Promesses et faiblesses de l’économie numérique

, par Africa is a Country , CHAMPION Eva (trad.), OPPEGAARD Sigurd

Alors que le capitalisme numérique est souvent vu comme un moteur potentiel de croissance, il exploite pourtant des individus déjà marginalisés et ne fait que reproduire les inégalités et les rapports de force entre Africains.

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Crédits : Markus Spiske’s via Unsplash

Les technologies numériques offrent la possibilité d’organiser la production de services d’une nouvelle manière, notamment en s’affranchissant des contraintes géographiques. La numérisation permettant de fournir un service partout dans le monde, elle a accru la fragmentation et l’externalisation de services qui étaient auparavant limitées par la nécessité d’une proximité géographique entre le vendeur et l’acheteur. Dans le même temps, la numérisation de l’économie entraîne le développement de nouvelles façons de travailler et d’organiser les procédures de travail, et ce partout dans le monde.

Dans "The Digital Continent : Placing Africa in Planetary Networks of Work", Mohammed Amir Anwar et Mark Graham abordent le développement et l’organisation du travail numérique en Afrique, qu’ils définissent comme toutes les « activités professionnelles qui impliquent une manipulation rémunérée de données numériques par des êtres humains grâce à [des technologies de l’information et de la communication] comme un téléphone portable, un ordinateur fixe et portable, etc. ». Ils expliquent que les travailleurs africains jouent un rôle de plus en plus important dans le capitalisme numérique, en entraînant « l’intelligence artificielle » et les algorithmes d’apprentissage automatique, en taguant des images, en assurant le service à la clientèle, en réalisant des projets de conception, de la gestion de données, etc. MM. Anwar et Graham expliquent que le capitalisme numérique est, même si cela est rarement mentionné, de plus en plus « made in Africa ». Le but de leur livre est de donner une certaine visibilité aux travailleurs africains et à l’Afrique comme lieu central de l’économie numérique.

Grâce à un travail de terrain approfondi mené dans cinq pays (Ghana, Kenya, Nigéria, Afrique du Sud et Ouganda), M. Anwar et M. Graham expliquent tout d’abord que la numérisation a fait des pays africains des destinations rentables pour la délocalisation de services. Ils abordent deux domaines en particulier : « la délocalisation des processus commerciaux », c’est-à-dire lorsqu’une entreprise sous-traite ses fonctions non-essentielles à des fournisseurs spécialisés, et « l’économie à distance à la tâche », laquelle comprend des services (comme la rédaction, la transcription, l’optimisation des moteurs de recherche etc.) fournis par des individus pour des clients partout dans le monde, avec comme intermédiaire et coordinatrices des plates-formes numériques. Deuxièmement, ils montrent en quoi la main d’œuvre africaine est de plus en plus attirée par l’économie numérique, car les travailleurs ayant des difficultés à trouver un emploi sur le marché du travail « analogique » se tournent vers le travail numérique pour subvenir à leurs besoins. Selon M. Anwar et M. Graham, cela pose des problèmes en termes de sécurité de l’emploi, de protection sociale et de conditions de travail sur les plateformes numériques.
M. Anwar et M. Graham vont à l’encontre du discours dominant des gouvernements, de la Banque Mondiale, des agences de développement, et des entreprises d’experts-conseils qui décrivent la numérisation et les technologies de l’information et de la communication comme la « panacée technologique » qui va créer des emplois, réduire la pauvreté, améliorer la productivité, et stimuler la croissance économique en Afrique. Bien que la numérisation, la fragmentation et la délocalisation des processus de production aient permis à l’Afrique de s’intégrer dans les réseaux de production internationaux, M. Anwar et M. Graham expliquent que « l’Afrique reste bloquée dans une position où l’extraction de sa valeur se fait au profit de l’économie mondiale. » Contrairement à l’image d’une économie mondiale « fluide » et sans heurts, les analyses de M. Anwar et M. Graham montrent bien comment la numérisation accroît les inégalités et les rapports de force en place. En effet, en Afrique, la production numérique est principalement caractérisée par des tâches mal rémunérées en bas de la chaine de valeur et qui, concrètement, n’améliorent pas la situation économique des travailleurs.

Pour certaines catégories de la population, comme les travailleurs diplômés ne parvenant pas à mettre à profit leurs qualifications, l’économie numérique représente une importante planche de salut. D’une côté, ces formes de travail offrent une relative flexibilité et autonomie. Les travailleurs peuvent souvent, ou tout du moins en partie, organiser leur temps de travail comme ils le souhaitent. Mais d’un autre côté, le travail numérique peut aussi impliquer une certaine précarité, car les contrats sont souvent à court-terme, les journées de travail longues, et la protection sociale et les droits des travailleurs souvent négligés, voire absents. Selon M. Anwar et M. Graham, cela est en partie dû au fait que les travailleurs sont considérés comme des sous-traitants indépendants, que le modèle de rémunération est basé sur un salaire à la tâche, et que les entreprises numériques peuvent tout simplement confier les tâches à d’autres travailleurs ou à d’autres entreprises, dans d’autres pays si besoin.

