Finance et communs. Pour une réappropriation collective de la finance

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Propriété communale et résistance autochtone : l’expropriation comme alternative au « financement » de la récupération des terres

, par SANTOS Lucía

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La question des terres, de leur propriété et de leur usage est depuis toujours, et dans le monde entier, un enjeu fondamental. Elles sont à la fois lieu de production, lieu de reproduction de la vie où se tissent les liens sociaux, et socle matériel de l’histoire de peuples entiers. Rien d’étonnant, donc, à ce que la terre soit au cœur des réflexions sur les biens communs. En Europe, sa privatisation a accompagné la construction et la consolidation du capitalisme, et a joué un rôle pivot dans la colonisation des territoires des pays du Sud, comme nous allons le voir.

Face à la crise écologique, sociopolitique et économique qui ébranle notre monde, il est d’autant plus urgent de reprendre les terres des mains de la classe capitaliste. Mais comment faire pour les arracher aux marchés financiers et pouvoir les gérer à nouveau comme des biens communs ? Des initiatives ont vu le jour en Europe, comme Terres de Liens, une entreprise d’investissement solidaire qui achète des fermes et des terrains grâce aux économies de particulier·es, dans le but d’y pratiquer une agriculture diversifiée et gérée collectivement. Ce système de réappropriation par l’argent des biens communs que sont (ou devraient être) les terres n’est toutefois pas le seul : l’histoire du Pérou, de ses luttes populaires pour la récupération des terres et de sa résistance à l’accaparement grandissant des terres est riche en enseignements, qui pourraient se révéler précieux pour éclairer les stratégies de lutte à travers le monde.

Colonisation et privatisation des terres

La propriété privée des terres, telle que nous la concevons au XXI e siècle, est un concept juridique relativement récent et foncièrement occidental, qui a été exporté dans les pays d’Amérique dans le cadre des processus de colonisation, afin de servir les intérêts politiques et économiques des classes dirigeantes.

Peu d’études ont vraiment tenté de comprendre en quoi consistait la propriété de la terre dans le Pérou pré-incaïque. L’une des plus fournies à ce sujet est celle de l’anthropologue états-unien Philip Ainsworth Means, selon qui chez certaines civilisations de la côte septentrionale, les terres étaient administrées par une classe de grand·es propriétaires qui, moyennant compensation, permettaient à la population locale d’exploiter ces terres à des fins agricoles. Il se pourrait donc que les terres aient fait l’objet de transactions sous une forme ou une autre ; cependant, il n’existe aucune trace écrite de contrats d’achat-vente, de bail ou d’un quelconque type de transaction pécuniaire en lien avec la propriété de la terre.

Pour Moore (1958), l’explication est simple : dans les sociétés précapitalistes qui ne possédaient pas d’unité de compte (comme l’argent) ni de marché de la main d’œuvre, la possession de terres n’avait pas de valeur économique propre. Autrement dit, puisque les terres n’étaient utiles sur le plan économique que si la communauté les exploitait, la propriété privée et l’accaparement de terres n’avaient pas de sens. Cela expliquerait pourquoi les sociétés précolombiennes ne jugeaient pas nécessaire de réglementer ce type de dynamique.

Or, bien que nous ne puissions connaître précisément les contours des différents systèmes fonciers ayant régi les autres territoires du Pérou, nous savons que chez les Incas, la terre était globalement considérée comme un bien commun inaliénable. Des chroniqueurs de l’époque, tels que l’Inca Garcilaso de la Vega, Felipe Guamán Poma de Ayala et Bernabé Cobo, mentionnent trois grands régimes fonciers : les terres de l’Inca, les terres des dieux et les terres du peuple. Les terres de l’Inca étaient exploitées pour nourrir et fournir en ressources l’Inca, la noblesse, l’armée et, parfois, les personnes ne pouvant plus subvenir à leurs propres besoins (orphelin·es, malades, etc.). [1] Les terres du Soleil et des autres dieux étaient destinées aux offrandes, et à nourrir le clergé et les acllas (Vierges du Soleil). Enfin, les terres du peuple étaient destinées à la subsistance des ayllus. [2] Comme l’expliquent les chroniqueurs, les terres étaient attribuées aux membres de l’ayllu par le curaca, c’est-à-dire le chef de l’ayllu, en fonction de leur genre et de leurs responsabilités familiales. [3] La propriété se transmettait d’une génération à l’autre, mais les terres n’étaient pas considérées comme des biens héritables pour autant : seul·es ceux et celles qui se montraient capables de les travailler pouvaient les exploiter. Dans le cas contraire, ils devaient les rendre au curaca.

