Profits des entreprises ou droit à la vie ?

, par Infochange , MEHROTRA Aakash

L’accord de libre-échange entre l’Union Européenne et l’Inde va faire disparaître du marché les médicaments génériques, peu chers, non brevetés.

Manifestation pour la défense des médicaments antirétroviraux génériques
InfoChange

Après quatre ans de négociations, l’accord de libre-échange entre l’Union Européenne et l’Inde semble enfin être sur la table. Cet accord va être un gros enjeu pour les entreprises. Donnant le point de vue indien, Rajgopal Sharma de l’ambassade de l’Inde à Bruxelles a déclaré que cet Accord de Libre-Echange (ALE) « est l’accord le plus ambitieux que l’Inde espère conclure par rapport aux précédents ALE avec d’autres pays ». L’accord permettra de créer les plus grandes zones de libre-échange en termes de population - couvrant 1,8 milliard de personnes, soit plus d’un quart de la population mondiale. Les échanges commerciaux entre les deux ont augmenté au cours de la dernière décennie - la valeur totale des biens et services échangés entre l’UE et l’Inde était de 86 milliards d’euros en 2010. Bien que le commerce avec l’Inde ne représentait que 2,4% du total des échanges commerciaux de l’UE, ce pourcentage a progressivement augmenté. L’affaire est officiellement considérée comme un accord de commerce et d’investissement à grande échelle.

Tout semble parfait d’un point de vue commercial, mais ce projet d’accord, qui vise à libéraliser le commerce des biens et services, a fait naître d’importantes craintes sur la manière dont les marchés, en particulier ceux des médicaments génériques bon marché, seront touchés. Tout au long des négociations, l’UE a insisté sur le principe de « réciprocité » pour éviter les déséquilibres dans le niveau d’engagement des deux parties impliquées. La logique de « réciprocité » a été largement critiquée, étant donné le déséquilibre entre les deux parties concernées. Les problèmes commencent à partir de là.

Le réseau Third World Network cherche une articulation forte des besoins et des droits pour définir l‘accord. Ce dernier flirte dangereusement avec le protectionnisme. Madi Sharma, membre du Comité Economique et Social Européen (CESE), décrit les négociations avec l’Inde comme « non transparentes » et comme un pari dangereux avec les marchés locaux. L’accord s’est cependant retrouvé dans une impasse suite à des appréhensions quant à la disponibilité de médicaments bon marché pour les pays en développement. Au fil des années, l’Inde a incarné la « pharmacie locale du monde ». La forte concurrence dans le secteur pharmaceutique indien a contribué à faire baisser les prix des médicaments de plus de 100 fois.

Dr Unni Karunakara, président du Conseil International de Médecins Sans Frontières, affirme que 80% des médicaments contre le sida utilisés dans les pays pauvres d’Afrique proviennent d’Inde et permettent de garder en vie 160.000 personnes aujourd’hui. La campagne mondiale de MSF « Touche pas à nos médicaments ! » défend la cause de ces médicaments génériques indiens bon marché. Dans l’accord commercial, des problématiques relatives aux brevets pourraient facilement bloquer l’approvisionnement de ces médicaments bon marché. Rajiv Kafle du Réseau Asie-Pacifique des Personnes Séropositives présente cela par un calcul plus économique : « Le prix du même médicament grimpe de 2000 à 15.000 s’il devient breveté. ». L’exemple le plus simple que l’on peut citer ici est celui de l’acide folique simple. Alors que la forme générique de l’acide folique coûte 2,8 Rs (roupies), la forme princeps (de marque) coûte environ 15 Rs. Imaginez un peu les variations des prix des médicaments vitaux génériques et ceux de marque. Et les aspects économiques impliqués.