Par ailleurs, M. Anwar et M. Graham évoquent la « gestion algorithmique » sur laquelle sont fondés ces modèles commerciaux numériques. Selon eux, la numérisation n’est pas seulement un outil permettant l’arrivée de capitaux dans de nouvelles villes, de nouveaux marchés et de nouveaux secteurs d’activités, puisque les technologies numériques permettent également aux managers d’exercer de nouvelles formes de contrôle sur les travailleurs et les processus de travail. Les auteurs emploient ici le terme de « taylorisme numérique » pour décrire cette forme de management, soit la mise en pratique des principes du taylorisme appliquée au numérique : surveillance poussée, contrôle méticuleux des tâches et des processus, division du processus de production, et simplification (déqualification) de chaque tâche pour améliorer la productivité et baisser les coûts de main d’œuvre. Cependant, même si ce concept de « taylorisme numérique » met bien en évidence le contrôle qu’exerce la plateforme sur les travailleurs et les processus de travail, il néglige un aspect clé de la « gestion algorithmique » : son recours stratégique à la liberté et à la flexibilité. Alors que dans le cadre de la « gestion scientifique » de Taylor, des instructions précises sont fournies aux travailleurs sur la façon dont réaliser chaque tâche, les plateformes numériques permettent généralement aux travailleurs de choisir leurs horaires de travail, les tâches qu’ils souhaitent réaliser, et leur propre organisation, ce notamment dans le but d’éviter de se voir attribuer le statut d’employeur. De plus, les travailleurs sont évalués selon un système de note, certains étant sanctionnés par une simple « désactivation », d’autres licenciés si leur note moyenne descend en-dessous d’un certain seuil. La « gestion algorithmique » peut donc être perçue comme un mode de management et de contrôle s’écartant quelque peu des grands principes du taylorisme.

En outre, il est important d’évoquer la façon dont les travailleurs affirment leur autonomie et résistent au contrôle du capital, comme l’expliquent en détail M. Anwar et M. Graham. En s’appuyant sur le concept de « discours caché », ils théorisent l’organisation syndicale comme un ensemble d’actions collectives et organisées, mais ajoutent que les travailleurs numériques africains disposent d’une certaine marge de manœuvre dans leurs pratiques au quotidien, et qu’ils mettent en œuvre des stratégies de « résilience, reformulation et résistance. »
The Digital Continent est un livre fondé sur de nombreuses recherches et très bien écrit. M. Anwar et M. Graham s’appuient sur un matériel empirique extrêmement riche, mélangeant statistiques et extraits d’entretiens, afin d’offrir aux lecteurs une compréhension claire des vies, des luttes et des aspirations des travailleurs. La présentation alterne de façon éloquente entre débats théoriques, explications sur des concepts relatifs à la géographie du travail, et recherches empiriques, le tout aboutissant à des analyses approfondies qui donnent réellement à réfléchir. Cela est particulièrement vrai dans le dernier chapitre, où les auteurs évoquent des mesures qui permettraient de construire une économie mondiale et un marché du travail plus justes.

En tant que chercheur étudiant le travail via une plateforme dans le secteur norvégien du transport, les similitudes entre les conditions de travail, les biographies et les expériences sont frappantes entre les travailleurs avec lesquels je me suis entretenu à Oslo, et les travailleurs dont j’ai fait la connaissance à travers The Digital Continent. Ils proviennent des mêmes catégories de main d’œuvre et expriment la même ambivalence vis-à-vis des opportunités économiques réelles, associées à des conditions de travail précaires, offertes par les modèles commerciaux de l’économie numérique. Même si le secteur insiste sur la façon dont les modèles économiques numériques sont « intégrés » dans le contexte économique, politique et social local, ces modèles aboutissent à des résultats étonnamment similaires dans différentes parties du monde. Cette incongruité laisse penser que même si les plateformes de travail numériques doivent s’ajuster aux conditions et aux règlementations locales, elles fonctionnent comme des machines capitalistes mondiales et technologiques, qui exportent le même modèle de recrutement et de « gestion algorithmique » que celui de la Silicon Valley (où elles sont généralement conçues) dans chaque coin du monde, et entraînent des résultats similaires pour les travailleurs peu importe le contexte, tout en tirant profit des spécificités locales. M. Anwar et M. Graham en concluent ainsi que la lutte pour une économie numérique juste doit se faire au niveau mondial.

Voir l’article original en anglais sur le site d’Africa is a country