Une femme paysanne se tient en bordure de son champ dans la province andine d’Apurimac (Pérou).

La colonisation espagnole, avec son cortège de capitulations, de créations de colonies et de composiciones, [4] a marqué le début d’une nouvelle ère complexe pour les peuples autochtones, dont le rapport à la terre s’en est trouvé bouleversé. Protégés par les décrets signés par la Couronne espagnole, les colons se sont mis à s’accaparer et à privatiser d’immenses parties du territoire, essentiellement dans ce que l’on appelle aujourd’hui la sierra péruvienne [NdT : les Andes] et sur la côte. Au cours des premières décennies de la vice-royauté, la Couronne a stipulé que les ayllus avaient un droit de préséance sur l’usage des terres [5] ; toutefois, les colons ont eu recours à la force et à divers stratagèmes juridiques pour usurper les terres communales et s’arroger les titres de propriété souscrits par le vice-roi Toledo.

Les ayllus ont fortement pâti de la spoliation de leur territoire, de la privatisation des terres et de leur soumission au régime des encomiendas et des repartimientos. En vertu de ces nouveaux systèmes, les autochtones étaient obligé·es de travailler des terres étrangères pour subsister et de verser un tribut aux colons, en plus d’endosser le fardeau économique et social de la cruelle mit’a espagnole, [6] sans compter la création de reducciones ou villages d’Indien·nes, c’est-à-dire de formes d’organisation instituées dans le but de démanteler les ayllus, d’isoler la population autochtone et de faciliter l’administration du territoire.

Suite à l’abolition des encomiendas, les haciendas modernes [NdT : grandes propriétés agricoles] sont devenues l’une des formes principales d’administration de la population et de propriété de la terre à l’échelle nationale. Loin de renier ses origines esclavagistes et ségrégationnistes, cette forme de propriété s’est muée en un nouveau mécanisme de contrôle politique et économique, plaçant la population autochtone et d’ascendance africaine, confrontée à des conditions inhumaines, sous le joug des propriétaires fonciers de la colonie et de la République.

La réforme agraire de 1979 : un nouveau modèle de propriété pour les terres autochtones

Les courants révolutionnaires du XX e siècle ont marqué une inflexion dans l’histoire des peuples autochtones du continent américain. Au cours des premières décennies, les mouvements populaires du Mexique, de Bolivie, du Guatemala et de Cuba ont contraint les États à lancer des réformes visant la redistribution des terres au profit des paysan·nes. Les communautés et mouvements paysans du Pérou s’en sont inspiré·es pour se soulever contre les abus des grand·es propriétaires terrien·nes, et exiger l’abolition du yanaconaje [7] et une redistribution qui leur restituerait la propriété collective des terres.

Face à la progression inexorable de ces mouvements et avec l’aide des États-Unis, [8] l’État péruvien a essayé de mettre en œuvre des réformes essentiellement cosmétiques et ponctuelles, pour tenter de juguler le mécontentement social et de se réapproprier le processus de réforme en lui imposant ses propres préceptes et intérêts. La fragilité du gouvernement et son incapacité à instituer une réforme agraire digne de ce nom expliquent le coup d’État de 1968, qui a mis au pouvoir le général Juan Velasco Alvarado. C’est sous son gouvernement qu’a finalement été promulgué le décret-loi n° 17716, connu sous le nom de Loi de la réforme agraire.

Malgré ses lacunes et ses errements, la Réforme agraire reste à ce jour la proposition la plus ambitieuse que le pays ait connue en matière de droit foncier. En misant sur une redistribution de la propriété rurale, fondée sur les besoins communautaires de la classe ouvrière-paysanne, elle a privilégié concrètement la possession et la jouissance directe de la terre par la paysannerie et les coopératives paysannes au détriment des grand·es propriétaires terrien·nes, et a encadré l’accaparement des terres. Ainsi, en 1979, 9 065 772 hectares de terres répartis entre 15 826 propriétés ont été redistribués entre 360 610 personnes (Matos Mar, 1980).