L’accord sur les Droits de Propriété Intellectuelle (DPI) pourrait anéantir du marché les médicaments génériques, peu chers, non brevetés. L’accord est un compromis entre d’énormes avantages économiques et le « Droit de vivre » pour des millions de personnes vulnérables à travers le monde. Par conséquent, la foule en colère est dans la rue - « La vie, ce n’est pas des cosmétiques qui peuvent être commercialisés », peut-on lire sur un drapeau de protestation. Médecins Sans Frontières mène une campagne - « On ne négocie pas avec nos vies » - pour mettre en évidence la dépendance de millions de personnes aux médicaments génériques. Des milliers de personnes affectées par le VIH descendent dans la rue pour protester contre l’accord. « S’il y a 5000 personnes infectées aujourd’hui, le blocage de l’approvisionnement peut faire grimper ce nombre à 500.000, » ajoute Kafle. Des campagnes comme « 10 ans d’antirétroviraux » au Malawi vont tout simplement s’effondrer.

L’accord décrit une situation dans laquelle la logique et la proportion semblent avoir perdu face aux profits.

L’accord va forcer l’Inde à adopter une politique de « réciprocité », ce qui signifierait la réduction des droits d’importation (jusqu’à 95%. En fait les économistes suggèrent que les importations en provenance de l’UE pourraient augmenter de 56% tandis que les exportations vers l’UE pourraient augmenter de seulement 24%, créant ainsi un énorme déficit commercial). D’une certaine manière, l’accord ne va pas seulement affecter le marché des médicaments génériques mais également les PME et le secteur automobile. Par exemple, dans le secteur automobile seuls les droits d’importation devront être réduits des actuels 60% à environ 6,5% tel que c’est pratiqué en Europe. En partie bon, en partie mauvais, quoi qu’il en soit l’accord aura de graves répercussions sur les industries locales avec l’arrivée massive de produits européens.

Mais revenons à l’impact sur l’industrie pharmaceutique. En 2008, sur 100 pays nécessitant des médicaments antirétroviraux, 96 ont acheté des médicaments à l’Inde. Si les prix des médicaments augmentent, des millions de vies seront mises en jeu. La priorité de la santé publique mondiale ne devrait pas être en conflit avec les bilans - elle devrait les reléguer au second plan. Chez nous, il est également question d’un secteur dont les taux de croissance montent en flèche. Le secteur pharmaceutique est passé d’un maigre 0,3 milliard de dollars US en 1980 à 21 milliards de dollars US en 2010, et cette croissance est principalement due à l’exportation sans cesse croissante de médicaments génériques. Les exportations pharmaceutiques en provenance d’Inde ont augmenté de 15% pour atteindre 10,3 milliards de dollars pour 2010-2011. Du point de vue de leur composition, les médicaments génériques représentaient 58% des exportations.

L’accord UE-Inde doit se construire sur deux questions fondamentales. Premièrement, un changement dans « l’exclusivité des données », dont le résultat sera un retard de l’enregistrement des médicaments génériques. Le marché des médicaments génériques était sous contrôle, l’Inde étant un membre de l’OMC. L’article 84 de la loi indienne sur les brevets contient une « loi sur l’octroi de licences obligatoires » qui peut être appliquée sous certaines conditions, par exemple lorsqu’un médicament breveté n’est pas disponible en quantité suffisante ou lorsque le prix est hors de portée des gens ordinaires. Mais si la loi sur l’exclusivité des données protège de telles données, alors l’octroi de licences obligatoires ne sera d’aucune utilité pour les fabricants de génériques. La loi sur l’exclusivité des données agira comme une barrière à l’autorisation de mise sur le marché de versions génériques de médicaments brevetés. Cela mettra en échec toute la philosophie des licences obligatoires. La deuxième question est l’application plus stricte et l’expansion des Droits de Propriété Intellectuelle afin de permettre à l’innovateur de récolter les fruits de l’énergie et des ressources qu’il a consacrées à la R&D. Le régime de l’exclusivité des données va interdire à toute entreprise indienne d’utiliser les formules actives pour fabriquer des médicaments brevetés pour une période de cinq à neuf ans. Cela va faire monter les prix de ce médicament sur le marché.

