Pourquoi nous devrions abandonner le concept de « réfugié climatique »

, par The conversation , BALDWIN Andrew, MULA Vanessa (trad.)

Supposer que les changements climatiques de plus en plus intenses entraîneront une migration et des déplacements de population plus importants est tout à fait raisonnable. Des images de Bangladais cherchant refuge pour échapper au dernier cyclone ou de Californiens fuyant les feux de forêt des banlieues confirment cette impression : le changement climatique est en train de provoquer la prochaine grande migration. Le grand paradoxe de cette migration climatique est qu’il n’existe pas de "migrant climatique », ou de « réfugié climatique »

Calgary, Alberta, le 8 décembre 2007
Crédits : Visible Hand via Flickr

Ce sont des catégories construites par la société. Elles peuvent sembler refléter le monde tel qu’il est. Mais au-delà des apparences, c’est en fait un monde de pouvoir et d’intérêts personnels. Pour qui se sent concerné par le problème du changement climatique aujourd’hui, identifier ce pouvoir est une urgence absolue.

Le cœur du problème est le changement climatique lui-même. Ses conséquences, telles que les conditions climatiques extrêmes ou les feux de forêt, ne peuvent expliquer à elles-seules des phénomènes socio-politiques comme la migration sans masquer le contexte historique dans lequel sont enracinées les victimes.

Prenons, par exemple, la côte bangladaise. Pendant des décennies, la culture de la crevette, et plus récemment du crabe à carapace molle a radicalement transformé la région. Encouragées par des institutions comme la Banque mondiale, ce sont des formes de développement économique qui ont rapporté au pays des devises étrangères qui tombaient à point nommé. Mais elles ont aussi dévasté le milieu côtier, dépossédé des petits propriétaires de leur terre, et précipité des générations d’habitants de zones rurales dans des emplois salariés précaires.

Les habitants de pays plus riches peuvent exiger de leur gouvernement qu’il fasse plus d’efforts pour assurer une « justice climatique » dans des régions telles que le Bangladesh. Mais attribuer l’exode rural bangladais au changement climatique revient à minimiser ce facteur historique important.

C’est pourquoi les catégories comme « migrant climatique » et « réfugié climatique », utilisées pour détourner notre attention des facteurs historiques, doivent éveiller une grande méfiance. Quand, par exemple, la Banque mondiale affirme que selon les prévisions, 143 millions de personnes deviendront « des migrants climatiques internes » d’ici 2050, cela laisse peu de place à des explications historiques plus nuancées.

La Banque mondiale veut nous amener à croire que le changement climatique est la menace la plus immédiate pour les personnes les plus pauvres, et que cela chassera des millions de personnes hors de leur foyer. Cependant, en encourageant cette croyance, la Banque mondiale dissimule comment ses politiques ont fait basculer dans la précarité les mêmes personnes qu’elle prétend aider.

Les causes étrangères au changement climatique

Le cas de la banlieue californienne en est un exemple différent. Il est indéniable que le changement climatiqueest un facteur expliquant le nombre croissant de feux de forêt qui dévastent régulièrement les banlieues de cet état. C’est aussi à cause du changement climatique que beaucoup de propriétaires californiens vendent pour déménager dans des régions moins chaudes.

Mais si l’on s’arrête à cela pour expliquer les feux de forêt ainsi que la migration qui en résulte - en mettant cette étiquette de « migration climatique » - nous taisons l’autre moitié de l’histoire. L’évolution de l’accès à la propriété dans cet état est pourtant tout aussi importante.

La triste réalité est que, toute normalisée qu’elle apparaisse aujourd’hui, la zone suburbaine telle qu’elle est est l’aboutissement d’une histoire faite de colonisations, de fuites des blancs hors des centres-villes, d’un droit de l’urbanisme laxiste ainsi que d’une forte culture automobile.

C’est aussi le résultat d’un modèle économique dans lequel le seul moyen pour les propriétaires, aujourd’hui, d’assumer les frais relatifs au troisième âge, à l’éducation et la santé est de vendre la maison familiale. Il n’est pas surprenant qu’un certain nombre de personnes vendent leur seule possession pour s’éloigner du danger.

Dire que la migration est due au changement climatique, c’est éluder le fait que ce sont plutôt les familles blanches des zones suburbaines qui ont, à travers les générations, atteint une capacité financière suffisante pour pouvoir déménager loin des zones à risques tels que les inondations et les incendies.

Cela se confirme encore plus clairement si l’on prend l’ouragan Katrina de 2005, car ces mêmes choix ne s’offraient alors pas aux personnes noires fuyant la Nouvelle Orléans. Comme le montre cet exemple, lorsque des phénomènes sociaux comme la migration sont expliqués au travers du prisme du changement climatique, nous sommes amenés à passer sous silence l’histoire du racisme en Amérique.

L’ « autre » du changement climatique

Dans son œuvre classique L’orientalisme, le regretté théoricien littéraire Edward Said développe le concept de « l’autre ». L’analyse de Said de l’art et de la littérature européenne est d’une importance cruciale parce-qu’elle explique comment est né l’état d’esprit du XIXe siècle.

La théorie centrale de Said est que l’Europe dépossède cet autre du droit à sa propre histoire. Il cherchait à montrer comment, dans l’esprit de générations d’écrivains, d’artistes, d’hommes d’État et de conquérants, les autres ne font pas partie de l’histoire.

L’orientalisme n’était pas, pour Said, une forme de connaissance se contentant simplement de documenter la vie concrète en Orient. C’était l’extension d’un pouvoir impérialiste européen où les non européens étaient considérés comme faisant partie de la nature, et pas comme des hommes de l’ouest de l’Europe. Cette conception autorisait l’Europe à voir comme un devoir moral d’intervenir dans la vie de l’autre, à moderniser cet autre en le poussant dans le carcan de l’histoire.

On pourrait en dire autant aujourd’hui sur la représentation du migrant ou du réfugié climatique – que je nomme « l’autre du changement climatique ». Les circonstances auxquelles nous faisons face aujourd’hui avec le changement climatique sont, bien sûr, bien différentes de celles régnant au XIXe siècle.

Malgré tout, des constructions comme le migrant ou le réfugié climatique sont semblables au pouvoir qui constituait le cœur de la critique de Said. Ces catégories sont utilisées pour définir un grand nombre de personnes, parmi lesquelles les millions faisant partie des plus pauvres du monde, en des termes de climat plutôt que d’histoire. Ils font passer l’histoire de ces régions au second plan par rapport au changement climatique, et ce faisant, dépossèdent ces personnes du droit de se définir par eux-mêmes.

Ce pouvoir que je décris n’a pas une forme universelle, et ne sert pas des intérêts spécifiques. Le Bangladesh et la Californie ne sont pas du tout comparables. Pourtant, dans les deux cas, présenter le changement climatique comme la cause de phénomènes socio-politiques tels que la migration revient à banaliser l’inégalité sociale.

Quand nous rencontrons des catégories comme migrant ou réfugié climatique dans le vocabulaire d’aujourd’hui, nous ne devrions pas les voir comme d’innocents descripteurs de la réalité. Ils devraient nous alerter de la présence d’un pouvoir insidieux qui vient d’Europe. Au lieu de comprendre ces termes pour ce qu’ils semblent désigner au premier abord, nous pouvons peut-être nous demander : quels intérêts sert le concept de migrant ou de réfugié climatique ?

Voir l’article original sur le site de The Conversation