Soulignons que dans ce contexte, le mécanisme juridique d’expropriation n’a pas été qu’un instrument de transfert coercitif financé par l’État et conçu pour répondre aux besoins de la paysannerie, mais aussi une forme de réparation historique destinée à reprendre les terres privatisées du fait des dynamiques coloniales-capitalistes, à restituer aux populations autochtones la propriété communale des terres et à consolider les mécanismes collectifs de propriété foncière. Avec le recul, il s’agit certainement d’une des conséquences les plus notables et importantes de la Réforme agraire de 1969.

Dans les années 1970, deux concepts ont été introduits dans le droit de la terre : les communautés paysannes et les communautés natives. [9] La Constitution péruvienne de 1979 a conféré à ces deux types d’entités une existence légale et une personnalité juridique, et leur a reconnu un droit de propriété collective sur leurs terres, entérinant de ce fait leur caractère insaisissable, imprescriptible et inaliénable, sauf mandat légal et décision à la majorité de la communauté.

Les années 1990 : néolibéralisme et reprivatisation des terres

Sous la pression du néolibéralisme et des dictatures d’Amérique latine, les années 1990 ont connu plusieurs reculs en matière de propriété de la terre et de droits collectifs. Suite à l’auto-coup d’État perpétré par Alberto Fujimori, ce dernier a fait adopter une nouvelle constitution et la Loi sur les terres de 1995, qui ont levé les restrictions sur la concentration et l’accaparement de terres à des fins d’exploitation corporative, et ont rétabli la possibilité d’acheter et de vendre les terres des communautés.

Depuis lors, les tentatives de consolider le cadre réglementaire pour qu’il protège les droits collectifs des communautés et peuples autochtones, et qu’il encourage le développement d’une agriculture familiale et à petite échelle, ont été pour les moins timorées. À l’inverse, le processus législatif a fait la part belle aux multinationales, à l’agriculture d’exportation à grande échelle, à l’extraction minière, à l’exploitation des hydrocarbures et aux grandes infrastructures. En témoigne le décret législatif n° 1333, en vertu de quoi l’État s’est arrogé le droit d’exproprier des terres communales et de les mettre à disposition de grands projets d’investissement à signataire unique, en faisant fi du processus judiciaire pourtant garanti par la Constitution.

Malgré les diverses menaces qui pèsent sur elle, la propriété communale demeure l’une des formes de propriété des terres les plus courantes dans le monde rural. Certes, les dynamiques intra et extracommunales du XXI e siècle ne permettent pas de faire une réelle analogie entre les systèmes de propriété mis au point dans les ayllus avant l’invasion espagnole et le régime foncier en vigueur de nos jours, mais les communautés et leurs terres communales n’en continuent pas moins de tenir tête aux préceptes politico-philosophiques de la propriété privée coloniale. On le voit d’autant plus dans les conflits éco-territoriaux liés à l’extractivisme, qui opposent une vision de la terre comme bien privé et aliénable pouvant être accaparé et instrumentalisé à des fins d’accumulation de richesses, à une vision de la terre comme bien commun et inaliénable, géré de façon collective pour répondre aux besoins matériels et sociaux des communautés autochtones.

Ce conflit entre deux conceptions opposées du rapport social à la terre montre bien que l’expropriation peut être aussi bien source de libération que d’oppression pour les communautés autochtones. Dans les années 1960 et 1970, elle était vue comme un mécanisme permettant d’« exproprier les expropriateur·rices », de récupérer leurs terres et de les protéger juridiquement avec des titres de propriété, mais elle a fini par devenir un moteur de la spoliation territoriale. Nous avons à présent le devoir de nous assurer que cet instrument est utilisé correctement.

RÉFÉRENCES

  • Cobo, B. (1890). Historia del nuevo mundo (Vol. 1). Imp. de E. Rasco.
  • de Ayala, F. G. P., & Adorno, R. (2000). Guaman Poma-Nueva corónica y buen gobierno. Department of Manuscripts & Rare Books, Royal Library.
  • DAR

Notes

[1Précisons que toutes les terres dont l’on extrayait des minerais et des métaux précieux étaient réputées être des terres de l’Inca. Ces ressources étaient gérées par la noblesse et le clergé incaïque.