Les médicaments génériques à prix raisonnable que l’Inde a exporté vers de nombreux pays pauvres et en développement risquent de rencontrer des difficultés de production et de commercialisation suite à l’Accord Commercial Anti-Contrefaçon (ACTA), aux normes provisoires de l’Organisation Mondiale des Douanes aux fins du respect uniforme des droits (SECURE), et au groupe spécial international anti-contrefaçon de produits médicaux (IMPACT) de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), qui font partie intégrante de l’accord de libre-échange bilatéral. Tous ces traités internationaux ont attiré des critiques constantes de la part des pays en développement pour avoir été élaborés dans le secret et sans leur participation. L’Inde avait, il y a longtemps, qualifié de douteuse la définition des médicaments contrefaits telle que définie par l’ACTA. Mais cela n’a eu aucun effet au sein du pays. Les fonctionnaires interrogés ont été peu loquaces. Même le Ministre de l’Industrie et du Commerce, Anand Sharma, lorsqu’il a été interrogé par le député Maneka Gandhi, a répondu : « Il n’a pas été dégagé de position définitive et par conséquent aucun accord n’a été atteint dans aucun secteur, y compris les Droits de Propriété Intellectuelle. »

En 2010, la Déclaration de Berkeley appelait également les pays en développement à aborder les questions de Droits de Propriété Intellectuelle et de lutte anti-contrefaçon avec prudence.

Dans le passé, des cargaisons de médicaments génériques indiens ont été saisies par les autorités européennes sur des accusations de contrefaçon et de violation de brevets. Grâce à la résistance opposée par Médecins Sans Frontières, la question a été propulsée à l’attention du monde entier. L’Inde a également déposé une plainte contre l’UE auprès de l’organe de règlement des différends de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) au sujet de ces saisies répétées, au motif de violation de brevets, de médicaments génériques transitant par les Pays-Bas. Ces saisies sont illégales en vertu de l’ADPIC (NdT : Aspects des Droits de la Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce).

Les questions de DPI ont toujours été une pomme de discorde entre pays en développement et pays développés, mais la plus grande ironie est que l’ADPIC autorise que les médicaments brevetés classés comme « essentiels » ou cruciaux pour la santé soient fabriqués dans les pays en développement.

Si l’Inde accepte les changements de DPI, cela signifiera des règles de commerce et de production plus strictes, retardant par conséquent l’enregistrement et la commercialisation des médicaments génériques, et prolongeant la durée d’un brevet, réduisant la concurrence et faisant flamber les prix des médicaments.

Il y a des groupes en Inde qui soutiennent les changements. Le Comité Satwant Reddy, un comité interministériel présidé par le secrétaire du ministère des substances chimiques et des engrais, a proposé que les sociétés pharmaceutiques multinationales soient autorisées à utiliser de façon exclusive leurs coûteuses données pour n’importe quelle durée entre trois et cinq ans. Mais doit-on se mettre à genoux devant les préoccupations mondiales et les bénéfices des entreprises, et laisser tomber les Droits de l’Homme ?

L’accord arrive à un moment où les subventions mondiales pour la lutte contre l’épidémie du sida se tarissent et le monde se tourne davantage vers les médicaments génériques comme remède. L’exemption de l’Inde des réglementations de propriété intellectuelle lui a permis de baisser les prix des médicaments de 10.000 $ par patient à 80 $.

Les questions de DPI deviennent d’autant plus désordonnées que l’on s’y plonge profondément. Et le gouvernement doit encore élaborer ses stratégies à moyen et long terme sur ce sujet, sans même parler de communiquer des plans et des contenus concrets. L’histoire des ALE (Accords de Libre-Echange) est très floue. Le contenu de l’ALE de l’ASEAN n’a même pas été pleinement partagé avec les principaux ministres, encore moins avec les citoyens, quand il a été signé. La transparence est la marque d’une bonne gouvernance, et la responsabilisation doit être érigée en un principe de base de la démocratie, du commerce et des négociations internationales.