors, agir sur la prostitution, c’est agir sur la fabrique inégalitaire et asymétrique de nos sociétés. C’est seulement par cette voie que les vulnérabilités cumulées liées au genre, à la condition migrante, à l’absence de revenus, etc. diminueront, réduisant dès lors les risques d’entrée dans la prostitution.

Enfin, les politiques promues, notamment par les institutions européennes, pour juguler la traite des êtres humains ont pour dénominateur commun d’accentuer depuis la fin des années 1990, une approche sécuritaire et répressive tournée vers la lutte contre les migrations clandestines et la lutte contre la criminalité. La finalité de ces instruments juridiques n’est donc pas, en priorité, le respect des droits fondamentaux des personnes (en termes de protection, de circulation, etc.), mais davantage la sécurité des États (soi-disant « menacée » par des flux de migrant·es clandestin·es). Un renversement de logique est donc ici nécessaire, tout comme une réflexion sur les conditions de la migration et sur l’intégration systématique d’approches sensibles au genre dans les processus de lutte contre la traite des êtres humains.

Les défis à relever sont colossaux, car ils questionnent de nombreuses politiques publiques et leurs champs d’application. Ils soulèvent aussi des incohérences juridiques et des normes sociales discriminatoires « instituées ». Leur prise en compte réclame des changements de caps significatifs, bien plus difficiles à prendre qu’un « simple principe régulateur » [8] (Maes, 2019), censé résoudre la multitude de problèmes soulevés par l’activité prostitutionnelle.

Pour clore ces lignes, rappelons que la prostitution ne fonctionne pas en vase clos, en dehors de tout contexte économique, social et politique. C’est seulement en s’interrogeant et en agissant sur les facteurs et les conditions à l’origine de ce phénomène que des changements pourront s’opérer.

Bibliographie

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  • Guillemaut F. (2008), « Mobilité internationale des femmes, échange économico-sexuel et politiques migratoires : la question du ‘trafic’ », Les cahiers du CEDREF, 16.
  • La Revue nouvelle (2020), « Dossier : les prostitutions face à l’action publique », 7.
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  • Toupin L. (2007), Analyser autrement la ‘prostitution’ et la ‘traite des femmes’, Recherches féministes, vol. 19, n°1.

Voir l’article original sur le site du CETRI

Notes

[1Dans cet article, nous parlerons de prostituÉES, les personnes qui se prostituent étant très majoritairement des femmes (tandis que les clients sont, pour leur part, très majoritairement des hommes – que la prostitution soit féminine, masculine ou trans).

[2Au début du 19e siècle en France notamment, la prostitution est considérée comme « un mal nécessaire, un égout du trop-plein séminal, un régulateur du sexe et de l’ordre ». Dans cette logique, les prostituées peuvent exercer chez elles ou en maisons closes. Ces établissements sont tolérés par l’État à condition qu’ils tiennent un registre de « leurs filles ». Les prostituées inscrites sont enregistrées à la police et contraintes à des contrôles médicaux (Ripa, 2020).

[3À l’origine, l’abolitionnisme faisait référence à l’abolition de la réglementation existante à l’égard de la prostitution, pas de la prostitution elle-même. C’est pour marquer cette différence avec l’ancien mouvement abolitionniste que le « nouveau » mouvement se qualifie de « néo-abolitionniste ».

[4La Convention des Nations unies du 2 décembre 1949 a été ratifiée par 17 États membres de l’Union européenne, dont la Belgique. Elle affirme dans son préambule que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». En Belgique, le gouvernement a ratifié en 1965 la Convention des Nations unies et l’a intégrée dans son code pénal : http://www.egalitefillesgarcons.cfwb.be/

[5La chute du mur de Berlin, l’effondrement politique des pays de l’Est et la guerre des Balkans sont à l’origine de l’arrivée massive d’Européennes de l’Est. Par la suite, la nationalité des personnes prostituées étrangères s’est encore diversifiée. La prostitution de rue est aujourd’hui essentiellement le fait de personnes de nationalité étrangère. Dans les grandes villes d’Europe de l’Ouest, « entre 50 et 90% des femmes dans la prostitution sont de nationalité étrangère ». http://www.egalitefillesgarcons.cfwb.be/genre-par-theme/violences/la-prostitution/.

[6L’une des principales causes de l’entrée dans la prostitution est un problème de cash-flow et d’urgence financière.

[7« Frontex est l’agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes. Elle a été créée en 2004 et ses attributions et ses moyens ont été constamment renforcés depuis lors. L’agence Frontex est principalement chargée d’aider les États membres de l’espace Schengen à gérer efficacement leurs frontières extérieures » https://www.migrationsenquestions.fr/question_reponse/2576-quest-ce-que-frontex/.

[8Comme punir les clients, les proxénètes, les passeurs ou comme donner un statut aux personnes prostituées.

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Cet article est initialement paru sur le site du CETRI le 27 avril 2022.