[2Communautés constituées de clans familiaux.

[3Comme l’explique l’Inca Garcilazo de la Vega (1609), l’unité de mesure alors en vigueur pour diviser les terres était le tupu. Chaque homme adulte avait droit à un tupu de terre. S’il avait des enfants célibataires, il avait droit à un tupu supplémentaire pour chaque fils, et à un demi-tupu pour chaque fille. Si son fils se mariait, le père lui cédait son tupu de terre, tandis que si sa fille se mariait, c’est elle qui devait lui restituer son tupu.

[4Cet instrument juridique a permis de légaliser la possession de terres issues de leur accaparement par la conquête coloniale, en les achetant à la Couronne espagnole.

[5Ponce (1937) s’appuie sur la real cédula de 1646 qui stipule que les ayllus, les communautés d’Indien·nes, avaient un droit de préemption par rapport aux tiers. Selon l’auteur, au début de la colonie, la Couronne espagnole aurait cherché à instaurer un régime foncier permettant aux ayllus d’intégrer le système de composiciones tout en conservant une autonomie.

[6À l’origine, la mit’a était une sorte de service obligatoire pour la construction d’ouvrages publics, créé sous l’Empire inca. Dans ce cadre, chaque individu devait y consacrer un certain nombre de jours, sans pour autant délaisser le travail de semis et les récoltes. Après la conquête, les Espagnols transformèrent la mit’a en un régime de travail minier forcé qui s’imposait aux hommes mariés de plus de 18 ans, en vue d’enrichir la noblesse et de financer les guerres en Europe. Ce régime a coûté la vie à de nombreux ouvriers et sonné le glas de nombreux ayllus.

[7À l’époque inca, les yanaconas ou yanakunas étaient des personnes qui quittaient l’ayllu pour travailler exclusivement pour la noblesse inca et le clergé dans les domaines des tâches domestiques, de l’artisanat ou de la construction. En contrepartie, les yanaconas pouvaient recevoir des terres, de la nourriture et des tissus. Suite à l’invasion espagnole, la figure des yanaconas a été dénaturée pour devenir un servage capitaliste profondément inégalitaire. Comme le souligne Matos Mar (1976), le système capitaliste du yanaconaje encourageait l’accumulation de richesses à faible coût : « Le yanaconaje était une association entre l’hacienda, qui abondait un capital (terre, eau, argent, intrants, machines et services) et un·e paysan·ne, le yanacona, qui apportait sa force de travail et son expérience agricole. Dans ces conditions, le yanacona devait verser une merced conductiva (un loyer), cultiver le produit décidé par l’hacienda et lui vendre en exclusivité l’intégralité de la production. Ainsi, l’hacienda recevait un loyer pour la parcelle, un bénéfice grâce aux conditions avantageuses auxquelles elle commerçait avec le yanacona, et un intérêt grâce à l’argent qu’il lui versait chaque année en contrepartie de son habilitation. Sur le plan social, le yanaconaje était par ailleurs un maillon de la chaîne de domination interne en arborescence qui fragmentait la paysannerie, de par la concession de bénéfices individuels inégaux. »

[8Craignant que la Révolution cubaine ne donne des idées aux mouvements sociaux du continent, les États-Unis ont créé l’« Alliance pour le progrès », un programme de financement et d’assistance technique visant à enrayer la progression de l’influence soviétique en instaurant des réformes sociales et économiques en Amérique latine pour atténuer le mécontentement social.

[9Ces deux formes de communautés peuvent être considérées comme des communautés autochtones, mais elles se distinguent notamment par le fait que les communautés paysannes vivent aujourd’hui dans les zones rurales de la côte et de la sierra, tandis que les communautés natives sont installées dans les zones rurales de la Ceja de selva (forêts d’altitude).

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Lucía Santos est titulaire d’un master en Droits Humains à l’Université Catholique de Lima et chercheuse au Cercle d’Études Critiques du Droit. Ses travaux portent sur les questions de genre, de peuples autochtones et de droits humains.